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Illustration par Martin Terrien pour KIP.

Tsar Wars ou la politique à l’heure de la science-fiction

La Science-Fiction (S-F) fait office de genre à part. Entre émerveillement devant des mondes grandioses, et perplexité devant des intrigues parfois complexes, elle occupe une place singulière dans la littérature et le cinéma. 

Singulière aussi car on la confond souvent avec la fantasy ou l’uchronie. Une œuvre est de S-F ou non, puisqu’on la confond souvent avec la fantasy ou l’uchronie. Pour lever tout doute, voici une définition du genre : une œuvre de S-F est une œuvre de fiction qui essaye de comprendre comment la technologie (et non pas la magie, comme en fantasy) va transformer notre monde, en général dans le futur (et non en changeant l’histoire comme l’uchronie). Elle repose alors sur un équilibre entre description de la science et création d’un monde et d’un récit captivant. Cet équilibre, qui la rend parfois barbante lorsque la description des technologies prend trop de place, lui permet cependant d’être immensément populaire lorsque les univers qu’elle nous propose rencontrent nos rêves et nos angoisses par rapport à notre avenir.

C’est ainsi que Voyage au Centre de la Terre — témoignage de la foi du XIXe siècle en un monde où la technique rendrait tout possible — ou Le Meilleur des Mondes — témoignage de l’angoisse qui nous anime d’un monde futur déshumanisé — sont devenus des références, des classiques de la culture populaire. Et parmi ces classiques, un nom ressort en particulier : Star Wars. Impossible en effet de passer à côté de la Force, des sabres lasers ou des jedis; d’un blockbuster qui fait office de modèle dans l’industrie du divertissement. 

Pourtant l’épopée de Luke, de Léïa et d’Anakin n’a pas été pensée entièrement comme un divertissement. George Lucas, en effet, voulait aussi réaliser une oeuvre politique1Dans une interview au Chicago Tribune, Lucas déclara ainsi : Star Wars “was really about the Vietnam War, and that was the period where Nixon was trying to run for a [second] term, which got me to thinking historically about how do democracies get turned into dictatorships? Because the democracies aren’t overthrown; they’re given away.” Quant aux influences politiques de Lucas, elles sont très bien abordées par ces deux articles (en anglais) https://www.retrozap.com/star-wars-politics/ et https://lareviewofbooks.org/article/politics-behind-original-star-wars/ : montrer la chute d’une République et son remplacement par un régime autoritaire. La prélogie — y compris l’affreux Jar Jar — a été construite dans ce but : l’épopée de nos personnages emblématiques ne sert que de scène à cette trame politique qui organise l’ensemble des films. Si le divertissement prit ensuite la place la plus importante, l’univers et l’inspiration de Lucas trônent avant tout au sein des assemblées et des empires de son Univers.

Mais pourquoi donc raconter une histoire politique à travers la S-F ? C’est que le genre possède des caractéristiques uniques qui en font un merveilleux laboratoire pour l’exploration d’idées nouvelles.

Star Wars n’est en effet pas la seule œuvre à dépeindre les intrigues politiques et les guerres des étoiles. A un moment ou un autre, tout ouvrage de Science-Fiction fait allusion au jeu des trônes et aux débats des assemblées. Cela n’est pas un hasard car la politique est un élément nécessaire pour la compréhension d’une œuvre de Science-Fiction. Pour comprendre pourquoi, quelles influences cela a sur la structure de ces oeuvres et ce qu’elles peuvent nous apprendre sur la réflexion pour la politique, analysons la saga qui fait office de modèle de genre : Fondation d’Isaac Asimov2Que je ne peux que vous conseiller de lire si vous voulez débuter en SF !.

Les premières pages de l’ouvrage nous plongent immédiatement dans un contexte politique précis : celui d’un empire galactique triomphant, administrant plus d’un milliard de milliards d’êtres humains et caractérisé par une bureaucratie impressionnante dont les activités recouvrent une planète tout entière. La traditionnelle description des personnages s’efface devant ces enjeux ; le seul personnage véritablement décrit disparaît rapidement et ne sert qu’à introduire la science qui établira le cadre tout entier de l’œuvre : la psychohistoire3A noter que depuis Asimov la psychohistoire est devenue une véritable science.

Celle-ci essaie de définir un modèle statistique prévoyant l’Histoire, grâce à la réunion de données sociologiques et psychologiques4Rassembler des disciplines aussi diverses peut paraître surprenant mais les années 1940 foisonnaient de projets de réunions des mathématiques, de la physique et des sciences humaines, notamment la cybernétique de Norbert Wiener ambitionnant d’établir une science de l’esprit humain et dont les recherches ouvrirent la voie aux progrès des neurosciences actuelles. : un modèle qui ne donne pas des conclusions absolues mais des probabilités sur le futur de la Galaxie. En effet, la prospérité de façade évoquée masque de nombreuses fragilités et l’avenir s’annonce sombre pour la Galaxie : l’Empire s’effondrera d’ici peu et il s’en suivra une période de chaos de 30 000 ans. A moins que les psychohistoriens ne parviennent à établir deux petites Fondations indépendantes – fondée l’une sur les sciences cognitives, l’autre sur les sciences dures qui leur donneront peut-être une chance de réduire cette période de chaos à 1000 ans.

L’histoire de Fondation sera donc celle de la refondation d’un Empire et des différentes étapes qui jalonneront la transformation de deux petites communautés de scientifiques en une puissance à même d’imposer sa domination au reste de la Galaxie. Religion, commerce, armée, les personnages de cette intrigue devront utiliser toutes les ressources du pouvoir pour atteindre leur but et les Fondations seront confrontées à des crises nombreuses, qui nécessiteront de repenser leur stratégie et pour ce faire d’adapter les structures de leurs États. Les discussions de palais, les réflexions stratégiques prennent alors une place majeure, sous la forme de dialogues ciselés où deux étapes peuvent être toujours notées : une description fine de la situation présente et surtout une projection constante vers l’avenir. 

L’ouvrage fait aussi de nombreuses ellipses – souvent de plus de 50 ans – chaque chapitre décrit une des crises institutionnelles que nous venons de dépeindre et dans ce contexte les personnages ne sont jamais les mêmes d’un chapitre à l’autre : ce qui compte est la progression des Fondations vers le but commun et la croissance de leur influence sur le reste de la Galaxie.

Les personnages s’effacent donc devant l’histoire qui s’écrit non à leur échelle mais à celle des enjeux politiques. Telle est l’application de la première des lois des psychohistoriens : pour orienter les évènements dans le sens qui nous convient, il est bien plus simple d’agir au niveau des masses qui possèdent une forme d’inertie (tout le monde ne va pas changer d’opinion du jour au lendemain) et sont donc plus prévisibles que des individus isolés, par nature singuliers et pouvant changer radicalement. Telle est aussi la première loi de nos cabinets de communication modernes : pour orienter les électeurs dans le sens qui nous convient, ce sont les canaux de masse utilisant les nouvelles technologies qui permettent d’influencer durablement l’opinion plus qu’une attention portée à chaque citoyen pris isolément. 

Outre ce point commun majeur, plusieurs passages de Fondation sont particulièrement riches d’enseignement dans l’utilisation du pouvoir politique, à commencer par le chapitre des Princes Marchands. A ce stade de l’Histoire, la prospérité des Fondations repose essentiellement sur des ressources religieuses ; seule puissance encore détentrice des technologies de pointe dans une région de la Galaxie en pleine déchéance technique, elles font croire à leurs voisins que leurs réalisations technologiques sont en fait des miracles qu’elles seules peuvent accomplir en raison d’une forme de “sainteté” des Fondations. Cette stratégie lui a permis d’influencer les populations de nombreux mondes puis de les conquérir mais se trouve à bout de souffle, les autres puissances ayant compris la machination. En d’autres termes, le monde a changé et il va falloir trouver une autre voie pour parvenir au même but. Les Fondations se trouvent alors confrontées à un des principes fondateurs de la Realpolitik, à savoir l’utilisation optimale des ressources du pouvoir pour parvenir aux objectifs d’unification des Fondations et devront consentir à une refonte en profondeur de leurs structures de gouvernement pour poursuivre leur expansion.

Ces liens qu’entretient Fondation avec le domaine politique révèlent l’essentiel des raisons permettant le lien entre deux thèmes a priori si différents. La première caractéristique est la plus importante et celle qui justifie à mon sens le rôle privilégié de la Science-Fiction : elle concerne la liberté d’action de l’auteur. Un auteur de S-F — contrairement à tout autre auteur — est un démiurge, c’est-à-dire qu’il crée entièrement son univers, décide des lieux, des lois et donc du temps. Décider des lois permet d’explorer des possibilités et des combinaisons politiques impossibles autrement. Il en va ainsi de l’excellent Terra Ignota5Ouvrage extrêmement brillant que je conseille là aussi si vous êtes un lecteur confirmé de S-F d’Ada Palmer qui redéfinit entièrement les conceptions de la famille, où la famille traditionnelle est remplacée par des communautés librement choisies d’amis élevant ensemble leurs enfants, de la religion — celle-ci étant plus ou moins abolie — et surtout de la politique, les États-Nations étant remplacés par des allégeances à des communautés fondées sur des valeurs communes (l’Ordre ou la Bienveillance par exemple) et constate la façon dont peut fonctionner un modèle. En position de démiurge donc, l’auteur de Science-Fiction peut faire table rase des conventions et des législations telles que nous les connaissons et nous donner à voir ce que pourrait être le monde s’il suivait telle ou telle voie proposée dans le débat public. Quoi de mieux ainsi pour envisager un monde où la famille nucléaire disparaît – et notre réaction à cette idée –  qu’un récit où celle-ci n’a effectivement plus cours ? Les mondes de Sciences-Fiction permettent ainsi de donner des applications concrètes aux questions sociales et politiques les plus complexes et importantes d’une époque, donnent des éléments tangibles pour imaginer ce que demain sera fait si on choisit telle ou telle option.  

De surcroît, son histoire commencée, l’auteur de Science-Fiction peut jouer avec le temps absolument comme il le souhaite. Ainsi nombre d’ouvrages durent sur plusieurs milliers d’années, ce qui permet d’apprécier des processus de long terme – comme la création d’un empire mais aussi la destruction d’un écosystème ou les mutations culturelles d’un peuple. En témoigne parfaitement l’exemple du peuple Fremen et de la planète Arrakis dans Dune de Frank Herbert qui en faisant des ellipses de plusieurs millénaires peut montrer comment une planète peut être transformée en profondeur par l’action de l’Homme et comment les traditions d’un peuple peuvent être bouleversées par l’acquisition du pouvoir ou un changement de conditions matérielles. Le personnage de Liet Kynes, écologiste et leader du peuple Fremen ainsi que sa fille – concubine du personnage principal – se font les voix tout au long du récit d’un respect des écosystèmes et de la conservation d’un mode de vie compatible avec leur préservation (ce qui est remarquable dans les années 1960), voie qui ne sera cependant pas suivie avec de lourdes conséquences. 

Outre cette liberté d’action, l’exemple de Fondation révèle également le contrat particulier que passe l’auteur de Science-Fiction avec son lecteur, qui lui aussi participe de ce lien avec le monde politique. Comme nous l’avons dit, les personnages dans Fondation n’occupent pas seuls le cœur de l’action. Les personnages changent à chaque chapitre, de cette façon on ne suit pas leur histoire mais la façon dont ils font l’Histoire. Cette caractéristique est à mon sens aussi un élément fondamental de la S-F, qui la distingue de tout autre genre. 

En effet, dans les œuvres classiques, le lien entre l’histoire et le lecteur se fait d’abord via les personnages. Grâce à une intrigue rythmée, grâce à un style affirmé, le romancier parvient à nous faire nous immerger dans son histoire, à nous transmettre des émotions que nous ressentons d’abord via les personnages. Ce sont d’abord ces hommes et ces femmes qui font du roman un miroir, où ce sont leurs rêves, leurs amours et leurs déceptions qui sont reflétées et rencontrent les nôtres. Mais si les personnages peuvent directement jouer ce rôle de passeur entre fiction et réalité, c’est que ces fictions se déroulent dans notre monde dont nous connaissons les réalités physiques et politiques.

Or, la S-F se déroule dans un monde inconnu, transformé par la science et avant même de nous expliquer qui sont les personnages et quelle est l’histoire, l’auteur de S-F doit déjà nous dire quand et où on est. Il doit surtout le faire de façon suffisamment crédible et détaillée pour nous faire croire à son récit. Cette explication passe dès lors nécessairement par le contexte politique où se déroulera son histoire, afin que nous puissions comprendre dans quel cadre social ses personnages vont évoluer avant de pouvoir nous les présenter. 

Ainsi, comme Asimov et ses dialogues, tout bon auteur de Science-Fiction mène une double démarche d’analyse et de projection qui est en même temps celle du politique. Il doit d’abord avoir une compréhension fine du monde qui l’entoure, qui s’opère de deux façons. L’auteur de S-F essaye tout d’abord de comprendre les lignes de force de notre monde afin de construire un avenir possible, afin surtout que les thèmes qu’il expose trouvent une résonance parmi nous6En témoigne cette citation de Ray Bradbury, auteur de Fahrenheit 451 : “La science-fiction est une description de la réalité”., parmi ses lecteurs. Il lui faut donc réfléchir sur notre monde et en devenir un fin observateur7https://www.lexpress.fr/culture/livre/1964-2014-les-incroyables-predictions-d-isaac-asimov_1277191.html pour comprendre comment la technologie pourra le transformer et comment son histoire pourra faire écho au débat public, comme nous l’avons montré. 

Surtout, là aussi comme le politique il doit anticiper l’avenir8A ce titre, la saga d’Honor Harrington — écrite par David Weber — fait également office d’exemple. Dans une galaxie où l’essentiel des nations font écho à un des États connus dans notre monde (Angleterre Victorienne, Union Européenne, Japon Meiji…) , cette saga initiée dans les années 1980 fait également le portrait d’une structure qui fait penser furieusement à l’Union Soviétique (mâtinée de certains éléments de la France Révolutionnaire) et qui souffrira des mêmes maux qu’elles : le concept de surexpansion impériale de Paul Kennedy qui désigne l’expansion d’un pays au-delà des frontières qu’il peut administrer s’accommode parfaitement de la République de Havre qui ne cesse d’aller conquérir des territoires pour soutenir son économie défaillante mais ne parvient à enrayer ce déclin, tant les coûts des conquêtes sont élevés et le destin de celle-ci n’est pas sans rappeler celui que connut le régime soviétique., penser à long terme, penser aux effets que les technologies introduites et les nouvelles possibilités qu’elles offrent à l’Homme transformeront son rapport au monde. Les changements technologiques dépeints en S-F sont en effet de nature à modifier l’existence de tous et pour en apprécier les conséquences il faut donc décrire non un personnage en particulier mais bien un mode de vie qui a changé grâce à ces révolutions techniques, expliquer comment l’Homme et la Société ont été affectés par ces changements.

Ainsi, pour comprendre notre monde il faut aussi savoir prendre de la distance par rapport à celui-ci, et comme le disait Dante savoir “regarder les étoiles”.

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Amayes Kara

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Trésorier de KIP (2020-2021) et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Treasurer of KIP (2020-2021) and regular contributor.

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