KIP

Une saison en enfer

Depuis bientôt deux mois, les dirigeants du monde occidental gesticulent pour tenter d’effrayer Vladimir Poutine, tentant de faire plier la Russie en brandissant des menaces financières terribles pour l’économie russe. Il est grand temps de réaliser que non seulement ces « sanctions exceptionnelles » sont inefficaces, mais que nous cautionnons en ce moment même des crimes de guerre dont la gravité est en passe de devenir équivalente à celle de la Seconde Guerre Mondiale.

A l’Ouest, rien de nouveau

Pourtant, les populations du nouveau bloc de l’Ouest se désintéressent de plus en plus du conflit, qui commence à s’éterniser et à polluer nos journaux télévisés. Il faut bien parler de cette vague de froid en plein mois d’avril tout de même ! Outre notre nombrilisme collectif, il serait sûrement bon pour nos consciences de tourner de nouveau notre regard vers l’Est, où la situation empire.

Voyage au bout de l’horreur

410 hommes, femmes et enfants ont été sauvagement brûlés, torturés, assassinés dans les villes de Boutcha et Irpin. Avant cela, les villes de Marioupol, de Kharkiv et de Chernihiv, ainsi que la région d’Odessa ont vu leurs hôpitaux, écoles et abris bombardés. Le bombardement de la gare de Kramatorsk abritant les familles tentant de fuire le Donbass a fait 50 morts, dont au moins 5 enfants. On commence à recueillir les premiers témoignages des femmes et adolescentes qui ont été violées de la façon la plus abjecte, parfois même en présence d’enfants, après avoir vu les hommes du foyer se faire assassiner. Loin de s’en tenir à ces atrocités, les soldats russes leur ont infligé des sévices physiques irréparables : dents cassées, organes internes lésés…

Face à ces horreurs, l’Occident répond par des interrogations. Nous sommes une terre de philosophie, de questionnements métaphysiques, que diable ! Aussi, doit-on parler de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide ? Peut-on traduire Vladimir Poutine devant la Cour Pénale Internationale alors que la Russie n’est plus signataire du Statut de Rome depuis 2016 ? Toutes ces questions auront certainement un intérêt à être débattues un jour, mais les tribulations lexico-judiciaires ne sont pas de la plus haute priorité dans un conflit qui compte parmi ses victimes des enfants innocents. Nous ne sommes pas face à une guerre commerciale de taxes douanières, mais bien à un homme qui a décidé pratiquement à lui tout seul de mettre un pays à genoux : et, en chemin, de massacrer sans aucune raison des centaines de civils innocents.

Cet homme n’en est évidemment pas à son coup d’essai. Il semble nécessaire de rappeler ici les crimes de guerre dont se sont déjà rendus coupables Vladimir Poutine et ses soldats par le passé.

Les petits meurtres de Vladimir Poutine

1999-2000, guerre de Tchétchénie. La Russie intervient dans cette région au nom de la lutte antiterroriste islamique. Elle bombarde les villes de la région, entre dans la capitale, se livre à des prises d’otages, exécutions sommaires, viols, pillages et actes de torture. Les responsables russes ont bénéficié de la plus totale impunité pour ces crimes.

2008, invasion de la Géorgie. Après des centaines de morts de chaque côté et de forts soupçons dans un rapport de l’UE de « nettoyage ethnique » envers les Géorgiens, la procureure de la CPI lance trois mandats d’arrêt pour crimes de guerre contre des dirigeants russes en Ossétie du Sud. En janvier 2021, la Cour Européenne des Droits de l’Homme reconnaît la Russie coupable d’avoir commis une série de violations des Droits de l’Homme en Géorgie, parmi elles des assassinats et des pillages. La Russie continuera de démentir toute responsabilité.

2015, intervention en Syrie. Vladimir Poutine arrive ici en soutien à Bachar el Assad. A eux deux, ils commanditent des frappes aériennes sur des zones civiles et des bombardements d’hôpitaux. L’intervention russe aura fait des milliers de morts jusqu’en 2019, dont des centaines d’enfants. Toutefois, la Russie use de son droit de veto au Conseil de Sécurité pour restreindre l’enquête de l’ONU sur ces crimes de guerre. En octobre 2019, Vladimir Poutine retire la Russie du protocole 1 de la convention de Genève de 1949 qui permet d’enquêter sur ces mêmes crimes. En 2020, les tueries perpétrées par l’armée russe continuent en Syrie, faisant de nouvelles dizaines de morts parmi la population civile. Là encore, aucune sanction n’a été prise contre la Russie.

Attendre et laisser mourir

Il semblerait malheureusement que le conflit ukrainien prenne la même voie. Le souvenir de l’annexion arbitraire de la Crimée est encore vif, tout comme l’absence de réaction de la part de nos dirigeants. Aujourd’hui, les communiqués officiels et autres tweets sont bien plus nombreux, les sanctions économiques plus lourdes. Néanmoins, l’Allemagne continue de clamer que le gaz russe lui est indispensable, et Emmanuel Macron persiste dans sa volonté de vouloir dialoguer avec un autocrate qui le mène en bateau. A quoi bon prononcer des sanctions économiques si elles s’accompagnent d’achats ininterrompus de gaz russe ? Ce sont les pays d’Europe de l’Est, les plus exposés à l’ambition expansionniste russe, qui ont pris la mesure de la menace. 

Il est temps de montrer que la France est bien le pays des Droits de l’Homme en incitant nos alliés à intervenir militairement. De toute évidence, la France n’a pas les moyens d’intervenir seule et ne pourra que participer à une opération d’envergure multinationale. A elle de convaincre de la nécessité d’intervenir les membres potentiels de la coalition. Nous ne sommes pas ici dans un nouveau 2003, avec des preuves de crimes manipulées par les Etats-Unis. Les faits sont ici indéniables. Dès lors, de combien de massacres aurons-nous besoin avant de décider que, cette fois, la ligne rouge a été franchie ? Il en va de notre devoir de soutenir un peuple innocent, victime des lubies d’un homme dont on ne compte plus les crimes. Pourquoi attendre qu’un pays de l’OTAN ou de l’UE soit personnellement touché ? Les Ukrainiens ne méritent-ils pas autant d’être défendus que les Roumains ou les Polonais ?

Certains opposeront à cette proposition l’argument de l’illégalité d’intervenir dans un conflit extérieur. Encore une fois, les Occidentaux et leur obsession pour le cadre légal devraient pouvoir s’adapter aux contextes des situations. L’invasion de l’Ukraine, les crimes qui y sont commis, semblent bien moins « légaux » que l’apport par une coalition armée multilatérale d’un soutien défensif à un pays qui voit sa souveraineté mise à mal et sa population malmenée chez elle. La juridiction doit servir la justice, et non l’inverse. Une autre objection, parfaitement compréhensible, serait le dégoût qu’inspire la guerre dans nos pays. Malheureusement, le choix a été fait pour nous et la guerre en Ukraine est aujourd’hui une réalité. Dans une lettre à Lloyd George en 1938, Winston Churchill écrivait : « J’ai l’impression que nous allons devoir choisir pendant les prochaines semaines entre la guerre et le déshonneur, et j’ai assez peu de doute sur l’issue de ce choix. » Faisons preuve de courage et d’honneur, laissons de côté nos intérêts nationaux pour défendre nos valeurs communes. Personne n’entre dans une guerre de gaieté de cœur, d’autant plus si elle est fratricide comme tel est le cas en Ukraine. Pour en sortir, il faudra donc tout l’investissement possible de pays animés par des ambitions de paix, comme contrepoids des vélléités conflictuelles russes. Une dernière raison pourrait être la crainte d’une dégénération du conflit en guerre nucléaire. Là encore, le choix ne sera pas entre les mains des Occidentaux. Le scénario le plus probable est que Vladimir Poutine choisira seul de lancer un missile nucléaire s’il en a décidé ainsi, sans consulter ses homologues européens préalablement. Notre devoir à l’heure actuelle est donc de prévenir ce scénario, en intervenant dès maintenant pour faire renoncer le président russe avant que l’enlisement de l’intervention en Ukraine ne le conduise à emprunter cette voie. Certes, l’intervention militaire de l’OTAN pourrait potentiellement déclencher un conflit généralisé aux proportions similaires à celle de la Seconde Guerre Mondiale. Toutefois, cette même intervention pourrait également être la seule action capable de renverser le rapport de force. C’est une chose que de s’en prendre à l’Ukraine, s’en est une autre que de s’attaquer au bloc occidental tout entier.

A la recherche d’une ONU perdue

L’ONU et ses membres doivent être mis face à leurs responsabilités. Que le représentant de Moscou puisse encore démentir les massacres de Boutcha, en affirmant sans vergogne que les cadavres étaient « bien vivants » quand les Russes ont quitté la ville, est une absurdité. Que les ambassadeurs russes dans les pays Occidentaux puissent encore retweeter impunément une vidéo prouvant supposément la « mise en scène » ukrainienne de faux cadavres, est inconcevable. Dans sa prise de parole à la tribune, Volodymyr Zelensky a pointé du doigt l’une des principales incohérences de l’agence multilatérale : de quel droit un pays agresseur, parce que membre du Conseil de Sécurité, peut-il faire valoir son droit de veto pour empêcher une coalition forte de 192 pays d’agir pour la paix ? Comme l’a fait très justement remarquer le président ukrainien, « le droit de veto ne signifie pas le droit de faire mourir ». Même si la tâche paraît herculéenne au vu des dispositions actuelles de la Charte1La Fédération de Russie est l’un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, qui compte également 15 membres élus pour deux ans. Le Conseil de Sécurité est le seul organe de l’ONU habilité à ordonner un cessez-le-feu ou des sanctions économiques, diplomatiques et militaires; et à envoyer des observateurs sur le terrain. D’après l’article 6 de la Charte de San Francisco, «si un membre de l’Organisation enfreint de manière persistante les principes énoncés dans la présente Charte, il peut être exclu de l’Organisation par l’Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité». Parmi ces principes, figure le respect de l’intégrité territoriale de tout Etat. La Russie enfreint donc les règles de la Charte, mais ne peut pour autant pas être exclue du Conseil de Sécurité de l’ONU car d’après l’article 27, «les décisions du Conseil de sécurité sur toutes autres questions sont prises par un vote affirmatif de neuf de ses membres dans lequel sont comprises les voix de tous les membres permanents.» Dès lors, le droit de veto de la Russie lui permet de rejeter toute décision du Conseil de Sécurité, notamment sur sa suspension ou sur une intervention en Ukraine. De même, il est impossible de modifier la composition du Conseil de Sécurité, car cela nécessiterait un vote avec ratification de l’Assemblée et de tous les membres du Conseil. La Russie est donc intouchable en tant que membre permanent du Conseil de Sécurité, et paralyse toute l’organisation multilatérale. Le seul recours pris à ce jour contre elle fut sa suspension du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies, le 7 avril dernier., l’ONU doit se réformer pour être non seulement capable d’assurer la paix, mais encore de sanctionner l’un de ses membres quand celui-ci se rend coupable des crimes les plus abjects. Il n’y a pas de passe-droit ou de veto qui tienne lorsque les vies de dizaines de milliers d’innocents sont en jeu. 

Je n’apprécie pas plus que vous l’idée d’engager notre pays dans une guerre intra-Européenne. Toutefois, je déteste plus encore l’idée de rester inactif alors que des enfants innocents se font massacrés. Personne dans le monde ne devrait avoir à payer de sa vie la décision d’un fou de s’emparer d’un pays, pendant que le reste de la planète contemple sans agir. La vie d’un Ukrainien vaut tout autant que celle d’un Estonien, d’un Français ou d’un Américain. Il est donc temps de leur venir réellement en aide. 

Sources

https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/04/05/guerre-en-ukraine-ce-que-l-on-sait-du-massacre-de-boutcha_6120745_4355770.html

https://www.leparisien.fr/international/guerre-en-ukraine-ce-que-lon-sait-du-bombardement-de-lhopital-pour-enfants-de-marioupol-10-03-2022-OWEUAEMB45CIFK4FLJ2A7GSRP4.php

https://www.nouvelobs.com/guerre-en-ukraine/20220408.OBS56841/ce-que-l-on-sait-du-bombardement-russe-de-la-gare-de-kramatorsk-dans-l-est-de-l-ukraine.html

https://www.lefigaro.fr/international/les-soldats-russes-violaient-sauvagement-les-femmes-apres-avoir-tue-les-hommes-le-recit-de-notre-envoyee-speciale-a-kiev-20220404

https://www.amnesty.ch/fr/sur-amnesty/publications/magazine-amnesty/2006-3/d-obscures-methodes-de-guerre#

https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/fr/document/massacres-de-civils-en-tcha-tcha-nie

https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fwww.theguardian.com%2Fworld%2F2021%2Fjan%2F21%2Frussia-human-rights-violation-georgia-war-echr-ruling#federation=archive.wikiwix.com

https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/amnesty-international-accuse-la-syrie-et-la-russie-de-crimes-de-guerre_2125792.html

https://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/russia-killed-thousands-civilians-syria-civil-war-military-intervention-a8562901.html

https://www.bbc.com/news/world-middle-east-45284121

https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-la-russie-pourrait-elle-etre-exclue-du-conseil-de-securite-de-l-onu-20220304

Pour les curieux, voici les oeuvres littéraires qui se cachent derrière les titres : 

Une saison en enfer, Arthur Rimbaud

A l’Ouest, rien de nouveau, Erich Maria Remarque 

Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline

Les petits meurtres d’Agatha Christie, série télévisée inspirée de la romancière éponyme

Vivre et laisser mourir, Arthur Conan Doyle (saga James Bond)

A la recherche du temps perdu, Marcel Proust

Illustré par Luna Castro et Maxence Delespaul

Luna Castro

Luna Castro

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Responsable communication de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's head of communication and regular contributor.