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Qatar sport football
Illustration par Astrid Hirtzig pour KIP.

Le Qatar ou le sport comme vitrine

Nous sommes le 5 juin 2017. L’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, Bahreïn et  l’Egypte mettent conjointement en place un embargo puissant contre le Qatar. En pleine  nouvelle « Guerre Froide » au Moyen Orient, la modeste presqu’île désertique du cœur  du Golfe s’est retrouvée rejetée par son camp et laissée à son propre sort. Mais qu’ont donc bien pu faire ces irréductibles qataris pour s’attirer à ce point les foudres de leurs voisins ?

Cet ancien protectorat britannique, qui a gagné son indépendance il y a tout juste 50 ans, est vite devenu une « pétromonarchie » par excellence grâce à sa gigantesque manne pétrolière  mais surtout gazière (la 3ème au monde). Cependant, le royaume ne s’est pas fait que des amis dans son environnement proche. Sa chaîne Al Jazeera s’était notamment faite remarquer pour son traitement controversé des interventions  américaines en Afghanistan puis en Irak ou pour son soutien aux Frères Musulmans pendant les Printemps Arabes. Ce média a également pour but de permettre au Qatar d’exister dans la région et de se soustraire au contrôle languissant du grand frère saoudien : si Riyad se rêve en leader du monde arabe, ce n’est absolument pas du goût de la famille royale qatari Al Thani. Pour éviter de subir le même sort que le Koweït sous l’ère Saddam Hussein – à savoir une invasion militaire – le petit Etat n’avait guère d’autre choix que de se serrer les coudes et mettre en avant sur la scène internationale. Ainsi l’embargo saoudien n’empêche toujours pas à David de continuer à défier Goliath. Les Européens, les Turcs ou même les Indiens s’étant empressés de récupérer des parts de marché laissées vacantes, le royaume n’a connu depuis aucune baisse de régime économique, continue à se rapprocher de l’Iran et de tirer la langue à ces rivaux de la péninsule arabique. Mais tout cela n’a été possible que grâce à l’originale notoriété sportive que s’est construite ce pays plus petit que le Vanuatu et moins peuplé que la Lituanie. 

Pour exposer leur grandeur, les deux derniers émirs ont donc choisi les meilleures vitrines de ce monde : les grands évènements sportifs. Peu patients, ils ont rapidement pris pour cible la plus brillante d’entre elles : la Coupe du Monde de Football. Comment résister à la perspective de voir, un mois durant, les caméras du monde entier se tourner vers vos terres pour y célébrer le sport, laissant crises, guerres (voire pandémies) de côté ? Cette mission folle de ramener le plus beau tournoi de sport du monde sur le sol du Qatar a ainsi été donnée au puissant président de l’AFC (Asian Football Confederation) Mohamed Ben Hammam à la fin des années 2000, comme le démontre l’impressionnant livre d’investigation The Ugly Game de Heidi Blake et Jonathan Calvert. L’ouvrage, qui s’appuie sur l’étude minutieuse d’un immense dossier de documents en tout genre, présente la folle étendue de l’entreprise de lobbying et de corruption que ce proche de l’émir a mené sur plus d’un an auprès des membres du Comex de la FIFA, chargé d’attribuer les Coupes du Monde. Son mode opératoire va de « simples » virements réguliers aux présidents de fédérations africaines, aux promesses de responsabilités futures dans des  institutions footballistiques, en passant par un accord interétatique d’approvisionnements en gaz à un prix préférentiel comme ça a pu être le cas pour la Thaïlande. 

Le Royaume est donc prêt à tout pour compter sur la scène sportive mondiale… Et cela fonctionne : le 2 décembre 2010, à la stupeur générale, le Qatar obtient l’organisation de  la Coupe du Monde 2022. Ni les scandales politiques, ni les désastres écologiques en perspective ou encore un climat désertique ne semblent pouvoir empêcher cette 22ème édition d’avoir lieu sur le sol qatari, alors même qu’elle devra se tenir en hiver en plein cœur des championnats européens. Les hautes sphères qataries sont pourtant on ne peut plus concernées par le déroulement des championnats du Vieux Continent.  

En France, le Qatar est précisément associé à un club de foot en particulier. En 2011, QSI (Qatar Sport Investments) rachète 70%, puis 100% des parts du PSG1Amicalement surnommé QSG.. Ainsi l’Etat du Golfe associe son image à un club assez jeune, possédant une histoire pour l’instant modeste et bénéficiant du  prestige de la Ville Lumière. Le slogan du projet : « Dream Bigger » dit tout des ambitions gigantesques sur les plans sportif comme médiatique de la nouvelle direction qui va enchaîner à coup de centaines de millions d’euros, des recrutements flashy et record (Zlatan, Beckham, Neymar voire Mbappé). Si aucune Ligue des Champions ne trône encore fièrement au Camp des Loges2Centre d’entraînement du PSG, l’opération est loin d’être un échec. Le Qatar est (re)connu par tous les amateurs de sport du pays qui se sont sûrement abonnés à une antenne d’Al-Jazeera, Bein Sport, un diffuseur qui a fait énormément de concurrence à  Canal+ sur de nombreuses saisons. 

Cet exemple footballistique n’est qu’un angle d’approche d’une stratégie globale. Le Qatar ne s’interdit ni ne ménage aucun front quand il s’agit du sport. En 2015 par exemple, il accueille la Coupe du  Monde de Handball, où sa sélection composée en grande majorité de joueurs néo-qataris aux  noms aussi authentiques que Danijel Saric ou Bertrand Roiné va se hisser jusqu’en finale. Et qu’importe si aux compétitions qui suivirent, elle ne sera jamais mieux que huitième, les apparences semblent globalement sauvées et les organisateurs ont pu se concentrer sur la  préparation des Championnats du Monde d’Athlétisme de Doha 2019. 

Cette compétition, la première d’une telle envergure sur la péninsule, illustre cependant à elle-seule toutes les limites de ce soft power sportif qatari. Tout d’abord par la  nouvelle enquête pour corruption à l’attribution de l’organisation de l’événement qui est  remontée jusqu’à l’ex-président de la Fédération Internationale d’Athlétisme. Ces soupçons n’ont pas été lavés par une quinzaine de folie, bien au contraire, d’un point de vue sportif ces championnats ont été un désastre absolu. Chaleur insupportable, abandons en cascade (28 rien que pour le marathon féminin) et tribunes vides qui symbolisent cruellement l’écart d’intérêt pour le sport entre le peuple qatari et ses dirigeants. Les athlètes et les spectateurs internationaux ont donc été les premiers à pâtir de ces conditions déplorables et n’ont pas cherché à cacher leur désarroi.

Lire aussi : Athlétisme : des Mondiaux qui auront malheureusement tenu toutes leurs promesses.

Cette première expérience traumatisante pour le sport mondial a de quoi nous faire réfléchir en perspective de 2022. Si les enjeux économiques pour le Qatar, au-delà du simple domaine du sport, sont énormes, les questions morales ne sont pas en reste. Est-il vraiment tolérable de voir un tournoi majeur se dérouler dans des stades en plein désert, surclimatisés, construits dans  des conditions terribles et parfois mortelles par des travailleurs étrangers sous le régime du  kafala, que l’on peut raisonnablement qualifier d’esclavagisme moderne ? Non. Les joueurs,  fédérations et pays qualifiés accepteront-ils d’associer leur image avec celle de ce pays sans réelle culture footballistique s’essuyant gaiement les pieds sur une quelconque éthique sociale ou  environnementale ? Probablement. Il n’en reste pas moins que l’image du Qatar va se jouer là. Si cette ambitieuse entreprise d’investissement dans le sport international a fait parler du pays un peu partout dans le monde, elle a jusqu’ici suscité autant de dégoût que d’attrait. 

L’échéance de cette Coupe du Monde nous dira surement si l’hubris qatari sera puni par une  débâcle en mondovision ou si les milliards de la rente continueront de faire tourner la tête  des haut-représentants des fédérations internationales. 

Sources

Filip Meyer

Filip Meyer

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Member of KIP and regular contributor.