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Illustration de Julie Omri pour KIP

Popes en stock

Chassez le spirituel, il revient au galop ! Trente ans après la fin de l’athéisme d’Etat, la place grandissante de la religion orthodoxe dans le monde est-européen n’en finit pas de surprendre et de  fasciner les observateurs occidentaux. La figure du pope1Prêtre orthodoxe, reléguée au second plan depuis la fin de la  Seconde Guerre mondiale devient aussi bien un outil de pacification interne qu’une arme géopolitique en ces temps troublés pour la région.  

En Russie, l’ombre de la croix n’est jamais très loin du cœur de l’Etat. Depuis la chute du  communisme, l’avènement d’un régime capitaliste et ultra-inégalitaire n’a pu se faire sans l’aide  spirituelle et intellectuelle de l’orthodoxie, figure opprimée par excellence du régime soviétique. La  reconstruction des édifices religieux et le retour à une foi aussi démonstrative que répandue entendent bien marquer la rupture avec la politique précédente. A Moscou, le dirigeant russe cherche désormais à assumer des  fonctions ecclésiales avec autant d’empressement que le régime stalinien en avait fait montre pour les éradiquer. Pour ce faire, le Kremlin s’appuie, avec à-propos, sur le fait que l’Eglise orthodoxe est une organisation beaucoup moins centralisée que ne peut l’être l’Eglise catholique romaine. Une absence de structure parallèle au pouvoir temporel qui autorise implicitement les gouvernements en exercice à imposer une cotutelle au patriarcat.  

Cette concélébration est parfaitement illustrée dans les relations qu’entretiennent le  patriarche actuel Kirill et Vladimir Poutine. Tous deux symbolisent une alliance rénovée du sabre et du  goupillon version kitscho-moderne à grands coups d’encensoirs et de déclarations d’amitié  médiatisées. Poutine, qui sait peser chaque génuflexion, sait pertinemment à quel point il doit  ménager le patriarche de toutes les Russies, au point de ne pas hésiter à donner de sa personne lors  des célébrations d’anniversaire du grand-père des peuples. Son projet politique interne de contrôle du corps social ne peut se passer de la puissance idéologique de la religion orthodoxe. Dans un pays où quiconque s’élève est immédiatement abaissé, une institution totale vénérée et omniprésente n’est pas un allié de trop. En effet, à l’Église, où chaque déclaration est parole d’Évangile pour une fraction non négligeable du peuple russe, on a l’art de rendre providentiels les abus de droit perpétrés quasi quotidiennement par le Kremlin. L’un frappe et l’autre parle, l’un tance et l’autre pense ou, tout du moins, le fait croire. Kirill, qui a jadis animé une émission télévisée hebdomadaire, sait parfaitement s’approprier les nouvelles techniques de communication qui permettent aussi bien une évangélisation 2.0 que la diffusion d’idées politiques favorables au régime en place. Les pussy riots2Groupe de punk féministe russe habitué aux performances médiatiques en public destinées à promouvoir des droits bafoués ou à dénoncer des agissements. En 2012, plusieurs d’entre elles ont été arrêtées pour une exhibition considérée comme profanatoire dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. et les Femen, dont le patriarche est l’une des cibles favorites, en ont fait trop souvent l’amère expérience. À Moscou, la figure du patriarche est devenue sainte icône et celui qui ose lui porter atteinte doit s’attendre à subir les foudres divines d’un gouvernement trop heureux d’annihiler par la même occasion des opposants gênants.  

De son côté, Kirill a bien compris qu’il pouvait s’accommoder des ambitions du président russe à son profit et à celui de sa communauté. Dans sa lutte personnelle pour la domination du monde orthodoxe, sa chance est d’appartenir à l’une des puissances géopolitiques prédominantes. De là à faire de lui un Raspoutine des temps modernes ? Une comparaison sans doute exagérée quand on connaît la personnalité de Vladimir Poutine mais le patriarche s’est montré capable de parler à l’oreille du puissant. Ses bons rapports avec le  président russe lui ont donné et lui offriront encore la possibilité d’intervenir dans la médiation de certains conflits comme lors de la crise syrienne et d’étendre ainsi l’influence de la branche russe orthodoxe. Un pouvoir rénové acquis au prix de quelques entorses à la Vérité voire à ses propres convictions, comme lors de la récente réhabilitation de la figure stalinienne, jusque-là violemment critiquée par un patriarche dont l’arbre généalogique entier a fait l’expérience du goulag. 

De la rencontre de ces intérêts bien compris naît une des diplomaties les plus discrètes de la  géopolitique mondiale. La contestation de la puissance russe dans la région depuis quelques années, encouragée par les initiatives du voisin turc, oblige un Vladimir Poutine bousculé à explorer de nouveaux canaux d’influence. La remise en avant de la religion n’est pas sans rappeler le triptyque “orthodoxie, autocratie et principe national” martelé en son temps par le ministre Ouvarov3Ministre réactionnaire de l’Instruction publique de 1833 à 1849 avec la bénédiction de l’empereur Nicolas Ier4Empereur de Russie de 1825 à 1855 dans un XIXème siècle où l’empire russe est continûment aux prises avec son voisin ottoman. A Moscou, on cherche ainsi à étendre massivement l’influence  orthodoxe à l’étranger, en n’hésitant pas à s’engager dans des politiques de constructions massives. L’érection de l’Église orthodoxe parisienne, qui rappelle à tout passant l’implantation de la croix slave dans un pays occidental en temps normal peu favorable au président russe, en est un des exemples les plus frappants.  

“ Kirill interrogé sur la situation en Syrie, avril 2018 (Patriarchal Service Press)”

Mais l’instrumentalisation du vecteur religieux est loin d’être l’apanage de la sainte Russie. La  configuration particulière de l’Eglise orthodoxe fait que chaque patriarche est tenté de prêcher pour  sa propre paroisse5L’orthodoxie est une communion d’Églises autocéphales (quatorze ou seize selon les interprétations) à la tête desquelles se trouve un primat indépendant, constituant une organisation beaucoup plus décentralisée que l’Église de Rome. . A Constantinople, le primus inter pares Barnabé est loin d’avoir la mainmise sur ses ouailles. Il ne dispose que d’une prééminence honorifique, dont les ambitions des différentes  figures religieuses savent faire fi lorsqu’elles y voient leur intérêt. « Les popes, combien de divisions ? » pourrait s’exclamer un observateur avisé en jetant un œil à la carte des patriarcats de l’Eglise orientale. Chaque koukoulion6Chapeau traditionnel des patriarches orthodoxes entend régner seul sur sa portion d’âmes humaines dans la région comme les têtes couronnées l’avaient revendiqué un siècle auparavant lors de l’éclatement des empires sous les pressions nationalistes. Les liens indissociables entre des Etats-nations parfois secoués et les Églises orthodoxes nationales font que chaque dirigeant politique ayant un peu de sens des réalités sait s’accrocher à son clocher en cas de tempête. Le symbole le plus clair de cette attention portée par les pouvoirs publics aux question religieuses dans les pays orthodoxes fut sans doute la célébration de l’autocéphalie de l’Eglise ukrainienne vis-à-vis du grand frère russe à l’automne 2018. Cet évènement avait ainsi vu se masser l’ensemble du corps politique ukrainien en bande organisée, tel des enfants de chœur, avec à leur tête un président Porochenko pour qui l’espoir d’une stabilité retrouvée valait sans doute bien quelques messes. Impossible de ne pas faire le lien avec l’annexion récente de la Crimée et les quatre années de tensions qui ont suivi la révolution Maïdan en Ukraine et qui ont considérablement affaibli la position ukrainienne par rapport à son puissant voisin. En réaction, le patriarcat de Moscou s’est fendu d’un énième schisme avec Constantinople, ouvrant une période de tensions entre les deux Églises qui n’est pas prêt d’être absoute.  

Ce divorce après plus de 300 ans de vie commune entre les églises russes et ukrainiennes n’est pas sans créer de vastes remous au sein de la communauté orthodoxe. A Moscou, on fait lentement le deuil du départ de l’une des communautés les plus fournies et on scrute avec inquiétude les réactions des autres Églises sous domination du patriarche russe. Trente ans après les déclarations d’indépendance des anciennes républiques soviétiques, on se prend à craindre le départ des multiples communautés religieuses encore sous la coupe moscovite.  

Ce qui est certain, c’est que la communion orthodoxe n’est pas pour tout de suite dans le petit monde des Eglises orientales. Bien cachées derrière leur jubé, les éminences grises décident du sort des Églises de la région et chacun attend anxieusement pour qui sonnera le glas.  

Eloi Flamant

Eloi Flamant

Élève fonctionnaire à l'ENS Ulm (B/L 2018) et à HEC (promotion 2022). Membre de KIP et contributeur régulier.

French student at ENS Ulm (B/L 2018) and in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022). Member of KIP and regular contributor.