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Illustration de Martin Terrien pour KIP

Face à la répression des Ouïghours, l’indifférence des pays musulmans

« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».

Voilà une citation de Charles de  Gaulle que l’on n’a pas fini de ressasser, tant elle résume si bien les enjeux géopolitiques autour de la question ouïghour.

Le 1er Juillet 2020, 47 pays signent une déclaration commune en faveur de la Chine, lors de la 44ème session du Conseil des Droits de l’hommes de l’ONU. On y retrouve l’Arabie Saoudite, le Pakistan, l’Iran, Oman, et plus étonnant encore, la Palestine. La Turquie a été le premier pays à dénoncer la répression chinoise au Xinjiang en 2009. Bien que absente de la déclaration, elle a changé de cap dès 2015. Ses prises de position sont font très rares, et elle interpelle désormais des centaines de Ouïghours depuis 2019, en les plaçant dans des centres d’expulsion.

Pourtant, aujourd’hui, parmi les 11 millions de Ouïghours dans la province de Xinjiang, on dénombre près d’un million de personnes dans les camps de « rééducation » du régime chinois. Face à l’affirmation de la répression chinoise, un silence de plomb subsiste au sein des nations musulmanes au sujet des Ouïghours.

Les trois grandes puissances en compétition au Moyen-Orient, la Turquie, l’Arabie Saoudite, et l’Iran affichent inlassablement leur soutien à la Chine. Comment expliquer un tel comportement envers la minorité ouïghour, de la part de nations qui affichent leur ambition de devenir les leaders du monde musulman ?

Avant de chercher une quelconque explication rationnelle à cette interrogation, mettons-nous d’accord sur les bons termes. Le monde musulman est d’abord une notion géographique, qui regroupe l’ensemble des pays de l’Afrique de l’Ouest au Proche-Orient. Il renvoie à une histoire, celle de la religion qu’est l’Islam fondé au VIIème en Arabie. Le monde musulman est également associé à une unité politique et religieuse, centrée autour du partage de valeurs et de combats commun à une communauté de croyants, l’Oumma, qui nait avec l’Hégire en 622. L’idéal de la Ligue des États Arabes créée en 1945 s’incrit dans cette perspective. Pourtant, le concept de monde musulman demeure indissociable d’une certaine forme de division entre les pays qui le composent. Divisions religieuses, entre chiites et sunnites, et divisions politiques, autour de la question palestinienne, mais également des rivalités régionales. La question ouïghour, malheureusement, n’échappe à aucune des divisions. Sur l’emploi du terme génocide pour parler de la répression envers les Ouïghours, sa pertinence est indéniable d’un point de vue juridique. Ainsi, l’article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dispose que, « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».

Les cinq critères étant largement documentés concernant les persécutions envers les ouighours, le terme de génocide sera désormais employé par l’auteur de cet texte. Maintenant que les deux termes sous-jacents ont été explicités, il est possible d’apporter plusieurs explications au silence du monde musulman.

La première est essentiellement économique. Les grandes puissances du Proche et du Moyen-Orient ont vu leur dépendance économique s’accroître face à la superpuissance chinoise. L’économie turque est frappée de plein fouet par une crise monétaire, marquée par la chute de sa devise par rapport au dollar, et fortement aggravée par la pandémie de Covid-19. Face à un contexte économique de crise, elle demeure sous injections de prêts et financements chinois. Le Pakistan a signé un accord économique ambitieux avec la Chine en 2015, concernant le financement d’infrastructures massives. L’Arabie Saoudite quant à elle entretient d’importantes relations commerciales avec la Chine, dans un contexte de chocs consécutifs de demande pétrolière. Critiquer la politique chinoise quant à la répression envers les Ouïghours revient à anéantir les relations économiques vitales pour les économies des pays musulmans.

L’économie n’étant pas le seul critère de la puissance, les enjeux politiques de rivalités régionales rendent impossible une possible unité autour de la question ouïghour. Il serait hors de question pour l’Iran ou la Turquie de perdre le soutien de la Chine. La course régionale vers la domination du Moyen-Orient en serait profondément compromise. L’Arabie Saoudite dépend également du soutien chinois dans le domaine de l’armement, avec une ligne de production de missiles financée par Pékin.

Enfin, il se pourrait bien que la notion même de monde musulman ne soit qu’un pur mirage. Comment expliquer le soutien inconditionnel de la Palestine à la Chine, quand la dialectique oppresseur-oppressé revendiquée par les autorités palestiniennes, pourrait être transférée à celle des Ouïghours ? Pour Marc Julienne, spécialiste de la question, interrogé par Libération, il existe « un fantasme de la solidarité islamique mondiale. La relation avec la Chine est plus importante que les questions de droits de l’homme ». Tout le paradoxe réside alors dans le fait que la Palestine, qui a souffert de l’absence de solidarité islamique sacrifiée sur l’autel des intérêts nationaux, participe elle-même à cette logique, en refusant de reconnaître le génocide ouïghour, pour s’assurer du soutien chinois. La citation du Général de Gaulle prend alors une tournure dramatique.

Ces quelques éléments de réponse permettent de mieux comprendre l’inaction cruciale de la majorité des pays musulmans. Néanmoins, elle doit être relativisée à double titre. D’une part, certains peuples des pays musulmans affichent leur soutien inconditionnel à la cause ouïghour. C’est le cas du peuple turc, qui a manifesté à plusieurs reprises contre la répression chinoise. D’autre part, la réaction, quoique tardive des puissances occidentales, parmi lesquelles figurent les États-Unis, pourraient également venir compenser l’influence chinoise.

Pour l’instant, le silence est d’or. Mais dans l’attente, 1 million de personnes continuent d’être internées dans des prisons, qui s’apparentent plus à des camps de concentration qu’à des camps d’éducation. Une politique d’eugénisme est mise en place. Les emprisonnements arbitraires se multiplient. La répression s’accentue, et il devient de plus en plus complexe de comprendre, en quoi la déportation d’un million de personnes constitue un élément de lutte contre le terrorisme, et non un génocide.

Si Malraux disait « le terrorisme provoque la répression mais la répression organise le terrorisme », quelle part de responsabilité partagent les pays musulmans qui refusent de briser ce cercle en demeurant silencieux ?

Renvois :

· Sur l’emploi justifié du terme génocide et la situation au Xinjiang : https://www.franceculture.fr/geopolitique/comprendre-la-repression-des-ouighours-par-la-chine-en-quatre-points-cles

· Sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide : https://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CrimeOfGenocide.aspx

· Sur l’absence de réaction du monde musulman, et ses explications sous-jacentes par Marc Julienne : https://www.liberation.fr/checknews/2020/07/16/ouighours-des-pays-musulmans-dont-la-palestine-soutiennent-ils-la-politique-de-la-chine_1793929

· Sur la dépendance économique de la Turquie vis-à-vis de la Chine : https://www.courrierinternational.com/article/geopolitique-la-turquie-peut-dire-merci-son-grand-frere-chinois

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Rudy Bergeret

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Contributeur à KIP

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Contributor to KIP