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Pourquoi légaliser le cannabis ? Épisode 2 : Une brève histoire du cannabis

La question du régime légal de la consommation et de la commercialisation du cannabis émaille le débat public depuis plusieurs années. Dans cette série en trois épisodes, il s’agit, pour Victor Barxell, contributeur extérieur à KIP, d’en finir avec les idées reçues et d’opter pour un débat raisonné et documenté autour de la question de la légalisation du cannabis.

Une histoire aussi vieille que celle de l’humanité

L’histoire du cannabis1Histoire du cannabis médical, Bruno Halioua, Alexis Astruc, Didier Bouhassira, La Presse Médicale Formation, Volume 1, Issue 4 (2020), Pages 436-444, ISSN 2666-4798, https://doi.org/10.1016/j.lpmfor.2020.09.018. (https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2666479820302196) / Richard, D. & Senon, J. (2010). Le cannabis dans l’histoire. Dans : Denis Richard éd., Le cannabis (pp. 28-44). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France. / (en) Timeline of cannabis law, Wikipedia est loin d’être récente. La plante fait déjà partie de la pharmacopée de l’Empereur Shen Nung (considéré comme le père fondateur de la médecine chinoise) en 2800 av. J.-C.2(en) History of cannabis, www.sydney.edu.au L’usage de la plante s’est ensuite répandu d’Asie centrale vers l’Inde puis le Moyen Orient pour enfin arriver en Europe par les Scythes entre le VIème et le IVème siècles av. J.-C. Notre histoire commune plusieurs fois millénaire avec cette plante rend étonnante sa récente prohibition, notamment compte tenu de ses applications thérapeutiques reconnues depuis si longtemps et ses faibles risques. L’interdiction de cette plante, même à des fins médicales, ne date que du XIXème siècle en Europe. Les premières lois remontent au XIVème siècle, mais son interdiction généralisée est récente.

Focus sur la France

En France, le cannabis n’est interdit que depuis le XXème siècle. Aussi, plusieurs personnalités telles que Gérard de Nerval, Eugène Delacroix, Théophile Gautier, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, ou encore Charles Baudelaire sont connues pour avoir consommé du cannabis dans le cadre d’un club se réunissant régulièrement à Paris, appelé « club des haschischins »3Club des Hashischins, Wikipédia. Ce club doit sa création à Jacques Joseph Moreau de Tours, psychiatre français, pionnier dans l’analyse systématique des drogues. Après un voyage en Egypte dans les années 1830, il découvre les effets du haschich (résine de cannabis) et en rapporte avec lui pour étudier ses effets4Jacques-Joseph Moreau de Tours, amisdemoreaudetours.com / Jacques-Joseph Moreau de Tours, Wikipedia. Certains de ses effets sont déjà connus en France, comme l’attestent l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert (des sources très anciennes datant du XVIème les mentionnent déjà5Arveiller, Jacques. “Le Cannabis En France Au Xixe Siècle : Une Histoire Médicale.” Evolution Psychiatrique 78.3 (2013): 451-84. Web.), mais c’est Moreau de Tours qui va les populariser auprès des élites françaises. Le cannabis reste malgré tout encore peu répandu et n’a pas du tout la même popularité que l’opium ou la cocaïne.

La première interdiction vient de Napoléon, même si elle ne concerne alors que l’Égypte : à son entrée à Alexandrie (1 juillet 1798), il est victime d’une tentative d’assassinat par un Egyptien qui agi sous l’influence du cannabis. L’interdiction est également motivée par la volonté de préserver l’intégrité des troupes.

Sur le territoire français, l’interdiction date de 1916, période durant laquelle la volonté de s’attaquer aux problèmes des drogues (notamment l’opium) est inscrite dans la loi6Yvorel, Jean-Jacques. « La loi du 12 juillet 1916. Première incrimination de la consommation de drogue », Les Cahiers Dynamiques, vol. 56, no. 3, 2012, pp. 128-133. https://doi.org/10.3917/lcd.056.0128. Toutefois, l’inclusion du cannabis dans la loi est peu mentionnée dans les débats ; l’opium accapare l’essentiel des discussions. Cette loi ne concerne que la métropole, les territoires ultramarins sont épargnés pour des raisons économiques et budgétaires7Pointeau-Lagadec, Erwan. “L’action Publique Française En Matière D’usage De cannabis.” Hypothèses : Travaux De L’École Doctorale D’histoire De L’Université De Paris I–Panthéon Sorbonne 19.1 (2016): 121-32. Web..

Avant d’être interdite durablement durant la guerre, il est intéressant de remarquer que sa consommation à des fins médicales régresse avec les progrès en médecine. Comme il est devenu possible de prévenir certaines maladies douloureuses, via les vaccins notamment,  et que parallèlement sont introduites de nouvelles molécules (souvent synthétiques comme l’aspirine) pour soulager la douleur, l’usage du cannabis médical (surtout utilisé comme analgésique), se réduit considérablement avant son interdiction. De même, sa consommation à titre récréatif est marginale en métropole, et était, ou consommé par une élite artistique ou pour ses vertues thérapeutiques8Ibid..

Deux facteurs ont joué dans l’interdiction du cannabis : des mouvements hygiénistes internes en France, inquiets des problèmes qu’engendrent les psychotropes en général (ces critiques visaient surtout l’opium), mais surtout un contexte international hostile au cannabis, sous la pression des États-Unis9Pointeau-Lagadec, Erwan. “L’action Publique Française En Matière D’usage De cannabis.” Hypothèses : Travaux De L’École Doctorale D’histoire De L’Université De Paris I–Panthéon Sorbonne 19.1 (2016): 121-32. Web..

Un contexte international dominé par les États-Unis,

L’origine de la fameuse « War on Drugs »10(en) Legalize it all: How to win the War on Drugs, Dan Baum, Harper’s Magazin, Avril 2016 / (en) The Emperor Wears No Clothes, Jack Herer qui a perduré pendant longtemps au niveau mondial est à imputer à la position répressive des États-Unis. Harry J. Anslinger à la tête du Federal Bureau of Narcotics est une des premières figures de la lutte contre le cannabis aux États-Unis.

Au début de son mandat, le cannabis n’est pas dans sa ligne de mire ; la majorité de ses efforts visent surtout l’alcool, la cocaïne et l’héroïne. Seulement, avec la fin de la Prohibition (1920-1933), la pérennité de son bureau est menacée : les consommateurs de cocaïne et d’héroïne ne sont pas suffisants pour justifier le même budget. Le cannabis est du pain béni pour Anslinger qui en fait son cheval de bataille en forçant l’association de la consommation de cannabis à la violence. Le fait que le cannabis est alors consommé majoritairement par des minorités mexicaines et Afro-américaines arrange le raciste qu’il est. Il mélange cannabis (ou plutôt « marijuana » dans sa bouche, terme importée du Mexique, pour jouer sur la xénophobie de son auditoire), sexisme, racisme et mépris culturel pour gagner l’opinion de la majorité, comme le témoignent ses dires11(en) How a racist hate-monger masterminded America’s War on Drugs, Laura Smith, Timeline, 2018 : « There are 100,000 total marijuana smokers in the U.S., and most are Negroes, Hispanics, Filipinos and entertainers. Their Satanic music, jazz and swing result from marijuana use. This marijuana causes white women to seek sexual relations with Negroes, entertainers and any others. […] Reefer makes darkies think they’re as good as white men » / « Il y a un total de 100 000 fumeurs de marijuana aux États-Unis, et la plupart sont des nègres, des hispaniques, des philippins et des artistes. Leur musique satanique, leur jazz et leur swing résultent de la consommation de marijuana. Cette marijuana pousse les femmes blanches à rechercher des relations sexuelles avec des nègres, des artistes et d’autres. […] Le joint fait croire aux nègres qu’ils sont aussi bons que les Blancs. »

Anslinger maintient son poste jusqu’à l’administration de Kennedy. Il fait tout pour faire du cannabis une substance dangereuse dans l’imaginaire collectif. Tous les moyens sont bons à ses yeux pour parvenir à ce résultat. Pour convaincre l’opinion publique, il rassemble tous les cas d’homicide où la consommation de cannabis par l’auteur est mentionnée. Pour illustrer sa malhonnêteté intellectuelle, pour un cas d’homicide, il consulte 30 médecins pour obtenir d’eux l’affirmation d’un lien de causalité entre cannabis et violence : seulement, il n’obtient qu’un seul avis favorable à sa cause. Il use également de son influence pour empêcher tout débat scientifique qui ne va pas dans son sens, en menaçant et en intimidant toute voix dissidente. Après être devenu la référence aux États-Unis, il répand son influence dans le monde, notamment en voyageant pour proclamer ses idées12(en)The History of Cannabis Use: Harry Anslinger and Prohibition, Alec Chenkus, Oct 17, 2019 / (en) The Emperor Wears No Clothes, Jack Herer..

Le président Richard Nixon décide de déployer la « War on Drugs ». Encore une fois, la consommation du cannabis n’est pas réprimée aussi violemment pour ses seuls effets : elle est réprimée brutalement parce qu’elle est le fait d’une partie de la population. Les mots du conseiller pour les Affaires Intérieures du président américain Richard Nixon, John Ehrlichman, rendent compte de cette volonté de d’abord viser une population gênante plus qu’une consommation source de véritables problèmes13(en) Drug War Confessional, Vera, Institute of Justice / (en) Legalize it all: How to win the War on Drugs, Dan Baum, Harper’s Magazin, Avril 2016 : « You want to know what this [war on drugs] was really all about? The Nixon campaign in 1968, and the Nixon White House after that, had two enemies: the antiwar left and black people. You understand what I’m saying? We knew we couldn’t make it illegal to be either against the war or black, but by getting the public to associate the hippies with marijuana and blacks with heroin, and then criminalizing both heavily, we could disrupt those communities. We could arrest their leaders, raid their homes, break up their meetings, and vilify them night after night on the evening news. Did we know we were lying about the drugs? Of course we did. » / « Vous voulez savoir ce qu’était vraiment cette [guerre contre la drogue] ? La campagne de Nixon en 1968, et la Maison Blanche de Nixon par la suite, avaient deux ennemis : la gauche pacifique et les Noirs. Vous comprenez ce que je veux dire ? Nous savions que nous ne pouvions pas rendre illégal le fait d’être contre la guerre ou d’être noir, mais en amenant le public à associer les hippies à la marijuana et les noirs à l’héroïne, puis en criminalisant fortement les deux, nous pouvions perturber ces communautés. Nous pouvions arrêter leurs leaders, forcer leurs maisons, interrompre leurs réunions et les dénigrer nuit après nuit aux infos du soir.  Savions-nous que nous mentirions à propos de la drogue ? Bien sûr que oui. » 

L’origine de la prohibition du cannabis inspire beaucoup de dégoût. Elle permet de comprendre pourquoi aujourd’hui encore ceux qui en souffrent le plus sont d’abord les minorités. Il est temps de mettre un terme à ce narratif, issu du mensonge et de la haine de la différence. Il est temps de mettre fin à la prohibition.

Illustré par Victor Pauvert

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Victor Barxell

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025)
Contributeur extérieur à KIP

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025)
External contributor for KIP