KIP

Les jeux de hasard : malédiction ou désillusion face à la méritocratie ?

Pourquoi tant de haine?

Les jeux de hasard et notamment les jeux d’argent sont fermement condamnés dans notre sociétés. Immoraux. Injustes. Ce sont des jeux diabolisés par une aile conservatrice qui considère que de tels jeux procurent des gains illégitimes, alimentant l’avarice des individus, les détournant de l’importance de la valeur du travail et de ses fruits, rendant la société plus oisive, improductive et inféconde. Ils sont aussi diabolisés par les adversaires du capitalisme, qui y voient la manifestation de la machine capitaliste, ce qui endort le peuple, qui devient par conséquent inattentif au combat révolutionnaire – une nouvelle forme d’opium du peuple, si l’on reprend les termes de Karl Marx. 

Il est donc intéressant de comprendre pourquoi les jeux d’argent sont interdits dans plusieurs pays comme l’Islande, le Bangladesh ou le Brésil, pourquoi des religions comme l’Islam interdisent la pratique des jeux d’argent, pourquoi le Catholicisme et le Judaïsme les condamnent. La politique et la morale semblent globalement s’unir pour, directement ou indirectement, reprocher aux jeux de hasard d’être source d’immoralité, de dépolitisation et de corruption de l’individu. 

Et pourtant, qui n’a jamais été tenté, devant un casino, une loterie, un hippodrome, ou même dans des réseaux sociaux comme Tinder, de tenter sa chance ? S’ils sont formellement condamnés, les jeux de hasard procurent aussi une forme de plaisir qu’aucun autre type de jeu ne semble procurer de la même façon. Pourquoi en 2012, par exemple, près de la moitié des adules en France jouaient occasionnellement à des jeux d’argent, avec une mise moyenne par joueur de près de 2.000 euros par an1https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281422#:~:text=Selon%20une%20estimation%20conduite%20par,l%27ordre%20de%20400%20euros ? Pourquoi d’un point de vue plus large le hasard nous séduit, alors que nous sommes conscients qu’il nous corrompt, qu’il nous endort ? Est-ce que le problème de la corruption de l’individu se trouve vraiment dans les jeux de hasard ? 

Le Plaisir des Jeux de Hasard 

Laissons les considérations politiques et morales de côté pour l’instant – ce qui importe, c’est le plaisir qu’on prend à jouer un jeu de hasard, plaisir inimitable par aucun autre type de jeu.  

Je vais me référer, pour appuyer mon argumentation, aux considérations de Roger Caillois, dans son ouvrage Les Jeux et les Hommes (1957). Repartons, avant d’aborder les jeux de hasard, de la notion même de jeu. 

Caillois établit une classification des différents types de jeux dans la première partie de son ouvrage. Après avoir caractérisé le jeu comme une activité libre, séparée de la réalité, incertaine, improductive, qui est soit fictive ou réglée, il vient à distinguer quatre principes qui règnent les jeux et qui apportent un type de plaisir particulier : la compétition (âgon), le hasard (alea), le simulacre (mimicry) et le vertige (illnx). 

Ces quatre principes répondent à des pulsions fondamentales de l’être humain. Si elles trouvent au fondement des différents types de jeux, elles dépassent aussi les jeux pour se manifester comme des ressorts de la vie publique et de la vie privée. 

La compétition et le hasard présupposent, tous les deux, des conditions de départ identiques où chaque joueur se trouve au même niveau, pour ensuite permettre un affrontement juste entre les joueurs. 

La différence fondamentale est que la compétition se fonde sur la lutte d’une volonté, alors que le hasard naît avec la démission d’une volonté.  Alors que le plaisir d’un jeu de compétition se trouve dans le désir de voir reconnue son excellence dans un domaine donné à partir d’une qualité donné du joueur – sa rapidité, son endurance… – le plaisir du jeu de hasard se trouve dans le désir de se déresponsabiliser de toute victoire ou défaite, ne se responsabilisant que de la mise de départ choisie pour jouer, laissant une justice supérieure décider des gains et des pertes de chaque joueur, sans connaître les causes d’une telle victoire ou d’une telle défaite.

Ces deux plaisirs sont à l’opposé l’un de l’autre – responsabilisation contre déresponsabilisation – mais ils sont également complémentaires, et ce que viendra à montrer Roger Caillois dans une deuxième partie de son livre, c’est précisément que la compétition et le hasard forment une conjonction fondamentale qui sera aussi le ressort de nos sociétés modernes.  

Concurrence et Hasard, Mérite et Chance 

Le plaisir du jeu de hasard est unique, mais pour véritablement comprendre ce qui nous pousse à vouloir tenter notre chance, il faut comprendre comment aujourd’hui les jeux d’argent sont devenus la forme par excellence des jeux de hasard. 

La thèse centrale de Roger Caillois est de montrer comment les sociétés humaines sont passées de sociétés dominées par la présence du simulacre et du vertige au cœur de la vie publique – dans ce qu’il nomme les sociétés à tohu-bohu – à des sociétés où règnent la compétition et le hasard. Avant, l’utilisation du masque comme outil qui transporte l’individu au règne des cieux et des enfers dans les rituels était au cœur de la vie publique – l’anthropologue illustre cela avec l’exemple du shamanisme, où le shaman, une fois qu’il assume le rôle de l’intermédiaire entre les hommes et les dieux, se laisse emporter dans un voyage où ce rôle l’entraîne dans un vertige profond qui déstabilise temporairement tous ses sens pour être en contact avec le sacré. Dans ces sociétés, l’univers est régi par le chaos et le surnaturel. Mais dès qu’une société parvient à une conception d’un univers qui est stable et ordonné, où règnent la régularité et la nécessité, elle abandonne le masque, qui ne devient qu’un simple outil, perdant toute puissance, pour devenir une société où règnent la compétition et le hasard. 

Les Grecs, avec le développement des mathématiques, sont venus à concevoir l’univers comme un ordre où le destin attribue à chaque individu une somme de dons et de privilèges qui lui assignent une place précise dans l’ordre des choses.

Ainsi, règne un alea originel qui peut s’institutionnaliser dans la vie politique par un système de castes ou de privilèges héréditaires – comme dans les régimes féodaux ou comme ce qu’on trouve aussi en Inde, par exemple, encore aujourd’hui. Toutefois, les sociétés ont aussi choisi de tenter de contrecarrer cet aléa originel par le règne du mérite. Elles ont institué le droit – un ensemble de codes et de règles – pour corriger les inégalités naturelles des individus et ainsi créer une égalité juridique à partir de laquelle une nouvelle forme de justice, fondée sur le mérite, permettrait à chaque individu d’avoir les mêmes chances de trouver une forme d’ascension sociale – c’est la promesse de nos démocraties modernes. 

L’alea originel et la compétition institutionnalisée rentrent en conflit, mais en même temps ils se complètent fondamentalement. 

La Fonction Sociale des Jeux d’Argent

Il arrive que, malgré les promesses d’une justice sociale fondée sur le mérite, l’alea originel ne puisse jamais être entièrement évacuée de la vie sociale. C’est le poids de l’habitus de Bourdieu, le poids de la richesse, des héritages, du capital social et économique, ou tout simplement le poids des inégalités biologiques. Ainsi, à un moment donné, les individus se rendent compte que la compétition sociale est en réalité faussée, que ce sont seulement les gens de même niveau et statut social qui sont réellement en compétition entre eux, que le fils d’un ouvrier n’arrivera jamais au même niveau que le fils d’un cadre. En témoignent les différentes études sur la reproduction sociale que nous avons vu et revu en sociologie.  

Dès lors, la désillusion face aux promesses de la méritocratie émergent. L’individu en désarroi, dépolitisé, aliéné, cherche une autre forme de justice, celle que procure la chance, celle qui remet les plus riches et les plus pauvres au même niveau, celle qui chasse le mérite et répartit les richesses des uns et des autres selon une loi inexplicable. Si des sommes d’argent considérables sont dépensées dans les casinos, les loteries, les hippodromes, c’est que la volonté démissionne face aux illusions d’un système véritablement méritocratique, face aux failles d’une démocratie toujours fragile. Et le chemin de la politisation et du combat, exigeant pour ceux à qui les ressources intellectuelles font défaut, n’est pas viable – la simple illusion de pouvoir se faire une fortune en quelques secondes, en faisant un pari, pousse l’individu à jouer dans l’attente d’un miracle qui n’arrivera certainement pas, mais dont la seule perspective aide à redonner du sens à son existence. 

Ne retrouve-t-on pas ce sentiment dans des séries comme Squid Game ou 3%, où, face à la misère de l’existence sociale, les personnages décident de passer des épreuves où ils sont capables de mettre leur vie en jeu pour essayer d’obtenir une fortune ou d’accéder à un paradis, où ils ont toujours la possibilité de quitter le jeu mais où ils décident d’aller jusqu’au bout du jeu ?

Ne retrouve-t-on pas aussi cette recherche du hasard comme compensation des défauts de la compétition hors des jeux, dans des applications comme Tinder, qui érigent la promesse de trouver, par un coup de chance, notre partenaire idéal ?

Les jeux d’argent, formes modernes des jeux de hasard par excellence, émergent comme le symptôme d’une crise institutionnelle des promesses de la méritocratie et de la justice procurée par l’âgon. Alors que l’âgon apparaissait comme la compensation des injustices de l’alea naturel, l’alea apparaît désormais comme la compensation de l’agôninstitutionnalisé. Et cette dynamique entre l’agôn et l’alea est la dynamique fondamentale de nos sociétés modernes – d’où l’intérêt d’une analyse sociologique à partir de Roger Caillois de nos sociétés modernes fondées sur les attitudes psychologiques provoqués par les jeux. 

La Désillusion Méritocratique 

Les jeux d’argent sont-ils la malédiction de nos sociétés modernes ? Ils sont avant tout, me semble-t-il, le symptôme des dysfonctionnements de la méritocratie qui sont au fondement de la justice de nos démocraties contemporaines et du système capitaliste. Ils sont la contrepartie nécessaire de la compétition dans l’économie, dans les concours administratifs, dans toute sphère de la société où l’alea ne peut totalement être évacué par l’âgon. Interdire les jeux de hasard serait inefficace pour éliminer cette contrepartie naturelle de la compétition. Cela ne fera que repousser cet alea dans des casinos et des loteries clandestins ou dans des formes déguisés de jeux de hasard, comme les tarots, qui persisteront tant que la compétition subsiste comme le principe fondamental de nos sociétés. 

Il vaut mieux s’assurer de bien réglementer le secteur des jeux de hasard par les pouvoirs publics et garder en tête que, plus les pouvoirs publics et privés œuvrent pour corriger les dysfonctionnements présents dans la méritocratie de nos démocraties modernes et de notre système capitaliste, moins les individus joueront aux jeux d’argent pour trouver une compensation face à la désillusion méritocratique. 

Illustré par Victor Pauvert

Yan Balanger

Yan Balanger

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025)
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP and regular contributor.