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Le Metaverse – Le projet d’une aliénation moderne ?

L’année dernière, Mark Zuckerberg avait annoncé que Facebook changerait de nom et deviendrait Meta, dans une tentative de changer complètement l’identité de son entreprise, et de l’aligner avec son plus ambitieux – mais aussi inquiétant – projet, celui de créer le Metaverse

Cette plateforme procure à son utilisateur l’expérience de rentrer dans un univers virtuel où tout serait possible. L’internaute deviendrait son avatar – sa projection holographique personnalisée – pour rencontrer d’autres avatars du monde entier et vivre une vie parallèle. Le Metaverse s’inscrit dans la lignée des promesses du progrès technologique et du bonheur qu’il peut procurer. En même temps, cette promesse du bonheur est un arrière-monde qui nous éloigne du sensible et de ce qui importe aujourd’hui, mais aussi des préoccupations de demain, notamment pour les prochaines générations, et des combats qu’il faut mener au nom du progressisme social, et non pas technologique. 

S’il est vrai qu’une vie sans divertissements et sans distractions serait invivable, la promesse du bonheur procuré par le progrès technologique ne doit pas faire en sorte que ce divertissement nous aliène et nous rende indifférents à des causes urgentes comme le changement climatique et la justice sociale. Il faut allier le progrès technologique au progrès social, et non pas les dissocier, pour que le premier soit au service du deuxième. 

La Promesse d’un Bonheur Inébranlable…

Qui n’a pas déjà joué aux Sims et ne s’est laissé emporter par ce plaisir qu’on tire de la simulation d’une vie dont nous sommes totalement maîtres ? Jouer aux Sims, c’est comme jouer d’être le créateur d’un monde où nous contrôlons toutes les actions des Non-Playable Characters (de l’intelligence artificielle du jeu vidéo) que sont nos Sims. On adore se dire que nous pouvons donner l’apparence physique et les traits psychologiques que l’on veut à nos Sims, que l’on peut construire la maison de nos rêves, leur offrir la carrière et l’amour de leurs rêves. D’une manière générale, les Sims représentent l’exemple parfait de la projection d’un monde idéal tel qu’on voudrait qu’il existe réellement, mais qui ne peut qu’exister virtuellement. Cette illusion d’avoir le contrôle sur la vie d’un univers, de décider du bonheur et du malheur des Sims, c’est ce qui donne toute la force au jeu.

Et si on ajoutait la réalité virtuelle aux Sims ? La réalité virtuelle, dans l’industrie des jeux vidéo, s’est imposée comme l’avenir du secteur, attirant des investisseurs et séduisant les consommateurs. Cette innovation technologique pousse l’expérience du joueur plus loin et cherche à l’immerger encore plus dans l’univers fictif. On ajoute une dose de vertige à la simulation, pour reprendre la classification des jeux de Roger Caillois1Pour plus d’informations sur les classifications des jeux selon Roger Caillois, consultez mon dernier article sur les Jeux de Hasard: Les jeux de hasard : malédiction ou désillusion face à la méritocratie ? – KIP (kipthinking.com). Et si on ajoute la réalité virtuelle aux Sims, on tombe sur le projet du Metaverse de Mark Zuckerberg. 

Ce qui séduit tellement dans le projet du Metaverse, c’est cette capacité à s’immerger complètement par ses sens dans la projection d’une réalité idéale qui n’existe que virtuellement, mais dont on a l’impression qu’elle s’actualise – et devient effective – par ce que nous procure la réalité virtuelle. Cette illusion de l’actualisation du virtuel, c’est précisément ce qui augmente l’intensité du plaisir pris à rentrer dans le Metaverse, et qui fait que ce plaisir semble cesser d’être éphémère pour devenir un bonheur. 

… qui n’inspire pas suffisamment de confiance. 

Le projet du Metaverse est séduisant en théorie, et les partisans de la réalité virtuelle continuent de vanter les mérites de ce projet de bonheur inébranlable. Mais en fait, un tel projet semble plus inquiétant que séduisant, tout d’abord à cause de tout l’imaginaire fictif qui s’est construit autour des dystopies dans notre culture. Les dystopies, en effet, partent d’un univers idéal pour le décortiquer et révéler son caractère profondément effrayant. Et pour le Metaverse, la réalité s’impose face à un rêve qui pourrait rapidement devenir un cauchemar.  

Les investisseurs sont les premiers à ne pas être totalement convaincus par le projet : depuis le changement de nom de l’entreprise, le prix de l’action de Meta a baissé de 60%, et les bénéfices prévus semblent être bien inférieurs à ce que l’entreprise réalisait antérieurement. Au troisième trimestre de 2021, les revenus de Meta ont chuté – ce qui a certes aussi été la conséquence des nouvelles règles de publicités mises en place par Apple, et d’un contexte macroéconomique marqué par une inflation et des taux d’intérêt élevés. La section de l’entreprise dédiée au Metaverse, Reality Labs, a enregistré des pertes de 27.000 millions de dollars. 

Les consommateurs ne sont pas encore totalement enthousiasmés par le projet – Meta a affirmé qu’en février 2022, seulement 300.000 personnes avaient utilisé Horizon Worlds, un jeu vidéo en ligne de réalité virtuelle produit par l’entreprise de Zuckerberg. 

Ce projet reste pour l’instant un échec économique et ne suscite pas suffisamment de confiance. 

Pour rendre compte de cette réticence fondamentale, on peut se référer à une expérience de pensée qu’avait réalisée Robert Nozick, dans Anarchie, État et Utopie (1974). 

Imaginons une machine qui pourrait nous offrir toutes les expériences désirables que l’on pourrait souhaiter, mais que l’on serait incapable de distinguer de nos expériences ordinaires. La question qui se pose est : préfère-t-on la machine à la “vraie” vie ? Pour Nozick, ce n’est pas le cas, et ce pour trois raisons :

  • Nous voulons faire effectivement des choses, et pas seulement avoir l’expérience de les faire. 
  • Nous voulons « être » une certaine forme de personne, et non uniquement éprouver des sensations. 
  • L’expérience ne propose pas de contact réel avec une réalité plus profonde, même si cette dernière peut être simulée. 

Dès lors, ce que l’on voit avec cette expérience, c’est que le Metaverse donne l’illusion d’un bonheur réel, mais qui ne procure pas une expérience de vie authentique. Certes, il est vrai que les deux réalités ont des similitudes – les deux mondes sont régis par des lois et des causes, on pourrait même avancer qu’ils sont préprogrammés si l’on rejoint la thèse de Leibniz2Pour plus d’informations, consultez la théorie de l’harmonie prédéterminée et la théorie des monades dans la pensée de Leibniz. – mais le monde réel procure un plaisir authentique que le bonheur virtuel ne pourrait remplacer. 

Un Nouvel Arrière-Monde Fictif  

Et si en réalité le Metaverse n’était que la traduction d’une volonté de se réfugier dans un arrière-monde qui nous éloignerait des préoccupations qui devraient le plus nous concerner aujourd’hui, ainsi que celles qui concernent notre avenir et l’avenir des générations futures ?

Nietzsche, dans la Généalogie de la Morale, avait critiqué des théories philosophiques idéalistes et un ensemble de systèmes (la morale, la religion), en affirmant qu’elles réduisent notre « volonté de puissance » positive (une pulsion fondamentale de l’être humain qui cherche l’accroissement de sa puissance et sa capacité à créer et exalter la vie) et nourrissent en réalité une volonté de puissance négative, animée principalement par le ressentiment. Ce dernier est au cœur de ceux qui sont, selon le philosophe, incapables d’exalter la vie telle qu’elle est, d’accepter l’amor fati (l’amour du destin), et qui cherchent à transformer ce ressentiment en projections de mondes idéaux, régis par la stabilité et l’ordre. 

Le Metaverse semble se présenter exactement comme l’un de ces nouveaux arrière-mondes fictifs, qui donnent l’illusion d’un semblant parfaitement ordonné où l’ordre du monde s’adapte à notre volonté, qui s’affaiblit par conséquent car elle n’a plus besoin de s’intensifier pour exalter la vie. 

Et si l’on laisse de côté la théorie de Nietzsche, au-delà d’être un arrière-monde illusoire, le Metaverse alimenterait l’idée selon laquelle nous sommes incapables de faire face aux crises écologiques, politiques et sociales, et qu’il vaut donc mieux d’abandonner le combat et profiter plutôt de ce bonheur inébranlable. 

Ainsi, le Metaverse nous endormirait et, en nous dépolitisant, réduirait notre capacité d’action collective pour faire face aux urgences sociales et climatiques. 

Remettre le progrès technologique au service du progrès social 

Est-ce que tout est à condamner dans l’ambition de créer un Metaverse ?

L’utilisation de la réalité virtuelle n’a pas que des inconvénients : celle-ci serait capable de permettre à des chirurgiens de simuler des opérations – c’est d’ailleurs un des contenus du spot publicitaire de Meta – de permettre de simuler le pilotage d’un avion, et ouvrirait des portes à plusieurs simulations qui ont une utilité sociale importante. De même, les jeux vidéo ont aussi une fonction de divertissement, et l’utilisation d’une intelligence artificielle de plus en plus réactive et développée peut permettre de créer des jeux qui ne se limitent pas simplement à des confrontations en mode multijoueur en ligne, mais qui exploreraient les possibilités de créer des histoires riches et à partir desquelles on peut tirer des enseignements sur l’histoire, la philosophie ou la littérature. L’exemple de Detroit Become Human est notable pour l’expérience interactive qu’il offre (les décisions du joueur affectent la progression de l’histoire) et pour les réflexions philosophiques qu’il propose sur la distinction homme / machine et le transhumanisme. 

Le progrès technologique doit être mis avant tout au service du progrès social et intellectuel des individus, et l’erreur à éviter absolument, c’est que le progrès technologique arrive au point de simuler parfaitement notre réalité, comme si nous vivions dans les Sims, dans un arrière-monde complètement détaché du monde réel (à l’image du scénario de Matrix, par exemple). 

La technologie doit nous permettre de réfléchir à des solutions innovantes pour répondre aux urgences climatiques, sociales, économiques et politiques de notre temps, et non pas pour nous couper de ces préoccupations. 

Illustré par Victor Pauvert

Yan Balanger

Yan Balanger

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025)
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP and regular contributor.