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« Je le ferai demain… » : la génération Z, une génération de procrastinateurs ?

Un jour, au lycée, un professeur d’EPS, visiblement très heureux de sa nouvelle découverte, se dirige vers la classe, un sourire narquois au visage et nous demande « Vous savez ce que ça veut dire, la procrastination ? ». Réponse unanime : « Remettre à plus tard ce qu’on peut faire maintenant ». Le professeur renchérit « C’est étrange, tous les jeunes de votre âge connaissent la signification de ce mot, il faut peut-être en déduire un signe révélateur des modes de vie propres à votre génération … ». Il semble pourtant que ce que certains prennent pour de la procrastination chronique chez la génération Z, désignant les personnes nées après 1995, s’apparente davantage aux symptômes d’un désengagement vis-à-vis de la réalité, en grande partie pour des raisons technologiques. 

Une coutume générationnelle ?

Qui n’a jamais ressenti cette subite absence de motivation lorsqu’il s’agit de s’installer à son bureau pour travailler, ou de s’attaquer à la pile de vaisselle qui attend d’être lavée dans son évier ? Il faut dire que les générations précédant la nôtre se plaisent à se délester de leurs vices sur nous, arguant que les us et coutumes des jeunes d’aujourd’hui tendent vers la dépravation. C’est probablement excessif.

Pourtant, il y a bien un nouveau facteur qui caractérise la génération Z : la technologie, ses auxiliaires les réseaux sociaux et l’information illimitée, réels fautifs des incompréhensions intergénérationnelles. Si nombreux sont ceux qui, indépendamment de leurs âges, se sont convertis aux plaisirs paresseux offerts par la technologie tels que Netflix (le temple de la procrastination), l’ « addiction » aux téléphones, comme certains aiment l’appeler, semble être une caractéristique propre à notre époque. En effet, il suffit de poser les yeux sur son portable, d’entendre une notification, ou encore de sentir sa présence dans sa poche, pour être soudainement saisi par l’envie de l’allumer, machinalement. Puis, l’ouverture de son feed Instagram, étalant sous nos yeux avides de contenu futile une mosaïque de petites vignettes colorées et stylisées, nous enferme dans ce que nous pourrions appeler le stade ultime de la procrastination : reporter notre présence dans la réalité jusqu’à ce que nous émergions de notre scroll infini, et très probablement improductif.

La technologie, un gain de temps… perdu

Cette « perte de temps » qui caractérise de nombreuses fonctionnalités liées à la technologie et à internet est de plus en plus soulignée et inquiète les auteurs de ces innovations disruptives. Ainsi Aza Raskin, l’inventeur américain de l’infinite scroll, nous met-il en garde sur les effets pervers de sa création, après avoir constaté avec effroi le temps que celle-ci avait fait perdre à l’humanité : l’équivalent de 200 000 vies par jour. Ce petit geste du pouce devenu familier devait à l’origine améliorer l’expérience de l’utilisateur en favorisant la fluidité de l’information, mimant le mouvement naturel de la pensée sous forme de flux continu, pour ne pas interrompre la réflexion de l’internaute. Mais il s’est avéré que ce qui devait à l’origine permettre de gagner en productivité et en temps s’est finalement soldé par une immense perte de temps. Aza Raskin travaille aujourd’hui à atténuer les effets néfastes de sa création en recommandant par exemple de supprimer les applications de son écran d’accueil pour éviter d’être tenté par les petites bulles rouges des notifications ou de choisir le thème d’écran en noir et blanc car sans couleurs, celui-ci est moins attractif.

L’infinite scroll n’est qu’un exemple parmi de nombreux procédés qui, à dessein ou non, augmentent le temps passé sur un écran. De nombreux concepteurs de la Big Tech s’appuient sur des études analysant les processus cérébraux impliqués dans l’addiction pour les appliquer au monde du numérique : le “pull to refresh“, le passage automatique à l’épisode de série suivant sur Netflix, tablant sur la passivité du téléspectateur, ou encore le système de récompense activé par de nombreux jeux en ligne en sont les résultats.

La génération Z, première victime d’un rapport au temps déséquilibré

Ainsi, la Gen Z, “digital native“, est-elle la victime privilégiée de ces stratégies visant à augmenter le nombre d’heures passées sur un écran. Ce qui caractérise cette génération n’est donc pas tant son aptitude à la flemme que sa surexposition à des sollicitations tous azimuts qui remplissent et fragmentent le quotidien. Si on reproche souvent à « la jeunesse » d’être paresseuse et passive, on lui prête également généralement un caractère de rapidité exagérée, d’empressement, voire d’impatience, qui se manifeste notamment par un rythme de parole accéléré, parfois incompris de nos aînés. Cela semble aussi être un produit dérivé notable des nouvelles technologies et d’internet qui nous sollicitent sans arrêt et nous habituent à sa fluidité, si bien que le retour à la réalité, toujours hasardeuse et trébuchante, peut être déroutant. Tout est fait pour optimiser le temps ; les activités du quotidien sont désormais transformées grâce au digital : les achats ou les rendez-vous peuvent se régler en ligne, même le restaurateur vient jusqu’à nous grâce à Uber. Pourtant, ce temps gagné à ne pas se déplacer est parfois utilisé pour flâner sans objectif sur son téléphone.

Le procrastinateur est en fait toujours occupé : il répond à un message, consulte ses mails ou son feed d’actualités, il est présent à de nombreux endroits simultanément, autant qu’il y a d’onglets ouverts sur son téléphone. Certes, il ne produit pas un travail activement, mais il ne fait pas « rien » non plus. C’est probablement la tension engendrée par ces environnements, la réalité et surtout les plateformes numériques, via les notifications, les publicités etc, qui déforme son rapport au temps. La procrastination et la vie à deux mille pour-cent qui caractérisent la jeunesse peuvent être considérés comme deux aspects d’un phénomène général qui est un rapport au temps altéré, en grande partie du fait des technologies. Il est à la fois trop long, si bien qu’il est tentant de déverrouiller son écran pour répondre à nos mille-et-unes sollicitations, et trop court lorsque la procrastination a trop duré et que l’échéance approche trop vite.

Ce rapport déséquilibré vis-à-vis du temps n’a rien de nouveau, Sénèque le soulignait dans ses Lettres à Lucilius : « le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le». Mais ce déséquilibre prend de l’ampleur avec les perturbations introduites par les technologies et éloigne l’individu de l’idéal stoïcien de vie simple dans le temps présent. Sans cesse sollicité par le monde numérique, ce dernier laisse passer le temps avec négligence et veut retrouver cette impression de rapidité que lui offre son téléphone, il délaisse le présent jugé ennuyeux, lent, fastidieux. Peut-être que le numérique est devenu une fenêtre récréative pour ne pas subir un rapport au temps éprouvant et compliqué. La procrastination se révèle alors dans toute la clarté de sa définition comme cette difficulté, commune à toutes les générations, mais se manifestant peut-être de manière plus aiguë à l’âge technologique, de remettre à plus tard ce que l’on doit faire maintenant, à savoir vivre.

Illustré par Victor Pauvert

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Océane Guilmard

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (promotion 2026).
Membre de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management (Class of 2026).
Member of KIP and regular contributor.