KIP

Entretien avec M. Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT

Pour conclure la série sur l’engagement syndical, KIP a interrogé M. Frédéric Sève, secrétaire national de la CFDT et secrétaire général du Sgen-CFDT, la branche enseignante de cette confédération. Un entretien aux positions tranchées mais très différentes de celles exprimées par la CGT, qui renouvelle notre point de vue sur la place des syndicats dans la politique française, en particulier dans les élections présidentielles à venir. 

1/ Le fonctionnement d’un syndicat

Victor Pauvert : Quel est votre rôle en tant que secrétaire national de la CFDT ? Pourriez-vous décrire succinctement les tâches qui vous incombent ?

Frédéric Sève : Un secrétaire national est un membre de la commission exécutive, l’équivalent d’un comité exécutif pour une entreprise. Nous sommes chargés de mettre en œuvre la politique de la Confédération, décidée par le bureau national, qui est, entre guillemets, l’équivalent d’un parlement de la CFDT. C’est l’organe directeur qui décide de la politique, et la commission exécutive la met en œuvre. Comme dans tous les régimes démocratiques, l’organe exécutif a plus de marge de manœuvre ou d’intervention que son titre ne le dit. Nous gérons au jour le jour l’expression et les choix de la CFDT, ce qui implique d’être pleinement en coherence avec les orientations du syndicat.


V.P. : La CFDT a-t-elle une organisation analogue à celle d’autres syndicats, comme la CGT ? 

F.S. : Sans être un parfait connaisseur de l’organisation des autres syndicats et confédérations, nous sommes en général bâtis sur le même modèle, le modèle classique du syndicalisme. La base d’une confédération est un congrès de syndicats. Comme la CGT ou la CFTC, la CFDT est une confédération – un rassemblement – de syndicats. L’unité politique de base est le syndicat, comme celui des personnels hospitaliers de telle région ou de tel département. Ces syndicats se réunissent en congrès – en l’occurrence, tous les quatre ans – et ces congrès investissent des organes directeurs de la Confédération, qui sont chargés de décider les orientations décidées par le congrès. Ces organes sont le bureau national, qui, en son sein, comporte une commission exécutive qui est chargée, au jour le jour, du pilotage de la Confédération. Ce modèle, qui est le modèle syndical « classique » en France, se retrouve dans beaucoup d’organisations syndicales confédérales comme la CGT ou Force ouvrière. Et ce avec des nuances liées à l’histoire des uns ou des autres. 

2/ Le réformisme comme identité

V.P. : Vous vous êtes toujours considérés comme un syndicat plus réformiste que d’autres confédérations comme Sud ou la CGT : comment cette identité se matérialise-t-elle concrètement ?

F.S. : Il y aurait beaucoup à dire sur cette expression de « réformistes ». Je ne la récuse pas mais je ne suis pas sûr qu’elle soit très explicite. Ce qui fonde la spécificité historique de la CFDT, c’est que l’on ne s’en remet pas systématiquement à une solution politique pour satisfaire nos revendications. Cela ne veut pas dire que la politique n’a pas de rôle ni d’intérêt. Mais l’action syndicale ne passe pas nécessairement, pour nous, par un débouché politique pour aboutir. Nous diffusons nos revendications dans les branches, dans les entreprises, dans la société, ce qui doit pouvoir aboutir, quel que soit notre interlocuteur. Nous ne choisissons pas nos interlocuteurs politiques ni patronaux. Nous devons pouvoir aboutir dans toutes les configurations. Nous n’avons pas besoin de la victoire de tel ou tel candidat pour espérer la satisfaction de nos revendications. Cela ne veut pas dire que nous sommes indifférents aux candidats ou à la couleur politique du gouvernement en place. Mais l’action syndicale se déploie et peut aboutir de façon indépendante, parallèle au pouvoir politique. Cette première caractéristique de la CFDT est peut-être plus explicite que le terme de réformisme. C’est cette caractéristique et spécificité qui a été posée dès les années 1970, affirmant l’indépendance de la démarche syndicale vis-à-vis de la démarche politique. C’est d’ailleurs la racine historique du syndicalisme français : nous ne sommes donc pas « révolutionnaires » dans notre conception du syndicalisme. 

Ensuite, pour exprimer de manière plus nette la carte d’identité de la CFDT, il y a la pratique de la négociation. Nous n’avons pas besoin de la disparition de la partie en face, de notre interlocuteur pour obtenir satisfaction. Au rebours des révolutionnaires, nous préférons être assis autour de la table que de la renverser. C’est une manière de reconnaître la légitimité de nos interlocuteurs, qu’ils soient patronaux ou politiques. Nous tenons nos interlocuteurs en considération. Nous ne revendiquons pas leur disparition pour faire avancer les choses. Non que nous n’ayons pas d’idées ni de revendications politiques, mais l’action syndicale se déroule dans la négociation, la confrontation au jour le jour avec nos interlocuteurs, publics ou privés. Une chose est sûre : c’est avec eux que nous devons trouver des solutions à nos revendications. Derrière cette idée de négociation, il y a donc la reconnaissance mutuelle des parties autour de la table. Nous n’avons pas besoin de la capitulation de l’interlocuteur pour aboutir. 

Je voudrais cite une troisième caractéristique, qui n’est pas la moindre, pour qualifier ce terme vague de réformisme. Initialement, réformer signifiait revenir aux formes initiales. C’était le cas de la réforme protestante. Depuis, « réforme » a pris un sens progressiste, du moins mélioratif. Réformer, en général, c’est améliorer les choses et faire des progrès. De ce point de vue, la CFDT est réformiste : toute l’activité que je décrivais est orientée dans le sens du progrès social, du progrès humain. Nous négocions dans l’objectif d’améliorer les conditions de travail, de vie des personnes, de progrès dans la société. Il y a un projet progressiste qui est constitutif de l’identité de la CFDT. 

V.P. : Le dialogue avec le gouvernement constitue une part importante de votre rôle en tant que partenaire social : comment décririez-vous votre influence lors de telles négociations ?

F.S. : C’est assez difficile à résumer et à quantifier. Je n’ai peut-être pas assez d’expérience ni de recul pour le décrire au mieux. Beaucoup de facteurs entrent en compte. Mais on peut, me semble-t-il, faire apparaître, dans le cadre des discussions avec un gouvernement, une certaine influence dans la prise de décisions. Les gouvernements sont toujours, plus ou moins, sensibles à l’opinion que l’on a d’eux et de leur action. Ils ont à cœur d’obtenir un soutien ou un assentiment vis-à-vis de leurs actions et décisions. De ce point de vue, une organisation syndicale peut faire bouger les postions d’un gouvernement. « Nous ne sommes pas d’accord sur telle mesure, mais si vous l’orientez de telle manière, nous serons moins en désaccord, voire nous pourrions tomber d’accord ». Nous avons un rôle à jouer dans l’ajustement de la politique, des décisions publiques, en jouant dans cette recherche assez saine d’un assentiment. Cela paraît un peu théorique, mais c’est la réalité sur beaucoup de sujets. Par exemple, au sujet des réformes des retraites, si nous en validions ou récusions certaines sur le fond, c’est à chaque fois l’occasion d’une négociation pour faire advenir des choses qui nous tiennent à cœur. Pour prendre un exemple précis, ce fut le cas lors de la grande réforme des retraites de 2003. Nous avions beaucoup de problèmes sur le fond, mais nous avons obtenu de porter le minimum de pension pour les retraites à l’équivalent de 85 % du SMIC. Nous avons pu rendre la réforme moins douloureuse et progresser sur certains points. Nous avons également pu introduire le dispositif des carrières longues, qui permettait à ceux qui commençaient à travailler très tôt de partir plus tôt à la retraite. Nous obtenons donc des choses dans ce processus d’ajustement. 

Mais nous n’avons pas seulement une fonction d’ajustement de la politique : nous sommes aussi force de propositions face aux problèmes qui sont à l’agenda des politiques publiques. Nous n’agissons pas seulement en réaction des actions d’un gouvernement, mais nous sommes également dans une position proactive. Nous mettons des solutions sur la table. Nous essayons de faire avancer nos propositions, et, lorsqu’un sujet est posé par le gouvernement, nous avançons des contre-propositions de notre propre chef. C’est aussi important et constitutif de l’identité de la CFDT. Nous avons un avis sur beaucoup de choses, sur nos domaines de compétences. Nous ne sommes donc pas en position de commentateurs ni de critiques en général : nous contribuons à la construction de l’action publique par nos recommandations.

V.P. : Comment communiquez-vous ces propositions ? Par voie médiatique, par négociations avec le gouvernement, par lobbying 

F.S. : C’est un peu les trois. Nous sommes toujours actifs dans le lobbying, activité dans laquelle nous tentons de progresser. Lorsqu’une loi intéresse un champ qui nous concerne, nous allons à la rencontre des parlementaires pour leur suggérer des amendements comme pourrait le faire n’importe quel lobby. Un autre champ d’action constitue la discussion avec le gouvernement, avec un travail de conviction. La CFDT est marquée par l’idéal démocratique, ce qui suppose de vouloir convaincre et d’accepter d’être soi-même convaincu. Les négociations sont donc un moment de conviction de la partie adverse pour faire bouger les lignes. Dernier élément, vous l’avez mentionné : la voie médiatique. Lorsqu’on est face à un gouvernement, l’arbitre du match est le public. Les médias sont une manière de prendre à témoin l’opinion publique, pour communiquer nos convictions et acclimater le public à nos idées. 


V.P. : Vous avez eu un rôle particulièrement important lors du projet de loi de réforme des retraites, en 2019. Alors que vous aviez trouvé, au rebours des autres grands syndicats, un accord avec le gouvernement, vous vous en êtes retirés. Pouvez-vous brièvement revenir sur cet épisode ? A-t-il renforcé votre influence sur le monde politique ?

F.S. : Je souhaite modifier votre expression : il est faux de dire que nous nous sommes « retirés » de l’accord. Je ne vaux pas rejeter l’entièreté de la faute sur le gouvernement de l’époque, mais la brouille s’est faite lorsque le gouvernement a introduit dans son projet une mesure d’âge pivot de la retraite, au rebours de ses engagements initiaux. C’est donc un changement unilatéral de position qui expliquait cette divergence. 

Pour revenir sur le fond de votre question, il n’est pas facile de mesurer l’influence de notre syndicat. Mais je pense que cet épisode a renforcé notre image et notre position vis-à-vis du monde politique. Je n’ai pas de mesure objective, mais je crois que cette démarche qui a consisté à ne pas être dans une position à priori face au gouvernement nous a servi. Nous ne voulions pas être d’emblée dans une posture prédéterminée. Une telle posture n’est pas pourvoyeuse d’influence, car les décisions du gouvernement n’ont aucun impact sur une posture intangible. Il s’agit en fait d’un facteur de marginalisation. Je pense que nous nous sommes renforcés en étant fermes sur nos revendications mais objectifs et ouverts dans la discussion avec le gouvernement. Nous partagions l’objectif de système de retraites universel, mais pas forcément tous les détails derrière cet objectif. Le fait d’être capable de discuter, d’argumenter sur ce sujet, de co-construire, nous rend pertinents comme interlocuteurs. Notre position n’est pas définie par avance, et nous pouvons évoluer. C’est de cette manière que nous concevons la démocratie dans notre mouvement. Cette position est selon moi un facteur d’influence, car le fait de pouvoir composer une position collective par la négociation est utile et pertinent.

3/ Une place dans l’élection présidentielle

V.P. : Selon vous, quelle est la place des syndicats et plus particulièrement de la CFDT dans la présidentielle ?

F.S. : La question se pose effectivement dans ces termes. La CFDT conçoit l’action syndicale comme indépendante de l’action politique. Le syndicalisme doit piloter son action sans se soumettre au pouvoir politique. Cette indépendance implique une posture dans les élections : nous ne devons pas être partisan dans la campagne électorale. Nous ne devons donc pas appeler à voter pour ou contre tel candidat. La dernière fois que la CFDT a appelé à voter pour un candidat, c’était en 1981, donc à une époque lointaine en politique. Depuis, nous nous retenons d’afficher une préférence partisane. En tant qu’organisation, nous nous interdisant de soutenir tel candidat ou tel parti. Les partis n’ont pas à accepter un positionnement des syndicats dans les élections, de même qu’un syndicat comme le nôtre n’accepterait pas que les organisations politiques interfèrent dans les organisations professionnelles à l’occasion desquelles les représentants syndicaux sont élus. Nous nous imposons une neutralité ; nous ne sommes pas partisans. Cela ne signifie pas que nous n’avons ni valeurs ni idées. Mais nous nous gardons d’interférer, et nous traiterons avec le pouvoir qui émanera des urnes de la même manière.

Cela ne veut pas dire non plus que nous sommes passifs dans les élections. En vue des élections présidentielles et législatives, notre contribution au processus est de deux ordres. Tout d’abord, nous appelons à voter, car il nous semple important que la participation électorale soit la plus forte possible pour pouvoir dialoguer avec un parti légitime et solidement ancré. Seconde action : nous pesons sur le contenu de la campagne, ou plutôt du débat public. Il nous importe que certains sujets soient portés dans le débat public. Par exemple, les questions liées au travail – et non forcément à l’emploi – ne sont à notre sens pas assez traitées par le pouvoir politique, depuis une bonne trentaine d’années. Nous essayons de peser pour que ces sujets soient mieux traités et perçus, aussi bien dans la campagne que dans les relations entre le patronat et les travailleurs. Nous essayons, en somme, de peser sur l’agenda politique. 

Cependant, toute règle a ses exceptions. Si nous nous tenons à la neutralité, il y a un cas dans lequel nous intervenons dans la bataille électorale : lorsqu’un candidat ou une candidate est en lice pour un second tour. Nous avons une opposition de fond avec l’extrême droite, et, de ce fait, lorsqu’une situation de la sorte se présente, nous appelons à voter pour l’adversaire de l’extrême droite, quel qu’il soit. C’est le seul cas où nous intervenons de manière partisane. 

V.P. : Le 13 janvier dernier, vous avez publié un prospectus explicitant votre position politique. Alors que l’on place souvent les syndicats à gauche voire à l’extrême gauche de l’échiquier politique, pensez-vous qu’il soit possible aujourd’hui d’être syndiqué à la CFDT et engagé à droite ?

F.S. : Un adhérent CFDT n’a pas de comptes politiques à rendre à la CFDT. Nous sommes un mouvement démocratique et nous n’avons pas à interférer dans les choix politiques de nos adhérents. Nos adhérents savent à quoi ils adhèrent lorsqu’ils nous rejoignent. Nous sommes suffisamment médiatiques pour lever toute ambigüité sur nos valeurs et sur notre positionnement. Après, non refusons de régler les consciences et de gendarmer les opinions de nosn adhérents, même s’ils savent pour quelles valeurs ils s’engagent. Il y a tout de même des exceptions. Un adhérent CFDT vote, milite et croit en qui il veut. Cela me paraît évident. Masi un militant CFDT doit être précautionneux dans ses engagements. Les gens qui portent un mandat CFDT parce qu’ils ont été élus comme représentants syndicaux ne peuvent pas s’afficher politiquement en ce sens qu’ils doivent veiller à ce que leur engagement politique n’engage pas la CFDT avec eux. Nous le voyons à chaque élection. Si notre électorat issu de la CFDT est assez homogène, chacun est libre de son vote. Mais les responsables notoires de la CFDT doivent être attentifs à ce que leur engagement politique n’embarque pas la CFDT. Toujours dans cette idée d’indépendance politique de la CFDT. Encore une fois, il y a une exception : l’extrême droite. Plus largement, un syndicat a juridiquement le droit d’affirmer que l’adhésion en son sein n’est pas compatible avec certaines valeurs et position. Le droit reconnaît que les valeurs sont constitutives de l’engagement syndical : nous pouvons donc conditionner l’adhésion au respect de certaines valeurs. Nous avons donc certains leviers d’action, mais nous ne voulons surtout pas donner l’impression que les adhérents CFDT pensent la même chose, comme un bloc. La diversité est nécessaire, même si des incompatibilités existent. Nous pouvons évidemment dialoguer, mais des positions sont manifestement orthogonales avec celles de la CFDT. Il faut choisir et être cohérent avec ses convictions. Les principes sont cela : nous avons des valeurs dont nous sommes en droit d’attendre qu’elles soient partagées par nos adhérents.

V.P. : Comment vous positionnez-vous en cas de victoire d’un candidat comme M. Zemmour, franchement engagé à l’extrême droite et ultra libéral sur le plan social. Pourriez-vous continuer à dialoguer avec un tel gouvernement ?

F.S. : Je pense que le dialogue serait extrêmement difficile, voire impossible avec un tel gouvernement. Mais cela m’amène à des précisions par rapport à l’opposition de la CFDT à l’extrême droite. Tout d’abord, si un candidat d’extrême droite arrivait au pouvoir, alors la CFDT serait plus utile que jamais. Lorsque l’on est face à des dirigeants opposés au progrès social, la stratégie n’est pas de se retirer du jeu des débats. Bien au contraire, nous deviendrions extrêmement utiles, d’autant que nous constatons une activité syndicale redoublée dans les collectivités locales d’ores et déjà dirigées par des responsables d’extrême droite. Il faut être extrêmement vigilent sur la défense des travailleurs et sur l’expression, du moins médiatique, de notre opposition. Bien entendu, ce que j’exprime n’est pas forcément une stratégie déjà définie par la CFDT. Pour être franc, je ne sais pas exactement ce que l’on ferait concrètement. Il faut juger la situation de manière pragmatique et, clairement, nous serions dans une position d’opposition radicale à un tel gouvernement. 

Illustré par Maxence Delespaul

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.