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Entretien avec Mme Louise Jussian, chargée d’études à l’IFOP

Après des hommes et femmes politiques, des candidats ou encore des syndicalistes, KIP a tenu à s’intéresser au rôle d’un autre acteur capital des élections : les instituts de sondages. Voici, ainsi, un entretien avec Mme Louise Jussian, chargée d’études au pôle Actualités et Politiques de l’Institut français de l’opinion publique (IFOP). Premier institut de sondage de France, l’IFOP occupe une place importante dans la scène politique française. L’occasion de s’intéresser à son organisation, sa méthodologie et son influence dans les élections. 

1/ Le fonctionnement d’un institut de sondages

Pauline Haritinian : Quel est votre rôle en tant que chargée d’études au pôle Actualités et Politique à l’IFOP ? Pouvez-vous décrire succinctement les tâches qui vous incombent ?

Louise Jussian : Dans le département Opinion, notre tâche est encore plus spécifique que celles de nos collègues en marketing et politique : notre métier est organisé autour des échéances électorales. Les élections sont toujours un moment fort de notre métier. Hors période électorale, nous nous chargeons de rendre visible l’opinion sur les grands sujets d’actualité et les questions de société. Sur le temps électoral, nous produisons ce que l’on appelle des intentions de vote : nous rendons compte de pour qui les Français comptent voter à différents instants de la campagne. Enfin, nous nous occupons des estimations le jour des élections, dévoilées lors des soirées électorales. C’est aussi un temps fort et intéressant de notre métier. De manière concrète, notre métier consiste en la réalisation de l’ensemble de l’étude, de la création du questionnaire à la remise aux clients du rapport, en passant par l’action de terrain et la gestion statistique de la donnée. 

Gabrielle Pichon : En quoi l’IFOP se différencie des autres instituts de sondage ?

L.J. : L’IFOP est un institut de sondage particulier : c’est le premier qui a été créé en France, par Jean Stoetzel en 1938. C’est M. Stoetzel qui a importé en France la technique de sondages venue des États-Unis. IFOP est donc une très vieille maison. Cet historique nous permet d’avoir des historiques et d’analyser l’évolution de l’opinion sur le temps très long, et de voir les évolutions sociétales qui ont émaillé l’opinion. Ensuite, nous publions beaucoup de sondages par rapport à nos confrères : nous sommes l’institut qui rend le plus d’études publiques. Il faut savoir que beaucoup d’études, commandées par nos clients, politiques ou privés,  restent confidentielles pour des raisons de stratégie. La masse de ces publications nous donne une visibilité assez importante.

Maxence Delespaul : Comment est financé l’IFOP ? Comment l’institut reste-t-il indépendant de toute influence extérieure ?

L.J. : C’est une question centrale pour les instituts de sondage. Un institut de sondage est avant tout une entreprise privée. Nous avons un modèle comparable à celui de n’importe quelle autre entreprise. Nous sommes une PME, contrairement à ce que l’on pense. Nos clients sont, pour la plupart, des médias. Nous avons aussi des clients politiques de tous bords. Nous ne refusons jamais un client pour son bord politique. Nous démarchons tous les clients. Si nous pouvons répondre méthodologiquement et techniquement aux demandes de n’importe quel client, nous nous efforçons d’y répondre. Par ailleurs, beaucoup d’associations nous commandent des sondages pour faire du lobbying. Des entreprises nous passent aussi commande pour enrichir leur positionnement par rapport à l’opinion de la population. Des marques commandent enfin des sondages sur des sujets de société pour appuyer leur communication.

Julien Vacherot : Le fonctionnement des instituts de sondage a-t-il évolué avec le développement de l’influence des réseaux sociaux ?

L.J. : Oui, parce que, comme toute entreprise et toute marque, nous avons dû adapter notre positionnement aux réseaux sociaux. Nous avons un compte Twitter, où nous relayons tous nos sondages publics, et promouvons les études de nos clients. C’est un canal assez intéressant. Par ailleurs, pour essayer de sensibiliser les jeunes à l’élection présidentielle, nous avons développé une chaîne Twitch. Nous nous sommes rendus compte que les instituts de sondage avaient une image assez vieille et conservatrice. Nous ne sommes pas que des hommes de cinquante ans très sérieux et dépendant du grand capital. Nous sommes une entreprise normale, à l’équipe plutôt jeune. Avec Twitch, nous voulions montrer au grand public notre vrai fonctionnement et dépasser cette barrière entre le public et nos instituts.

Maxence Delespaul : Combien avez-vous de clients annuellement ?

L.J. : Je ne peux pas vous donner de réponse exacte, mais nous en avons énormément. En politique, nous travaillons sur des dispositifs assez rapides comme nos études intéressent des sujets d’actualité et comme l’opinion est par nature fluctuante. Nos sondages ont donc des durées de vie assez courtes. Certains clients nous commandent un sondage par semaine pour actualiser leurs chiffres. Le rythme est assez soutenu dans le département Opinion, surtout en le comparant à celui de nos collègues du département Marketing, qui ont des gros dispositifs et baromètres de suivi de la consommation et des marques. 


Maxence Delespaul : Comment menez-vous vos sondages ? Notamment en termes d’échantillons ?

L.J. : Il y a trois manières de réaliser des sondages : le face-à-face, le téléphone et internet. Nous faisons très peu de face-à-face, car il comporte beaucoup de biais. Pour le faire de la manière la plus fiable possible, il faut y consacrer énormément de temps. Le téléphone est très fiable : nous avons des prestataires qui ont des bases de données, et nous appelons de manière aléatoire les gens qui sont évidemment libres de refuser de nous répondre. Mais internet a révolutionné le secteur des études. Toutes les études auprès du grand public sont réalisées sur internet. Mais certaines cibles ne sont pas accessibles sur internet, comme les personnes âgées. Nous adaptons nos études à notre public. Nous avons, enfin, un système de panels : des entreprises, privées et indépendantes, sont chargées d’entretenir ces panels, qui sont des plateformes sur lesquelles les utilisateurs s’inscrivent pour répondre à des sondages. Nous nous assurons que les gens ne répondent pas trop souvent à des sondages, ce qui créerait des biais.  

2/ L’IFOP et les présidentielles

Gabrielle Pichon : Quel est le rôle des instituts de sondage durant les présidentielles ? Quel rôle ont-ils à jouer dans la prise de décision des électeurs ?

L.J. : Vaste question. A l’IFOP, nous publions notre rolling IFOP-Fiducial pour Paris Match, LCI, et Sud Radio, qui est une étude quotidienne des intentions de vote, auprès de 1 500 personnes. Plus l’échantillon est important, plus la fiabilité des sondages est bonne. Notre objectif est de donner un suivi régulier de l’évolution des rapports de force électoraux, pour pouvoir refaire le film à la fin de la campagne et en isoler des moments-pivots. Nous réalisons donc des études à un instant t. Le résultat du rolling un jour de janvier n’a pas vocation à prédire les résultats de l’élection, en avril. Nous demandons aux gens pour qui ils voteraient, si l’élection avait lieu demain, pas en avril. La campagne électorale a, heureusement, un impact sur les intentions de vote. Si nous étions capables de produire les résultats d’une élection trois mois avant, ce ne serait pas signe d’une démocratie en bonne santé. En général, l’opinion réagit en fonction des événements de la campagne. Ensuite, il est difficile de savoir si l’opinion réagit réellement aux résultats des sondages qui sont publiés. Au fond, il existe des électeurs qui réagissent, d’autres non. Il existe des électeurs stratèges qui suivent la stratégie du vote utile ou de l’outsider. Certains électeurs ont sûrement des stratégies en fonction des sondages. Mais il faut relativiser ce phénomène : si les sondages avaient tant de pouvoir sur les élections, il faudrait partir du principe que tous les électeurs, le jour de l’élection, auraient vu et retenu tous les sondages qui ont été publiés durant la campagne, et auraient construit leur stratégie en fonction de ces résultats. Je ne pense pas que ce soit le cas. Certes, les sondages ont un rôle dans les stratégies politiques et médiatiques, mais ce rôle ne doit pas être surestimé, ni “divinisé”. 

Julien Vacherot : Si l’on prend, à l’international, les exemples du Brexit ou de l’élection présidentielle américaine de 2016, les sondages ont pu se tromper sur des sujets majeurs. On a l’impression que les sondages ont tendance à minimiser la part des votes extrêmes, populistes, dans l’électorat. Qu’en pensez-vous ?

L.J. : Les instituts de sondage anglo-saxons adoptent des méthodes différentes des nôtres. Je n’en suis pas spécialiste mais je sais que l’élection américaine est très complexe à sonder, ce qui peut justifier les erreurs, notamment dans le cas de l’élection de M. Trump en 2016. Les techniques sont donc différentes. Ce que je peux dire, c’est que, sur notre “échec” pour les régionales, la participation était beaucoup plus basse que ce que nous avions prévu. Sans participation, il est extrêmement compliqué de savoir pour qui les gens vont voter. Nous nous interrogeons sur nos échecs, mais il est rare qu’un sondage se trompe grossièrement. Il y a quelques exemples, comme les régionales ou la qualification de M. Le Pen au second tour des présidentielles de 2002. A cette époque, nous avions notamment tendance à sous-estimer le vote pour l’extrême droite, qui était “tabou” pour beaucoup d’électeurs. Nos sondages étaient à l’époque majoritairement réalisés par téléphone, ce qui implique un biais de désir de sociabilité. Les électeurs sondés veulent bien être représentés aux yeux de l’enquêteur qui les interroge. Beaucoup d’électeurs d’extrême-droite ne nous avouaient donc pas la véritable nature de leur vote. Depuis que nous sommes passés à des sondages à 100 % en ligne, ce biais de désirabilité n’existe plus. Nous ne sous-estimons donc plus le vote pour les extrêmes.

Julien Vacherot : Les résultats de sondages sont souvent décriés par certains hommes et femmes politiques, qui les considèrent comme “mensongers” ou “orientés”. Que leur répondez-vous ? Pourquoi ces résultats suscitent tant de réactions ?

L.J. : Il s’agit avant tout de postures politiciennes. Il est assez amusant d’en entendre certains décrier les sondages, alors qu’ils sont les premiers à en commander. Certaines critiques sont entendables, d’autres moins. Étrangement, ce ne sont jamais ceux qui sont en tête des sondages qui vont les critiquer. Ce sont ceux qui sont en bas qui pensent être sous-évalués ou mal évalués. Cela fait partie du jeu politique, et nous l’acceptons. Par exemple, M. Mélenchon se fait un malin plaisir à critiquer les sondages alors qu’il en fait produire lui-même. 

Pauline Haritinian : Que pensez-vous de la proposition d’interdire les sondages quelques jours avant le début des votes à la présidentielle ?

L.J. : C’est déjà le cas : nous ne pouvons pas publier de sondages la veille ou deux jours avant les élections. Ce délai a été raccourci. Pour répondre à la crise de confiance qui touche les instituts de sondages, je ne serais pas contre, à titre personnel, d’interdire la publication de sondages une semaine avant les scrutins. Mais je ne suis pas sûr que cela change les choses. En ne publiant plus de sondages une semaine avant les élections, nous tendons d’un autre côté le bâton pour nous faire battre, car nos dernières estimations seraient encore plus éloignées de ceux de l’élection. Je ne serais pourtant pas contre car je trouve important que le public ait confiance en notre travail.

Illustré par Maxence Delespaul

Julien Vacherot

Julien Vacherot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Chief Editor of KIP, interviewer and regular contributor.

Gabrielle Pichon

Gabrielle Pichon

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Ancienne présidente de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Former KIP President and regular contributor.

Pauline Haritinian

Pauline Haritinian

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Double diplôme avec l'ISAE Supaero. Membre de KIP, réalisatrice de vidéo et intervieweuse.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024).
Member of KIP, member of the video pole and interviewer.

Maxence Delespaul

Maxence Delespaul

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Président de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). President of KIP and regular contributor.