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Le changement (qu’il soit ou non un progrès) n’est plus de notre ressort

Ubérisation du monde, transhumanisme, big data, hausse des inégalités, féminisme, démocratie, réchauffement climatique : voici quelques horizons qui surgissent devant nous. Certains « font débat », d’autres sont unanimement considérés comme non souhaitables. Et pourtant, est ce que cela changera quelque chose au changement ? Celui-ci avance, naturellement. Est-il même porté par un groupe dominant ? Peu importe, car les faits sont là : même conscients de ses effets néfastes dans de nombreux domaines, nous le voyons filer, comme s’il était hors de notre portée. Exemples : on sait tous que les grands PDG des GAFAs (géants du numérique) sont réticents à laisser leurs enfants se « légumiser » devant un écran, et aujourd’hui le téléphone est pourtant devenu une excroissance de la main. Yann Arthus-Bertrand a diffusé son documentaire intitulé Home sur la beauté d’une nature en danger et aujourd‘hui, les cités poubelles existent toujours et les experts du GIEC sont toujours aussi pessimistes au sortir de chaque conférence sur le climat. En 1999 des émeutes eurent lieu à Seattle lors d’un sommet de l’OMC et aujourd’hui, la mondialisation économique et financière est toujours autant critiquée (certains économistes estiment même qu’une crise financière est sur le point d’arriver).

La liste de telles contradictions entre ce qui est, et ce qui aurait été voulu, serait fastidieuse et inutile (pas besoin de se mettre le moral à zéro). Quel est l’objectif de cet article ? Se demander pourquoi nous fonçons, certains avec le sourire et d‘autres le ventre serré, vers le mur ou le paradis (la destination est sujette à « débat »).

« Le changement c’est maintenant », ou plus récemment « libérer les forces créatives des Français » et « leur redonner goût à l’esprit de conquête » : ce sont des slogans qui gagnent (la thématique de la promesse de progrès à travers le changement est très répandue, ce n’est en effet pas pour rien que de plus en plus de partis s’appellent au début « mouvement »). Il s’agit d’être en route vers la démocratie réelle, la plus inclusive possible, pour avoir voix au chapitre, pour prendre son destin en main. Pour se faire entendre, il faut jacter, manifester, buzzer. Le problème, c’est qu’on ne sait pas trop à qui on en veut : « le système », « les mentalités », « la finance », « les patrons », « la société »… Tout porte à croire que c’est une personne morale plutôt que des personnes physiques qui est responsable de nos maux, comme si tout était le fruit d’un processus sans sujet. Une explication possible consisterait à dire que tel est l’objectif principal de l’État de droit libéral [1], qui consiste à ramener toutes les questions d’ordre idéologique dans la sphère privée : le crime est de juger l’autre, alors qu’il a le droit de penser ce qu’il veut. Le libéralisme politique se doit en effet d’être neutre – à part vis-à-vis de ceux qui le contestent et qui cherchent à rétablir des dynamiques de groupe se fondant sur une identité commune, ce qu’il considère comme suranné et délétère. Étant neutre, il ne connaît aucune limite, il a vocation à s’étendre, et c’est toujours l’ouverture à du nouveau, du « disruptif », du « dérangeant » qui gagnera, car c’est son seul horizon ; il n’y a donc aucun pilote dans l’avion : savoir s’il décolle vers le septième ciel ou s’il s’écrase fait débat, mais le libéralisme politique continuera de prendre parti pour les optimistes. Exemple : Konbini a récemment diffusé un fast and curious avec un robot : beaucoup furent gênés, d’autres, juste amusés. En tout cas, on laisse la mécanique suivre son cours : il nous faudra maximum 5 ou 10 ans pour être persuadés par l’optimisme général et par les bienfaits possibles de tels progrès technologiques. Exit la peur de perdre en autonomie, et la méfiance naturelle face aux apprentis sorciers.

Mais vient quand même le moment où on en « discute », on « débat », on « met les choses au clair ». C’est l’instant où on croit tenir un gouvernail alors qu’on nage derrière le bateau. Mais ce qui est drôle (pour un cynique), c’est qu’il semblerait qu’il y ait au moins trois « systèmes », trois « mentalités », trois « esprits du temps » : chacun joue à tour de rôle le grand coupable, c’est-à-dire que personne n’a la même perception de la réalité.

Certains critiquent les archaïsmes encore en vigueur dans nos sociétés. Par exemple ceux des Académiciens, ces 40 Immortels, qui paraissent pour ceux-là même qui les critiquent être réfractaires à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un quelconque progrès (comme l’écriture inclusive) ou à un simple changement (comme l’intégration de nouveaux mots issus de l’Anglais). Ces archaïsmes sont le symbole d’un ordre en place, dominant, vestige de l’ancien temps : le patriarcat, la barbarie, le nationalisme, le racisme, le suprématisme blanc – l’arrivée de Trump au pouvoir serait un exemple de la permanence du conservatisme aujourd’hui. Ceux qui critiquent un tel « esprit du temps », une telle « mentalité », se placent sur le registre politique : ils rétorquent à des « réac » des « progrès sociaux » qui nous amèneraient vers plus de fraternité.

D’autres (parfois les mêmes bien sûr) critiquent aussi un « esprit du temps » qui favoriserait les injustices économiques, les inégalités, où ce sont toujours les grands patrons et la logique du Capital qui a le dernier mot. Il s’agit là d’un matérialisme encore plus poussé que précédemment : ici, l’ordre en place que l’on critique n’a même pas d’idéologie, de convictions politiques (ou s’il en a, c’est simplement qu’il cherche à créer un écran pour cacher des intérêts économiques). Tout s’explique par l’économique (le discours politique d’en face est disqualifié d’entrée de jeu). Ainsi, si Google travaille sur le transhumanisme, ce n’est pas pour améliorer l’humanité, c’est parce qu’il est profitable d’ouvrir un marché pour être monopole. Si Airbus participe à des réunions avec des commissions d’experts de l’UE sur la législation européenne dans l’aéronautique, ce n’est pas à cause de son évidente expertise, mais pour infléchir les règles en sa faveur. Tout est clair, il ne faut appréhender la cible qu’à travers la cupidité – comme les Mélenchonistes l’ont fait durant les élections présidentielles de 2017 avec M. Oligark.

• Le dernier « esprit du temps » est particulier. Il provoque chez ceux qui le perçoivent un malaise global face à toute la scène politique et économique, et a été le mieux formulé par P. Muray, à travers ses concepts d’homo-festivus et de festivisme [2]. Muray prône un esprit critique radical : il ne propose rien, sinon de conserver du recul face à ce qui arrive. Or garder une telle posture devient de plus en plus difficile, car pour qu’il y ait une critique, il faut des antagonismes, alors qu’il n’y en a, selon Muray, plus aucun – c’est pour cela, dans une optique hégélienne, que nous sommes déjà « après l’histoire ». L’homo-festivus serait le produit d’une époque aseptisée, dopée à « la citoyenneté », « la fête », « la convivialité ». Disons les choses plus simplement et passons par un exemple : de Gaulle était radicalement opposé à beaucoup de revendications estudiantines lors de mai 68 – si bien qu’il a, comme il l’a sous-entendu, pensé à recourir à l’article 16 de la Constitution. La configuration entre Anne Hidalgo et Nuit Debout est tout à fait différente : « c’est bien que le mouvement vive sans qu’il y ait une volonté des politiques de s’afficher ou de le récupérer » a-t-elle déclaré – sachant qu’elle a tout de même encadré, et c’est heureux, les débordements du mouvement. Elle n’est pas pour, mais elle n’est pas contre non plus : elle est libérale, et même attendrie – elle est nostalgique de ses propres révoltes du temps de sa jeunesse, comme elle le dit dans une interview. De deux choses l’une : il est quand même étrange de valoriser, en tant que politique, les révoltes, ce qui contredit aussi l’idée du camp des insurgés selon laquelle ils ne sont même pas écoutés et opprimés. Enfin, pour Muray, et pour ceux qui pensent comme lui, tout est fête : elle est la modalité de tout événement car tous doivent être funs, planifiés, entraînants, et la proximité doit se transformer en promiscuité (la convivialité est une obligation).

Que penser du changement ? On le juge souvent à travers l’un de ces discours : soit on considère que l’ennemi (qui représente l’esprit du temps) est un ordre archaïque qu’il faut à tout prix dépasser, soit on considère que les ennemis sont les privilégiés (qui représentent l’esprit du temps), soit, comme Muray, que l’ennemi est « l’empire du Bien » (qui représente l’esprit du temps) qui se déconnecte progressivement de la réalité. Ou alors, on coche la case « sans opinion » et on crache sur l’optimisme des uns et le pessimisme des autres, façon Houellebecq : « je n’ai jamais eu, voyez-vous, le sentiment de vivre en démocratie ; j’ai toujours eu le sentiment de vivre dans une espèce de technocratie , sans être d’ailleurs persuadé que c’était là une mauvaise chose ; peut-être les technocrates sont-ils sages, et justes ; peut-être devrais-je m’arrêter de fumer […] Ces mesures de santé publique seraient sans nul doute approuvées par nos concitoyens à une majorité écrasante. Je n’ai donc, littéralement, qu’à m’écraser, et à convenir que je vis dans un monde où la volonté générale « exerce une compression trop puissante sur les volontés particulières ». En pratique, je peux me chercher un trou pour y mourir, un coin de campagne où je pourrai, isolé, me livrer jusqu’au bout à mes modestes vices ». [3]

Illustration : Funambule de Bydgoszcz, Pologne – Creative Commons
Célèbre l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne.

Sources et renvois

[1} Jean-Claude Michéa, La double pensée, retour sur la question libérale, 2008
[2] Philippe Muray, Après l’Histoire, 1999
[3] Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics, 2008
Yann Sassi

Yann Sassi

Étudiant français en Master in Management (Promotion 2021) à HEC Paris.
Contributeur régulier.

French student in Master in Management (Class of 2021) at HEC Paris.
Regular contributor.