KIP
Illustration par Kim Provent pour KIP.

Psychologie et changement climatique

Ou comment la psychologie sociale explique l’immobilisme collectif face au réchauffement climatique

Selon une enquête menée en 2008 par le Pew Research Center, la plupart des Américains ne se sentent pas directement visés par le changement climatique. Certes, ils voient cela comme une préoccupation, mais elle ne fait toujours pas le poids face au ralentissement économique ou à la nécessité d’améliorer le système éducatif. Malgré les nombreux appels à action lancés par les scientifiques, les Américains n’ont toujours pas pris de mesures suffisantes pour protéger l’environnement, tandis que les climatosceptiques continuent de remettre en question la crédibilité des conclusions scientifiques en la matière. Chez nous, de l’autre côté de l’Atlantique, le changement climatique est largement reconnu comme un sujet de préoccupation majeur : en 2018, l’IFOP a constaté que 85 % des Français s’inquiétaient du réchauffement de la planète. Cependant, malgré ces chiffres encourageants, nos concitoyens ne prennent toujours pas assez de mesures pour protéger la planète à leur échelle. En effet, selon le cabinet de conseil BVA, 64 % des Français ont déclaré qu’ils n’accepteraient pas une légère baisse de leurs revenus pour contribuer à freiner le phénomène de changement climatique.

Mais même lorsqu’on leur demande de prendre des mesures de moindre envergure, rares sont ceux qui répondent par l’affirmative. C’est d’autant plus surprenant que la plupart d’entre nous sommes capables de citer au moins quelques mesures, faciles à appliquer, pouvant contribuer à atténuer le réchauffement climatique dans le futur. Il s’agirait par exemple de prendre moins de bains, de n’utiliser que des gobelets réutilisables, ou de réduire notre consommation de viande. Pourtant, si nous sommes conscients des comportements à adopter, cela nous amène rarement à prendre des mesures véritablement efficaces et cohérentes. Comment l’expliquer ? Je crois bien que la psychologie sociale peut nous éclairer à ce sujet, et aider les décideurs de demain à saisir les complexités de la pensée humaine afin d’inspirer un changement durable qui fera enfin la différence.

Plus on est de fous… moins on se sent responsable

Comprendre l’être humain, ce n’est pas facile, c’est le moins qu’on puisse dire. Lorsqu’ils sentent un danger approcher, les individus sont capables de faire de gros sacrifices pour se protéger ou protéger leurs proches, mais lorsqu’il s’agit d’un groupe plus important (les habitants de leur ville, le pays entier…), ils restent souvent inactifs et ne se sentent plus dictés par l’urgence. Bien sûr, les psychologues ont étudié ce phénomène et ont conclu que les individus étaient moins susceptibles de se sentir responsables d’un événement ou d’aider autrui en présence de spectateurs ou de témoins. Ce phénomène, connu sous le nom de « diffusion de responsabilité », se traduit, dans des cas extrêmes, par la non-assistance en personne en danger dans le cadre de meurtres ou de situations graves, à l’image des responsables nazis durant la Shoah. Dans la vie de tous les jours, cette « diffusion des responsabilités » nous amène à ignorer les mendiants dans la rue, ou encore à ne pas aider un vieillard à traverser. La manière dont les individus réagissent face à l’urgence climatique ne fait pas exception à la règle : « pourquoi donnerais-je de l’argent pour cette cause alors que quelqu’un d’autre le fera à ma place ? » ou encore « pourquoi devrais-je arrêter de prendre des bains alors que quelqu’un d’autre que moi prend probablement déjà des mesures plus efficaces ? », sont autant de pensées qui peuvent traverser l’esprit de l’individu moyen lorsqu’il entend parler de réchauffement climatique. Pire encore : certains sous-estiment l’impact qu’un geste de leur part aurait sur la planète dans son ensemble, et s’abstiennent ainsi de changer leur comportement ; le problème étant que si on se mettait tous à réfléchir comme ça, on n’irait pas bien loin…

Qui plus est, la diffusion des responsabilités a des conséquences fâcheuses qui sapent les efforts collectifs de lutte contre le changement climatique. En effet, les psychologues ont constaté que plus le groupe est grand, moins un individu est prêt à faire des efforts pour atteindre un objectif. Les gens ont tendance à ressentir une certaine « paresse sociale » (social loafing en anglais), et déploient donc moins d’efforts lorsqu’ils travaillent collectivement que lorsqu’ils travaillent individuellement, car ils ne sont pas tenus directement responsables et ne peuvent pas évaluer leurs propres efforts. Comme la responsabilité est partagée entre les membres du groupe, ces derniers seront moins motivés que s’ils travaillaient tous seuls. Cela explique pourquoi il est difficile de faire agir tout un pays contre le réchauffement climatique !

Nos biais cognitifs nous jouent des tours

Outre le fait que les gens ne se sentent pas directement responsables du réchauffement climatique, les biais cognitifs jouent également un rôle et expliquent l’inefficacité de certaines campagnes médiatiques visant à encourager les actions en faveur du climat. En effet, les scientifiques tirent souvent la sonnette d’alarme en attirant notre attention sur des catastrophes futures : par exemple, l’ONU a estimé que les océans se réchaufferont “d’ici la fin du siècle” et que le nombre de personnes exposées au stress hydrique pourrait augmenter de 50 % d’ici 2050. Si ces chiffres sont effectivement inquiétants, le fait qu’ils nous amènent à envisager un avenir incertain limite l’efficacité de la communication sur le changement climatique. Cela s’explique par le fait que les individus prennent des décisions en gardant un certain « biais du présent », qui fait référence au fait qu’ils ont tendance à négliger l’importance des événements futurs et qu’ils choisissent plutôt de se concentrer sur les aspects positifs de leur vie présente.

Un autre facteur dont il faut tenir compte tient au désir de confort des individus. À moins qu’il ne s’agisse de leur propre bien-être ou de celui de leurs proches, les êtres humains ont tendance à être égoïstes. C’est pourquoi des chercheurs suisses ont constaté que la plupart des individus ne sont pas prêts à compromettre leur confort personnel et leurs habitudes de consommation au nom du changement climatique. Bien entendu, cette attitude est renforcée par les discours des climatosceptiques, qui estiment que les actions éco-responsables sont forcément contraignantes et chronophages : renoncer à prendre l’avion, changer drastiquement ses habitudes alimentaires … Toutefois, en montrant aux citoyens qu’ils peuvent agir sans perturber leur vie quotidienne, les décideurs pourraient les inciter à prendre des mesures efficaces pour freiner le réchauffement climatique, et ce malgré les discours des sceptiques.  

Une lueur d’espoir

Le fait que la plupart des campagnes de communication actuelles concernant le changement climatique ne soient pas assez convaincantes pour inciter les gens à agir ne signifie pas qu’elles ne peuvent pas être améliorées grâce aux éclairages apportés par la psychologie. D’une part, je pense qu’il est possible de dépasser le désir de confort des populations et leur réticence à faire des efforts supplémentaires pour une cause dont ils ne se sentent pas directement responsables. En fait, ce désir provient principalement d’un autre biais bien connu, appelé “biais du statu quo”, qui fait référence au phénomène consistant à préférer que son environnement et sa situation restent tels qu’ils sont déjà, même lorsque le changement pourrait être positif. En conséquence, les individus ont tendance à faire leur choix par défaut lorsqu’on leur présente plusieurs options, c’est-à-dire qu’ils préfèrent choisir l’option qui ne requiert pas d’action particulière de leur part. En s’arrangeant pour que les gestes éco-responsables deviennent des « choix par défaut » dans notre vie de tous les jours, les décideurs pourraient encourager les citoyens à protéger l’environnement. C’est ce qu’a fait l’université Rutgers il y a quelques années : après avoir décidé que ses laboratoires informatiques gaspillaient trop de papier, l’université a simplement fait de l’impression recto-verso l’option par défaut sur ses imprimantes. Ce petit geste a permis d’économiser plus de 7 millions de feuilles de papier au cours du premier semestre seulement, soit l’équivalent de 620 arbres !

De plus, contrer le phénomène de diffusion des responsabilités pourrait être le pari le plus sûr pour inciter les gens à agir pour sauver la planète. Le moyen le plus simple d’y parvenir consisterait à exploiter les liens sociaux existants et à créer un sentiment de communauté. En effet, plus le groupe est petit, moins ses membres ont tendance à se reposer sur leurs lauriers et à se désengager de leur objectif. Ainsi, les décideurs politiques pourraient adopter une approche plus locale de la lutte contre le changement climatique et inciter les maires ou les dirigeants locaux à encourager les actions au sein de leur communauté, car les personnes qui se sentent affiliées à un groupe sont plus susceptibles de coopérer et d’être disciplinées.   L’efficacité de cette approche a été testée aux États-Unis, où une émission de téléréalité intitulée “The Energy Smackdown” interpelle le public autour des problématiques du réchauffement climatique en incitant les Américains à adopter des mesures localement pour réduire leur consommation d’énergie. Au cours de la deuxième saison, par exemple, des équipes venant de trois villes différentes dans le Massachusetts se sont affrontées dans le but de réduire le plus possible leur consommation d’énergie au cours de l’année. Les défis à relever consistaient notamment à se rendre au travail à vélo, à manger des aliments cultivés localement ou à remplacer ses ampoules électriques par des alternatives plus économes. Les participants devaient également sensibiliser les autres membres de leur communauté à la réduction des émissions de carbone. Au final, les gagnants ont réussi à réduire leur consommation d’énergie de 73 %, démontrant ainsi l’importance des initiatives locales dans la lutte contre le réchauffement climatique.

D’autres moyens d’éviter de diffuser la responsabilité au sein du groupe consistent à impliquer le public par le biais d’images ou de messages captivants qui font appel à l’expérience personnelle des individus.  Au lieu de s’appuyer sur des données et sur le jargon scientifique, les décideurs devraient s’efforcer de montrer aux gens des images vives et réelles afin de leur faire passer des messages qui s’appuient sur ce qu’ils ont déjà vécu ou qui utilisent des comparaisons concrètes et frappantes. C’est ce qu’a fait la ville de New York en 2008, en lançant une campagne publicitaire pour promouvoir le recyclage. Les affiches de publicité  reproduisaient l’Empire State Building – seulement, il était reconstitué à partir de  magazines et de catalogues jetés ! Cela a permis de sensibiliser le public à l’énorme quantité de papier jetée dans la ville. Cette publicité a-t-elle été efficace ? C’est difficile à dire. Mais au moins, elle a dû attirer l’attention des gens, bien plus que de simples statistiques et chiffres. Elle ne changera peut-être pas le comportement des New-Yorkais du jour au lendemain, mais elle restera peut-être dans leur esprit et les incitera à agir dans le futur. En tout cas, on l’espère bien …

Selma Bouhemou

Selma Bouhemou

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Contributrice pour KIP.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Contributor to KIP.