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Pourquoi faut-il attendre trois ans avant qu’un film sorte sur Netflix ?

Partie intégrante de l’exception culturelle française, la chronologie des médias est un système de fenêtre de diffusion s’appliquant à tous les films sortant en salle de cinéma. Cette réglementation est à l’origine des quatre mois qui séparent la sortie DVD de l’arrivée en salle, puis des quinze mois précédant la disponibilité sur MyCanal et OCS, et ainsi de suite jusqu’aux plateformes de SVOD (Vidéo à la demande par abonnement) comme Netflix ou Prime Video qui doivent patienter trois années entières. Si cette législation est longtemps restée peu discutée, l’arrivée de Disney+ l’année dernière a relancé le débat, une partie des spectateurs français s’insurgeant de devoir attendre trois ans pour pouvoir regarder Black Widow sur la plateforme, alors que le film était sorti simultanément en salles et sur Disney+ aux États-Unis. Le rôle de cette Chronologie est de protéger les différents acteurs de l’audiovisuel français, mais aussi d’encourager l’investissement dans la production nationale, les entreprises dites vertueuses (celles dépensant une part significative de leur chiffre d’affaires dans le financement de films français) étant récompensées par un raccourcissement de leur temps d’attente. C’est pour cette raison, par exemple, que MyCanal a vingt mois d’avance sur Netflix pour la diffusion de films, alors que les deux plateformes sont classées dans la catégorie de la SVOD. 

         Aux yeux du grand public, ce système protectionniste n’a pas forcément bonne presse, notamment à cause de la mauvaise réputation dont souffre actuellement le cinéma français. Patienter plusieurs années pour avoir accès à ce qui est disponible immédiatement dans le reste du monde, simplement dans l’optique d’aider à la réalisation de ce qui se résume dans l’imaginaire collectif à de mauvaises comédies et à des drames larmoyants paraît pour beaucoup totalement injustifié. De plus, en se positionnant comme un rempart défendant les salles de cinéma face à l’essor des plateformes avec abonnement, la Chronologie des médias prend des airs anachroniques. La réalité, bien plus complexe, est que le système du cinéma français repose sur un équilibre extrêmement précis, où les taxes sur les tickets de cinéma permettent le financement de nouveaux films, et où chaque structure est favorisée à la hauteur de sa participation dans l’industrie. Or, si l’arrivée récente de Netflix et de ses semblables a sensiblement déstabilisé cet équilibre au point d’en discuter l’intérêt, la suppression de ce système aurait des conséquences désastreuses sur l’industrie cinématographique française, qui figure parmi les plus importantes au monde. 

Les plus grands bénéficiaires de la Chronologie des médias sont les salles de cinéma, qui se trouvent en première place dans l’ordre des fenêtres diffusions. Là où aux Etats-Unis, un multiplex sortant le dernier Marvel peut se retrouver en concurrence directe avec Disney+, cette configuration est totalement impensable en France. Le diffuseur doit donc faire un choix : sortir son long-métrage au cinéma et bénéficier des recettes sur chaque ticket, ou alors le sortir directement en SVOD et miser exclusivement sur les revenus associés aux abonnements. Cette protection permet aux salles une sécurité qui leur évite théoriquement de tomber dans la même situation que la société AMC (l’équivalent d’un UGC américain), rachetée il y a quelques mois par Amazon, propriétaire de Prime Vidéo, rappelant à tous les acteurs la potentialité d’un monopole des plateformes sur les canaux de diffusion, dont les conséquences se propageraient à chaque étape de la création audiovisuelle. 

Ce n’est pas pour rien si l’expansion extraordinaire de la SVOD depuis 2020 a provoqué une levée de bouclier chez plusieurs grands réalisateurs américains, parmi lesquels Christopher Nolan et Denis Villeneuve. Conscients que leurs films sont pensés pour être vus sur un grand écran, de l’écriture du scénario au choix des cadres en tournage, ils savent qu’on ne conçoit pas de la même façon une œuvre qui sera regardée sur un iPhone et une autre qui sera projetée en IMAX. Le média de diffusion est particulièrement impactant dans la conception d’un long-métrage, et la disparition des salles pourrait induire la mort d’un cinéma spectaculaire ambitieux, tout comme celui d’œuvres plus lentes et contemplatives.  

L’importance de la salle de cinéma, et donc de sa protection par la Chronologie, s’étend aussi à la qualité des créations.  Sur ces dix dernières années, Netflix n’a pas fait émerger un seul nouveau réalisateur. Les offensives du géant américain sur le terrain du cinéma d’auteur se sont limitées à la récupération d’artistes à la renommée déjà bien ancrée. En produisant des œuvres telles que The Irishman de Martin Scorsese ou Mank de David Fincher, l’objectif paraissait moins être la pérennisation d’un cinéma alternatif que la recherche d’un succès d’estime auprès d’un public cinéphile minoritaire. Il est facile de se payer le prochain film d’un réalisateur de renom, mais beaucoup moins de dénicher et d’accompagner de nouveaux talents. Sur les plateformes, la densité de l’offre complexifie le processus de différenciation. Au contraire des distributeurs classiques qui choisissent avec précaution leurs films et défendent souvent vigoureusement leur carrière en salle pour les rentabiliser, Netflix peut se permettre d’acheter d’innombrables projets qui ne servent qu’à alimenter un catalogue en perpétuelle expansion, où tous les titres se valent, et où les efforts de communication se limitent à quelques valeurs sûres.  

La place des salles dans l’industrie cinématographique dépasse ainsi largement le statut de lieu de diffusion auquel on la réduit trop souvent, mais elle n’est qu’un rouage au sein de la Chronologie des médias. En taxant les tickets de cinéma et en encourageant les entreprises de SVOD à payer pour avancer leur créneau de diffusion, elle assure aussi la survie de l’industrie cinématographique française. Si Canal+ finance autant de films chaque année, c’est pour avoir le privilège de diffuser les œuvres sorties en salle après seulement 17 mois, au lieu de 36 pour les plateformes américaines. Mais le cinéma national, malgré sa sixième place mondiale en quantité de films produits, entre le Royaume-Uni et la Corée du Sud, souffre d’une réputation locale particulièrement mauvaise.  

Le cinéma d’auteur français, largement moqué à l’intérieur de ses propres frontières, fait pourtant partie des plus reconnus au monde, encore aujourd’hui. Non content d’avoir obtenu un Lion d’or et une Palme d’or cette année (deux des récompenses les plus prestigieuses du cinéma international), la France est globalement plutôt bien garnie en matière de prix. Trois des dix dernières Palmes d’or sont françaises, alors que depuis 2007, aucun autre pays n’en a obtenu plus de deux. A Venise, depuis la création du festival, la France a obtenu 13 Lion d’or, soit le record absolu, juste devant l’Italie et ses 11 récompenses. Quant aux Oscars, la France fait partie des 4 seuls pays au monde à avoir été nominé plus de 3 fois ces dix dernières années à l’Oscar du meilleur film étranger. Ces prix font état d’une offre qui, si elle peine à rassembler le grand public, participe néanmoins au rayonnement culturel du pays.  Or, c’est justement parce que ces œuvres peinent à atteindre un succès économique que la Chronologie est aussi importante, car elle encourage malgré tout à continuer leur financement pour acquérir des avantages parallèles.

Il ne fait toutefois aucun doute que cette reconnaissance du cinéma d’auteur français par une petite caste de cinéphiles ne suffira pas à redorer le blason de l’industrie aux yeux de ceux qui critiquent justement son élitisme.  Titane de Julia Ducourneau incarnant d’ailleurs à la perfection ce cinéma subventionné, récompensé, mais dont le style extrême déroute la majeure partie du public. Il est vrai que le grand public peut s’interroger sur son intérêt à payer une taxe sur son ticket de cinéma visant à financer un film qui ne lui est visiblement pas destiné, quel que soit son succès en festival. 

Lorsque la Chronologie est critiquée, c’est souvent par l’intermédiaire de la faible rentabilité du cinéma français. Cette réglementation permettant de perpétuer le financement d’œuvres qui ne trouvent pas leur public, elle se retrouve souvent confrontée au système américain, moins ouvertement protectionniste, qui parvient à se maintenir en vie par le succès public de ses productions. Survient alors le grand sujet de la qualité des œuvres, les films français étant accusés de ne pas gagner d’argent à cause d’une incapacité à satisfaire les spectateurs. 

La qualité d’un film étant quasiment impossible à quantifier, les notes Spectateur Allociné serviront ici de premier indicateur de la réception d’un film par le grand public, choix discutable mais aux alternatives limitées. Pour étudier un des grands problèmes du cinéma français, autant partir d’un exemple particulièrement parlant : le 30 juin 2021 sort The deep house, film d’horreur sur un couple d’américains partis faire de l’urbex dans une maison hantée. Le film, mal reçu par la presse (3/5) et les spectateurs (2,2/5) réalisera un des meilleurs démarrages au box-office jamais enregistré pour un film d’horreur français. Pourquoi ? Parce que le titre anglais et la présence d’américains en personnages principaux ont fait croire aux spectateurs que le film était lui-même américain. Autour de la même période sortait Méandre qui fera trois fois moins d’entrées, alors que sa note spectateur est parfaitement identique. Des phénomènes similaires se sont répétés à de nombreuses reprises, et sont connus de tous les acteurs de l’industrie. Le cinéma français dit « de genre » (horreur, thriller, SF, etc.) peine à trouver son public, et se résume donc à de petits projets indépendants qui ne cherchent pas la rentabilité.  

Avec la ré-ouverture de mai 2021, on a vu fleurir sur les écrans français des films aussi variés que Médecin de nuit (thriller nocturne – 3,7/5), Gagarine (drame aux frontières de la SF – 3,9/5), Annette (comédie musicale spectaculaire – 3,6/5), Onoda (film historique au japon – 4,2/5), tous réalisés et produits par des Français. Pourtant, aucun de ces films n’aura le succès du conspué Space Jam 2 (2/5) ou du décevant Black Widow (3,3/5). Annette sera d’ailleurs sûrement le seul des quatre titres dont le grand public a entendu parler, or on peut penser que la présence d’Adam Driver au casting et le tournage en anglais ne sont pas étrangers à cette exception, rassurant les distributeurs sur l’investissement en communication. Il ne s’agit pas ici de démontrer un lieu commun (que qualité et rentabilité sont peu corrélés) mais de mettre en lumière la diversité d’une offre nationale loin de se limiter aux drames sociaux. On peut dès lors se demander si la question de la qualité du cinéma français n’est pas à remplacer par un problème structurel : les bons films, bien que nombreux et variés dans leurs approches, sont peu diffusés, sans couverture publicitaire, et ne trouvent pas leur public. Puisqu’ils ne sont pas rentables, les distributeurs rechignent à payer de la communication et à les diffuser largement à travers la France. En résulte un cercle vicieux qui, en l’absence des subventions versées notamment par le CNC et du système protectionniste dans lequel s’inscrit la Chronologie, provoquerait sans doute l’amenuisement de ces films de qualités, appréciés de ceux qui les ont vu, mais trop rarement viables sur le plan économique.  

Loin d’être irréprochable, la Chronologie des médias souffre d’une quantité de limites qui mériterait un second article. Toutefois, plutôt que de souhaiter sa mort pour de mauvaises raisons, il convient de commencer par s’interroger sur les causes de son existence. En la modifiant pour mieux tirer parti de l’arrivée des plateformes de SVOD (procédure en cours mais aux résultats décevants), l’industrie serait largement plus bénéficiaire qu’en la supprimant. Cette dernière option ouvrirait un boulevard aux entreprises américaines, sans réelle contrepartie. Seules survivraient les productions rentables et sûres, c’est-à-dire les comédies grand public et les drames de quelques auteurs déjà installés. Les premiers films à disparaître seraient les œuvres plus variées, originales et osées, celles qui font justement la diversité de notre cinéma, et dont on entend malheureusement trop peu parler. Finalement, n’est-il pas ironique que ceux qui réduisent le cinéma français aux comédies et aux drames soient justement ceux qui désirent la fin du principal rempart permettant à ce cinéma de proposer autre chose que ces comédies et ces drames ?  

Joffrey Liagre

Joffrey Liagre

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Double degree with the Optical Institute. Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Double degree with the Optical Institute. Member of KIP and regular contributor.