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Illustration de Paul Massoullié pour KIP.

L’Enchantement du monde

Petite victoire : le taux de participation aux élections européennes de 2019 remonte la pente ; 50 % des Européens  se sont déplacés aux urnes, contre 43 % en 2009 et 2014. Voilà pour le verre à moitié plein. Mais prenons un moment la perspective inverse, et demandons-nous ce qui peut expliquer quelques 50 % voire 57 % d’abstention pour des élections dont on connaît l’importance (1 député européen représente 7,8 fois plus de Français qu’un député national !). 

L’Union européenne accuse peut-être de nombreux manques – de coordination, de légitimité, de démocratie. Mais en vérité, elle fait surtout état d’un déficit de mythologie, de sacré. L’ « Europe » n’a pas encore gagné la vertu évocatrice de termes comme ceux de « République » ou de « France » pour une majorité d’entre nous. En conséquence, il est difficile de se sentir européen. L’Europe gagnerait donc à forger, si tant est que cela soit possible, un mythe fondateur qui se définirait autrement que par le négatif, à savoir que « l’Europe est nécessaire pour tenir la guerre à distance ».  

L’exemple de l’Union européenne illustre l’imbrication fondamentale du sacré dans le champ politique, pris au sens de polis, la cité. Dès lors, plus généralement, quelles sont les modalités de cette imbrication ? Peut-on faire société sans sacré ? N’y a-t-il pas aussi un risque à sacraliser certains hommes politiques, certaines institutions, voire certains concepts ?  

Le sacré est ce qui sépare, ce qui s’isole ou que l’on isole des autres, et que l’on rend inaccessible. C’est ce que l’on extrait de la sphère marchande, ce qui devient intouchable, ce que l’on élève dans l’imaginaire collectif. C’est, en un mot, le vertical qui naît de l’horizontal. Et ce sacré est nécessaire à la création d’un sentiment d’appartenance, car il peut faire fi des divergences qui existent sur le plan horizontal pour forger des concepts transversaux comme, par exemple, le patriotisme (Nous, citoyens de toutes origines et de toutes couleurs nous retrouvons dans l’idée supérieure de Nation). Ainsi, « un peuple, c’est une population plus des contours et des conteurs » écrit Régis Debray. Or, si l’on revient sur l’exemple initial, les contours de l’Union européenne sont encore changeants, en témoigne le Brexit, et les conteurs encore bien rares : seuls les étudiants Erasmus et les membres trop rapidement catalogués d’« élite mondialisée » semblent en mesure d’en faire un éloge passionné. C’est entre autre pourquoi il semble difficile de concevoir un peuple européen aujourd’hui. 

Il faut toutefois souligner une évolution des formes occidentales du sacré à travers l’Histoire. Si sa manifestation est évidente au Moyen Âge, sous la forme religieuse, il est aujourd’hui nécessaire de déconnecter le sacré des notions de religiosité et de transcendance. Il convient en revanche de le rattacher à la notion de respect, un respect élevé à son plus haut degré d’intensité. Dans ce cas, quelles formes peut-il prendre après le « désenchantement du monde » propre à l’époque moderne ? Ses cristallisations sont effectivement bien plus subtiles et sont à trouver jusque dans la vie quotidienne. Tout peut devenir mythe, affirmait Roland Barthes dans Mythologies. Son entreprise est bien d’analyser la construction mythologique à partir d’éléments apparemment anodins : ainsi de la Citroën DS dans les années 1950, cet objet magique de la modernité devenu « l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques », c’est à dire une œuvre collective née d’artistes anonymes et rassemblant le peuple tout entier dans une même communion aux nouvelles valeurs. Mais d’un autre côté, le sacré a aussi cette caractéristique d’impliquer une hiérarchie, et donc une potentielle domination. Pour Barthes, le mythe, fabriqué par les médias et la publicité, naturalise, et change un signe en vérité éternelle ; autrement dit, il rend légitime, il institutionnalise, il sacralise.  

L’ambition du mouvement structuraliste dans les années 1980 est justement de déconstruire ce processus pour identifier ces forces qui peuvent agir sur l’individu à son insu. Pierre Bourdieu, un de ses éminents représentants, présente la sociologie comme un sport de combat : il s’agit d’analyser les moyens par lesquels la classe dominante instaure sa domination symbolique, sur le plan des valeurs. De quelle manière aussi l’école, lieu sacré dans la mythologie méritocratique républicaine, cache peut être aussi des rapports inégalitaires qui se reproduisent de génération en génération. Il s’agit finalement de désacraliser les institutions non seulement physiques mais aussi mentales, à savoir nos représentations du monde. D’ailleurs, la sociologie n’a d’autre objet que « cette lutte pour le monopole de la représentation du monde social » selon l’auteur. Cette entreprise de démystification a pu se voir qualifiée de « terrorisme intellectuel » ; et la défense est à la mesure de l’attaque, car ce que l’on attaque ici c’est le sacré en tant que fondement de la vie en communauté.  

Ensuite, le sacré a pu et peut légitimer l’obscurantisme. Le cas de Galilée est ici un exemple représentatif en ceci que l’aveuglement collectif fut alors perpétué en vertu d’un sacré religieux. Mais permettez-moi de prendre un exemple plus contemporain, à savoir la sacralisation de la nature, érigée comme guide moral à nos actions. Cet argumentaire est utilisé en vue de refuser en bloc les avancées transhumanistes, jugées « contraires à la nature », notamment par le professeur Francis Fukuyama. Mais si la nature des choses semble bonne pour un professeur à Princeton entouré d’étudiants sympathiques, elle semblera moins avenante aux réfugiés et aux malades atteints du cancer. Combattre la nature, n’est-ce pas ce qui anime la médecine depuis des décennies ?  

Le paradoxe est donc le suivant : le sacré est le moteur fondamental du vivre ensemble, mais ce sacré peut légitimer la domination et l’obscurantisme. Une illustration ad hoc serait la sacralisation de notre président au début de son mandat. « Macron jupitérien », « Macron tout-puissant » pouvait-on lire dans la plupart de nos journaux. On assiste là à un retour en force du sacré qui paraît presque forcé, poussif comparé aux manifestations plus subtiles évoquées précédemment. Alors certes, la resacralisation de la fonction présidentielle semblait attendue par les Français, surtout après le « Je serai un président normal » d’un François Hollande qui annonçait la couleur d’entrée de jeu. En revanche, cette sacralisation justifie, si elle ne légitime pas, un glissement vers les pleins pouvoirs qui serait accepté voire encouragé par un peuple idolâtre. Les comparaisons ne manquent pas ; les gros titres faisaient de lui un nouveau Louis XIV[1], et ne s’embarrassent que très peu du fait qu’il s’agissait là d’un monarque régissant une monarchie, régime qui comme on le sait a connu quelques déboires en France. Ne crions pas au loup, mais dans nos sociétés toujours plus concernées par ce qui porte atteinte à la démocratie, cela semble encore pour le moins paradoxal… 

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité ; nous n’avons que le choix du noir » écrivait V. Hugo. Ne pas méditer sur le sacré et nous voilà aveuglés, déconstruire toute tentative de produire du sacré pour créer du liant social et nous voilà reclus, isolés. Victor Hugo aurait donc (encore une fois) tout dit. Mais peut-être alors serait-il plus judicieux de s’arrêter sur la figure de celui qui désacralise : qui est véritablement celui qui prend du recul vis-à-vis de l’illusion collective pour tenter de la dépeindre, la dénoncer ? Un fou prétentieux ou un intellectuel salvateur ? Un rebelle visionnaire ou un simple perturbateur ? 

Sources et renvois

[1] http://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2017/06/16/37002-20170616ARTFIG00204-jesus-jupiter-louis-xiv-et-emmanuel-macron.php
Alexandre Denis

Alexandre Denis

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Membre de KIP, intervieweur et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
Member of KIP, interviewer and regular contributor.