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Entretien avec Eric Andrieu, Partie 1 : Aux sources d’un engagement européen

On n’arrête plus le « projet présidentielles » de KIP. Nous vous proposons aujourd’hui un entretien très riche avec un éminent responsable du Parti socialiste. Député européen, M. Eric Andrieu est expert des sujets d’agriculture et de développement rural. Il incarne une posture critique sur l’institution libérale dans laquelle il travaille : le Parlement européen. Un témoignage d’une rare précision sur le quotidien et les combats d’un député européen engagé pour la démocratie et les territoires qu’ont eu la chance de recevoir trois rédacteurs de KIP : Alexandre Biardeau, Julien Vacherot et Emilien Zeneli accompagné pour l’occasion de Léonore Lepiller pour Publ’HEC. Découvrez-en aujourd’hui la première partie, consacré à la vision de l’institution européenne de M. Andrieu.

Léonore Lepiller : Qu’est-ce qui vous a amené à considérer le niveau européen après votre carrière politique davantage au niveau local ?

Eric Andrieu : La réponse est compliquée. Dès que je me suis engagé en politique – j’étais jeune, j’avais vingt-huit ans – et, très vite, j’ai été élu au département, puis à une mairie, puis à la région. J’ai ensuite présidé un réseau national de développement local. J’ai toujours été dans une logique de développement et d’aménagement du territoire, avec le souci de faire le lien entre le local et le national. C’est une formule d’usage, mais qui reste plus que jamais d’actualité. J’ai toujours aspiré, depuis peu de temps après mon engagement, aux mandats qui correspondaient à cette approche de développement, de solidarités, de mise en perspective des politiques publiques. Deux niveaux m’intéressaient : le niveau régional et le niveau européen, parce que je pensais que c’était à ces échelles que l’on était dans l’action. J’ai toujours eu une démarche de projets : mettre en dynamique les projets collectifs. J’ai toujours porté cette logique de démocratie, en partant du principe qu’il vaut mieux dix cerveaux qui pensent ensemble qu’un seul qui pense pour les autres. C’est ce qui a animé tout mon parcours politique. Je pensais que le niveau régional était à la fois un niveau de planification et de projets, qui pouvait faire le lien avec les territoires. C’était à l’époque qui a précédé les grandes régions que l’on connaît aujourd’hui. Quant au niveau européen, il embrasse des dynamiques globales. Lorsque l’on travaille à l’échelle d’un continent, on peut espérer avoir des éléments d’analyse et des débats politiques qui participent de la construction du monde. Dès le début, au département, à l’intercommunalité ou à la région, j’ai toujours été responsable des politiques européennes. A la région, j’étais notamment vice-président en charge des contrats interrégionaux – en lien avec les fonds européens. J’ai toujours eu cette sensibilité. C’est ce qui explique mes choix, même si je dois avouer que j’ai eu beaucoup de chance. J’aimerais ajouter que je ne trouve pas forcément, au niveau européen de vrais espaces de débat et des constructions politiques. C’est une déception dans nos travaux, qui sont très verticaux. Je manque d’espaces où l’on pourrait participer de la construction politique et géopolitique. Ces manques, je les ai aussi rencontrés au niveau local. 

L.L. : Au sujet de l’articulation entre le Parlement et la Commission : comment qualifieriez-vous les relations entre ces deux institutions ? 

E.A. : Il y a parfois un décalage entre les textes et la réalité. Nous avons deux organes législateurs : le Conseil et le Parlement. Le Parlement s’est renforcé, mais il n’a pas encore un poids législatif suffisant. Nous avons espoir que le Parlement soit, un jour capable de négocier d’égal à égal avec le Conseil Européen. Quant au pouvoir exécutif, il appartient à la Commission, qui s’inspire des grandes orientations du Conseil, fait des propositions, est à l’initiative des textes de loi. Ensuite, le Parlement travaille sur ces propositions. Il y a les communications, les rapports d’initiative du Parlement, qui nourrissent les propositions législatives. Ensuite, un texte arrive sur la table du Parlement ou du Conseil, où les deux législateurs amendent pour essayer de faire converger les positions. 

Les rapports sont parfois tendus, cela dépend du groupe politique auquel on appartient. Pour vous faire part de mon expérience, j’ai été l’un des rapporteurs principaux sur l’un des volets de la Politique Agricole Commune (PAC), qui était l’organisation commune des marchés. Effectivement, cela a été dur : je suis socialiste, or la Commission est très libérale par essence. Mon rapport traitait de l’économie de l’agriculture, et des éléments de régulation des marchés. Il y a eu des difficultés, car les équilibres du Parlement sont très complexes, et les visions progressistes de gauche sont minoritaires. Nous avons gagné beaucoup de terrain sur les éléments de régulation et ce fut un combat. C’est la noblesse de la politique : lorsque l’on a des idées, des convictions, on essaie de l’emporter. Je suis parvenu, avec beaucoup de modestie, à convaincre les représentants d’autres bords politiques pour faire un bloc. La crise sanitaire m’a beaucoup aidé, car elle a démontré l’échec des politiques libérales. Toute la question de la régulation est redevenue cruciale, du fait de l’instabilité du marché agricole. Les représentants se sont rendu compte de la nécessité de telles normes pour maintenir une agriculture européenne. Ce fut des heures et des heures de combat. Pour conclure sur les rapports entre Commission et Parlement, ils peuvent être très linéaires, à condition de ne pas rentrer en conflit, en débat d’idées, avec la Commission. C’est intéressant de pouvoir débattre pour progresser : c’est le sens même du compromis. 

Il y a un véritable problème démocratique : le parlement n’est pas doté de moyens. Concrètement, lorsque nous faisons la loi, nous avons, en face de nous, un Conseil des ministres, avec vingt-sept ministres et ministères, et la Commission, seconde armée de techniciens. Nous avons beaucoup moins de possibilités : j’ai uniquement travaillé avec un conseiller agricole. Il y a un vrai sujet. On ne peut pas comparer le Parlement européen avec celui des Etats-Unis. Je pense que, dès lors que nous avons un texte législatif lourd à travailler, il faudrait doter les rapporteurs principaux de moyens complémentaires. Pour ma part, je suis épuisé. C’est un sujet de pure démocratie à poser.

L.L. : Quel est le rôle des lobbys ? Ont-ils un impact sur votre quotidien de député européen ?

E.A. : Oui, les lobbys ont un impact. C’est comme le cholestérol : il y a les bons et les mauvais lobbys. C’est très lié à ma dernière remarque. Nous avons, en face de nous, l’armée du Conseil et celle de la Commission. Lorsque nous sommes chargés d’un texte, nous devons aussi négocier avec l’armée des lobbys, celle des parties prenantes. En travaillant sur l’agriculture, j’ai rencontré tous les syndicats agricoles européens, des ONG, des associations, des représentants des viticulteurs, des céréaliers, etc. Ils sont nombreux, et ont le souci de défense de leurs intérêts sectoriels. Le travail du député européen n’est pas d’être le porte-parole du secteur, contrairement à ce que beaucoup font. C’est ma vision du parlementaire : je ne suis pas représentant syndical. Il y a une grande confusion sur ce point. La Commission de l’agriculture du Parlement européen le lieu du Parlement où il y a le plus de conflits d’intérêts en matière d’agriculture. C’est très délicat, parce que l’on fait la loi. Beaucoup appréhendent le sujet au regard de leur expérience propre. Nous devons penser l’avenir, pas le court terme. Donc, nous travaillons avec les lobbys. J’ai appliqué la méthode de la triangulation : sur chaque question, je tiens à rencontrer trois organisations représentatives du secteur, et je fais ma propre synthèse. D’autres ne procèdent pas de la sorte et prennent des avis portés par les uns ou les autres. Il y a de « bons lobbyistes », qui viennent certes défendre leurs intérêts, mais qui dialoguent. Il y a aussi de « mauvais » lobbyistes, qui, souvent dans une autre dimension d’organisations, entretiennent des relations d’une autre nature avec les députés européens : ils privilégient l’injonction au dialogue, ce que je ne supporte pas. En tant que législateur, il n’y a aucun intérêt. Je ne suis pas là pour servir la capitalisation des grands groupes, mais pour penser l’avenir de l’équilibre communautaire et de celui des citoyens européens.

Julien Vacherot : En tant que député européen, quelle position occupez par rapport à votre parti, le Parti socialiste ? Restez-vous ancré dans la scène politique française ou vous tournez-vous résolument vers l’Europe ?

E.A. : Les deux ne sont pas incompatibles : on peut être en lien avec le parti et agir à une échelle communautaire. Je reste en lien avec le parti et la candidate du parti. Je ne participe plus au bureau national, qui est l’instance de prise de décisions, car je veux laisser la place aux jeunes. A la fois, je suis résolument ouvert sur l’enjeu européen. Lorsque je travaille sur le secteur agricole, je fais partie de celles et ceux qui participent de l’évolution de la pensée socialiste sur le monde agricole. Je ne contribue pas directement à l’évolution des idées de mon parti au sujet de l’agriculture, mais je communique beaucoup avec celui qui s’en charge, M. Dominique Potier, qui est député français. Ensuite, je pense l’Europe : j’ai rencontré les organisations agricoles européennes et non françaises, par exemple. Un siège au Parlement européen permet cette ouverture vers le monde. Je pense que le curseur s’est déplacé. Certes, le marché intérieur est important au niveau européen, mais le monde est devenu multipolaire et les interdépendances sont grandes. Nous devons contribuer à redonner de la puissance au continent européen, et nous ne pouvons pas raisonner l’Europe sans raisonner le monde. Ce n’était pas le cas il y a vingt ans. Je pense qu’il faut continuer à accélérer la convergence, mais également penser l’Europe au regard du monde. Nous sommes aujourd’hui trop faibles, mais la question qui nous est posée est de savoir si l’Europe veut jouer un rôle à l’échelle intercontinentale. Si oui, il faut donner des éléments de réponse. 

Donc, le lien entre l’Europe et le parti est avéré. Mon engagement européen est plein et entier. Je voudrais rajouter que ce qui a fait bouger notre attitude par rapport aux territoires, c’est le changement de scrutin au niveau national : j’ai vécu un mandat et demi comme élu sur une circonscription territoriale. Pour ce dernier mandat, on est sur un scrutin national. Cela participe du changement du statut et du travail des parlementaires. Nous sommes appelés à intervenir sur l’ensemble du territoire national, dans le parti ou hors parti. Cela change beaucoup dans notre organisation même.

Illustration par Maxence Delespaul

Julien Vacherot

Julien Vacherot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Chief Editor of KIP, interviewer and regular contributor.

Émilien Zeneli

Émilien Zeneli

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Secrétaire général adjoint de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's assistant secretary-general and regular contributor.

Alexandre Biardeau

Alexandre Biardeau

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Membre de KIP, intervieweur et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP, interviewer and regular contributor.