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Le monde est-il devenu un Monopoly ?

Avec la pandémie du coronavirus et la crise économique qui en a découlé, les inégalités se sont creusées, élargissant toujours plus l’abysse indécent entre les plus pauvres et les plus riches.

Covid : une crise économique ? Pas pour tout le monde !

L’ONG Oxfam a révélé cette semaine dans son nouveau rapport que la fortune des milliardaires avait progressé de 5 000 milliards de dollars. Ainsi le total cumulé de leur fortune s’élève-t-il aujourd’hui à 13 800 milliards de dollars1https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/la-fortune-des-milliardaires-a-davantage-augmente-depuis-le-debut-de-la-pandemie-quen-une-decennie/https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/01/17/covid-19-la-fortune-des-milliardaires-a-plus-augmente-pendant-la-crise-qu-au-cours-de-la-derniere-decennie-selon-oxfam_6109804_3234.html. Ces chiffres éloquents ont de quoi faire tourner la tête au commun des mortels. Deux ans de pandémie ont plus enrichi les milliardaires que la dernière décennie : le monde accueillait un nouveau milliardaire toutes les 26 heures. La courbe exponentielle aurait pu être créée pour décrire l’évolution de la richesse des grandes fortunes : gagner toujours plus d’argent, toujours plus vite.

         Toutefois, ce n’est pas la gargantuesque quantité d’argent créée qui est dénoncée mais bien sa répartition. Si les millionnaires et milliardaires – donc déjà financièrement confortables avant la pandémie – se sont enrichis, dans le même temps, 160 millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. J’entends déjà ceux qui crient que l’économie ne connaît point la morale et que par conséquent le capitalisme est amoral; mais nous sommes tout de même en droit de nous demander si les capitalistes ne sont pas, quant à eux, immoraux. Si le système est amoral, les personnes au sein du système, et a fortiori celles qui en tirent profit – à savoir les ultra-riches ici – sont, elles, a priori, dotées d’une conscience morale. Face à l’indécence de posséder plus d’argent qu’il n’est possible d’en dépasser en l’espace d’une vie quand certains n’ont pas de quoi se nourrir, force est de constater que la majorité de ces Crésus ne partage pour autant pas leur richesse avec ceux qui en auraient besoin. Voilà un manque de solidarité qui me semble déraisonnable au vu de l’actualité.

Les riches sont-ils responsables des inégalités ? 

Voici une question qu’il est légitime de se poser : pourquoi les milliardaires ne donnent-ils pas plus d’argent à ceux qui en manquent ? C’est dans la philosophie que je vous propose un début de réponse en conviant l’un des contributeurs à l’Encyclopédie et l’homme qui livra des confessions sans concession, j’ai nommé Jean-Jacques Rousseau.

Le philosophe des Lumières portait déjà à son époque un mauvais œil sur les riches, les accusant d’avoir aussi bien eu recours au vol légal (usurpation) qu’illégal pour s’enrichir toujours plus2Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755https://1000idcg.com/discours-origine-fondements-inegalite-hommes/. Il me semble en effet que les personnes déjà les plus aisées avant la pandémie ont su tirer parti de la crise sanitaire et économique pour s’enrichir encore davantage dans ce système capitaliste.

Pour Rousseau, c’est bien de la richesse des uns qu’a germé la pauvreté des autres. L’auteur du deuxième discours explique que ce fut la propriété privée qui créa la société civile. En effet, craignant pour leur propriété, les riches rédigèrent le contrat social pour la défendre en droit, posant ainsi les fondements d’une société intrinsèquement inégalitaire : « Telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, […] et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. »

Une explication rousseauiste serait donc que les riches désirent absolument garder leur richesse, à n’importe quel prix, même si pour cela d’autres doivent toute leur vie manquer des moyens de répondre à leurs besoins vitaux. Si l’enrichissement toujours accru et constant des plus riches est favorisé par un système imparfait, je ne crois pas le système responsable de la non redistribution ; c’est bien une course effrénée dans un concours d’egos pour accumuler toujours plus d’argent qui explique que si peu de surplus de richesse soit donné à ceux qui en auraient pourtant plus besoin.

La pandémie ou le prolongement du “graphique de l’éléphant”

Après la philosophie, faisons place à une approche plus pragmatique avec l’économie. Si cette crise et sa gestion furent inédites, les problèmes soulevés sont eux malheureusement anciens.

Déjà en 2012, l’économiste serbo-américain Branko Milanovic publie un graphique analysant la distribution des revenus mondiaux entre 1988 et 2008, c’est-à-dire depuis l’entrée en « hypermondialisation » (Arvind Subramanian et Martin Kessler). Ce graphique sera surnommé la courbe de l’éléphant pour sa forme. Les données révèlent que les revenus des 5% les plus pauvres ont augmenté moins vite que la moyenne mondiale sur la période (15% contre 25%). A l’inverse, les revenus des 1% les plus riches ont progressé de 65%, creusant toujours davantage les inégalités de revenu.

Ainsi, si l’on complétait le graphique de Milanovic nous remarquerions que la trompe de l’éléphant touchera bientôt le ciel. Si l’enrichissement constaté à l’époque par le spécialiste des inégalités mondiales provenait de la mondialisation, le plus frappant est de constater que malgré « l’arrêt de l’économie » pendant la pandémie, le 1% a continué à gagner plus d’argent, couronnant des nouvelles sources de richesse.

Les milliardaires français n’ont pas manqué leur tour

         Le rapport d’Oxfam France précise de plus que les richesses de nos grandes fortunes ont bondi de 86% soit 236 milliards d’euros. Cette somme aurait pu servir à distribuer un chèque de 3 500 euros à chaque Français3https://www.franceinter.fr/economie/selon-oxfam-la-fortune-des-milliardaires-a-plus-augmente-depuis-le-debut-de-la-pandemie-qu-en-une-decennie. A présent, les cinq premières fortunes du pays possèdent autant que les 40 % les plus pauvres. Il n’en demeure pas moins que 7 millions de français demandent l’aide alimentaire (10% de la population) et 4 millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité depuis le début de la crise.

         Cependant, c’est la singularité de l’enrichissement pendant cette crise qui attire mon attention : ce sont les aides publiques et gouvernementales, notamment, qui ont rendu possible  cet accroissement.

« Pour les milliardaires, la pandémie a été une aubaine. S’ils se sont enrichis, ce n’est pas grâce à la main invisible du marché, ni par les choix stratégiques brillants mais principalement en raison de l’argent public versé sans condition par les gouvernements et les banques centrales dont ils ont pu profiter grâce à une montée en flèche des cours des actions. » Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France. Non seulement le système favorise l’enrichissement des plus aisés, mais j’apprends encore que le gouvernement les aide alors que, malgré des promesses de campagne, il y a encore des gens qui dorment toujours dehors.

   Au niveau mondial la France est loin derrière l’Inde, la Chine ou les Etats-Unis en termes d’inégalités de revenu, et ce grâce à la redistribution après impôts. L’Etat est à la fois moteur et régulateur d’inégalités. Au lieu d’être l’origine d’un phénomène que l’on tente tant bien que mal par la suite de résorber, ne serait-il pas plus simple de ne pas engendrer ledit phénomène dès le départ. Au lieu de mener des politiques qui avantagent sans discriminer et notamment les plus riches qui en tirent parti, il serait bien plus judicieux de cibler d’avantage l’aide plutôt que de multiplier les impôts pour tenter de réparer une situation déjà trop enlisée.

Mai 2022, quelle stratégie adopter ?

Les élections présidentielles approchent, mettant au coeur du débat le fossé des inégalités, et avec elles une réflexion s’impose : est-il préférable de miser sur les électeurs riches ou plutôt sur les électeurs pauvres ? La stratégie adoptée se lit déjà dans les programmes.

La question des inégalités de richesses se traduit actuellement dans le débat public autour de l’héritage. Pour schématiser, les candidats de droite sont favorables à une facilitation des donations (réduction des délais ou augmentation des plafonds défiscalisés), là où les candidats de gauche préfèrent augmenter la fiscalité pour réduire les inégalités. Jean-Luc Mélenchon propose même un héritage maximum de 12 millions d’euros soit 100 fois le patrimoine net médian.

La suppression de l’ISF – Impôt de Solidarité sur la Fortune – en janvier 2018 (remplacé par l’IFI – Impôt sur la Fortune Immobilière) avait au début du quinquennat Macron soulevé un débat national. Faut-il taxer les riches et à quelle hauteur ? Le « trou de la sécurité sociale » devrait augmenter de 2,6 milliards d’euros, atteignant ainsi les 38,4 milliards d’euros en 20214https://www.lefigaro.fr/conjoncture/le-deficit-de-la-secu-toujours-plombe-par-le-covid-revu-en-hausse-a-38-4-milliards-d-euros-en-2021-20210623. Connaissant l’état déplorable de l’hôpital depuis des décennies, comment ne pas attendre des candidats une proposition de taxe des plus riches pour allouer cet argent à la modernisation de nos institutions de santé, en particulier en ces temps de pandémie. Oxfam a calculé que les 236 milliards d’euros gagnés par les grandes fortunes françaises pourraient permettre de quadrupler le budget de l’hôpital.

Remarquons cependant que lorsque les Démocrates avaient envisagé de taxer les ultra-riches américains pour financer leur plan de relance social, cette mesure aurait concerné les milliardaires ou ceux dont le revenu annuel dépassait les 100 millions de dollars. Même si les 12 millions évoqués par le candidat de la France Insoumise représentent une somme évidemment conséquente et confortable pour vivre, manifestement être riche en France n’est pas être riche aux Etats-Unis. La variation de la vision des seuils de richesse entre les pays explique peut-être pour partie la différence des inégalités au sein de ces pays.

Sources

https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/la-fortune-des-milliardaires-a-davantage-augmente-depuis-le-debut-de-la-pandemie-quen-une-decennie/https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/01/17/covid-19-la-fortune-des-milliardaires-a-plus-augmente-pendant-la-crise-qu-au-cours-de-la-derniere-decennie-selon-oxfam_6109804_3234.html

https://www.lefigaro.fr/conjoncture/le-deficit-de-la-secu-toujours-plombe-par-le-covid-revu-en-hausse-a-38-4-milliards-d-euros-en-2021-20210623
https://www.franceinter.fr/economie/selon-oxfam-la-fortune-des-milliardaires-a-plus-augmente-depuis-le-debut-de-la-pandemie-qu-en-une-decennie
https://1000idcg.com/discours-origine-fondements-inegalite-hommes/

Illustré par Mathilde Guillard

Mathilde Guillard

Mathilde Guillard

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Secrétaire générale de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's secretary-general and regular contributor.