KIP

L’Arctique, théâtre d’une nouvelle Guerre froide ?

Vous connaissez la route de la soie ? Bientôt, vous connaîtrez encore mieux la route de la soie polaire. Ces termes sont une référence directe au projet chinois des « nouvelles routes de la soie », lancé en 2013, qui a pour but de construire des infrastructures permettant de relier la Chine, l’Asie, l’Europe et l’Afrique. La route de la soie polaire est une extension de cette ambition à la zone arctique. A l’heure où les innovations techniques et la fonte des glaces permettent aux bateaux de traverser cet espace inhospitalier et aux entreprises gazières et pétrolières d’exploiter les riches gisements offshore, l’intérêt pour le « continent blanc » se trouve décuplé. Les grandes puissances de notre monde se confrontent donc pour avoir la mainmise sur ce territoire, le tout dans une ambiance plus que glaciale.

Aujourd’hui, nous continuons à considérer l’Arctique comme une région éloignée et périphérique, dont l’intérêt ne semble que très faible comparé à des zones de tensions comme la mer de Chine méridionale. Pourtant, il est essentiel de prendre en compte cet espace car il permet de mieux comprendre les enjeux contemporains de puissance et de rivalités.

Revalorisons l’Arctique…

Lorsque l’on pense « Arctique », la première chose qui nous vient à l’esprit est « fonte des glaces ». Il est vrai que cette région est l’incarnation concrète du réchauffement climatique et de son impact sur notre planète. Peut-être que certaines personnes se souviennent aussi d’études montrant que le Groënland a le taux de suicide le plus élevé au monde. Pire encore, chez certaines personnes, l’Arctique n’évoque rien d’autre que deux esquimaux qui chassent le pingouin tout en étant poursuivis par un ours polaire. Les connaissances sur cet espace s’arrêtent souvent à ce stade. Pourtant, l’Arctique ne peut pas être réduit à des enjeux environnementaux et sociaux. C’est aussi un territoire particulièrement riche qui attise la convoitise et les rivalités et qui devient de plus en plus un espace d’affirmation de puissances nationales et supranationales. Cette idée a de quoi interpeller, tant la vision que nous avons de l’Arctique est réductrice.

Pourquoi choisir un espace aussi hostile pour affirmer sa puissance ? Quel intérêt peut donc avoir cette terre glacée et stérile ? Ce continent à lui seul renfermerait respectivement 13% et 30% des réserves prouvées de gaz et de pétrole1Selon une étude de l’Institut de géophysique américain de 2008, sans oublier les réserves en uranium ainsi que la présence de ressources comme le cuivre, le phosphore, la bauxite ou les terres rares. De plus, le réchauffement climatique provoque une fonte des glaces qui permet le développement de nouvelles routes maritimes, réduisant jusqu’à 40% la distance entre l’Europe et l’Asie. L’Arctique est donc un espace qui pourrait faciliter des échanges commerciaux entre ces deux continents, il est vecteur d’enjeux économiques majeurs dans un monde où la circulation de marchandises se multiplie. Souvent considérée comme étant dénuée d’intérêt, cette région concentre donc des atouts phénoménaux qui montrent bien son importance.

Mais est-ce une raison suffisante pour justifier la volonté de Trump d’acheter le Groënland en 2019 ? Il est clair que la course à la puissance qui se déroule entre les Etats-Unis et la Chine participe également à une augmentation des tensions dans la zone, sachant que d’autres pays comme la Russie ne comptent pas renoncer facilement à leurs droits en Arctique et militarisent de plus en plus leur présence.

…Mais pas de manière ridicule

             Affirmer sa puissance et ne laisser aucune avance à ses concurrents paraît totalement cohérent au vu du contexte géopolitique dans lequel nous nous trouvons. Pourtant, certains pays ont une manière quelque peu étrange de revendiquer l’importance de leur présence dans la région. Il faut savoir que les seuls Etats considérés comme arctiques sont la Norvège, la Suède, la Finlande, la Russie, les États-Unis (avec l’ Alaska), le Canada, le Danemark (avec le Groënland) et l’Islande. Dès lors, comment ne pas rire lorsque la Chine se décrit dans son livre blanc de 2018 comme un « Etat proche de l’Arctique » alors même que le point le plus au nord du pays se trouve à plus de 2000km du cercle polaire arctique ? Heureusement que le ridicule n’a jamais tué personne. Si cette annonce semble risible, les Etats-Unis, eux, ne se sont pas tapés sur les cuisses en l’apprenant. Ils ont d’ailleurs sauté sur l’occasion pour enfoncer un peu plus leur rival chinois dans le ridicule, en déclarant que : « Il n’y a que des Etats arctiques et des Etats non-arctiques. Aucune troisième catégorie n’existe. »2D’après les termes de Mike Pompeo, alors secrétaire d’Etat américain.

       De son côté, la Russie s’amuse à planter des drapeaux au milieu de l’océan glacial Arctique pour revendiquer l’exploitation des riches gisements off-shore du sol sous-marin. Elle veut par ce geste symbolique montrer sa supériorité scientifique et technique. La réaction des occidentaux ne s’est pas fait attendre longtemps ; la riposte a pris la forme d’une bourrasque glaciale soulignant la ringardise de l’action, en témoignent les dires de Peter McKay3Ministre canadien des Affaires Etrangères en 2007 : « Nous ne sommes pas au XVe siècle. Vous ne pouvez pas parcourir le monde, planter des drapeaux et dire : Nous revendiquons ce territoire ». Si L’attitude russe est donc plus que ridicule, sa présence dans la région est loin de l’être. En effet, Vladimir Poutine fait le choix de s’imposer fortement en Arctique. Cet espace est vu comme particulièrement stratégique et est un levier de puissance non-négligeable qui représente 10% des investissements de la Russie. A Mourmansk, elle entretient une flotte de 4 sous-marins brise-glaces à propulsion nucléaire, dont elle prévoit d’augmenter le nombre à 9 d’ici 2035. Cette volonté russe de s’imposer passe aussi par des investissements très importants dans des mégaprojets gaziers. Dès 2003, Poutine lance l’idée d’un réseau énergétique en Sibérie Orientale et en Arctique afin d’acheminer les hydrocarbures russes en Asie. Le mégaprojet Yamal LNG est mené principalement par l’entreprise russe Novatek, dont la première ligne de production est inaugurée en 2017 par Vladimir Poutine. Pour Moscou, c’est un véritable symbole du succès de la politique mise en place dans le pays depuis le début de la crise ukrainienne et des sanctions occidentales.

             Il y a donc tout fait moyen de rire en observant les pays se prendre le bec pour un caillou glacé, mais la situation devient brusquement beaucoup moins amusante lorsque l’on apprend que les démonstrations de force se multiplient en Arctique. On peut prendre l’exemple de l’exercice Trident Juncture de 2018, organisé sur le sol norvégien, auquel 50000 soldats ont pris part, ce qui en fait la plus grande manœuvre militaire de l’OTAN depuis la fin de la Guerre froide.

Chacun des acteurs de la région tente donc de prouver que sa présence est légitime en menant des investissements importants, en développant des routes maritimes polaires, ou en militarisant la zone. Cette ligne de conduite semble être motivée par une volonté de ne laisser aucune avance à ses concurrents, ce qui pourrait bien mener à une escalade des tensions. Cependant, un conflit ouvert en Arctique semble peu probable et la montée des tensions s’apparente en réalité à une bataille d’égo entre les différents pays. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille négliger cet espace, n’oublions pas que la Guerre froide s’est manifestée sur des théâtres d’opération périphériques et non par un affrontement direct entre Etats-Unis et URSS.

Illusions de l’esprit ou réelles tensions ?

Finalement, peut-être que ces tensions ne représentent rien de plus qu’une volonté des pays de défendre leurs intérêts. Peut-être avons-nous tous trop bien appris nos cours sur la Guerre froide, à tel point que nous imaginons son retour à la moindre étincelle. Peut-être l’Asie veut-elle simplement participer à la recherche scientifique en Arctique, peut-être souhaite-t-elle simplement profiter d’opportunités commerciales dans la région, peut-être revendique-t-elle simplement la nécessité de garantir le droit international dans la région. Et peut-être faudra-t-il un jour arrêter de rivaliser de naïveté.

Il est évident que ces tensions ne sont pas une illusion créée par notre esprit à force d’avoir trop parcouru des manuels d’histoire. Rappelez-vous toujours qu’il n’y a jamais de fumée sans feu, et que ce qui se passe en Arctique est le reflet de tensions internationales. Cette région cristallise sur quelques milliers de kilomètres carrés des rivalités de pouvoir et de puissance très importantes pour l’appropriation du territoire, pour le contrôle des ressources, pour la surveillance de routes maritimes stratégiques et pour imposer  sa puissance militaire. Rien n’est jamais laissé au hasard et il est évident que l’Arctique pourra, dans un avenir très proche, devenir un point chaud du globe, tant les enjeux liés à cet espace sont importants.

             Faut-il pour autant s’attendre à une crise d’une ampleur aussi importante que celle de 1962 ? Jusqu’à quand tiendra l’équilibre précaire sur lequel comptent les grandes puissances pour éviter un conflit ouvert ? Nul ne peut répondre à cette question, mais la moindre étincelle pourrait mettre le feu aux poudres. Cessons donc de considérer l’Arctique comme une région périphérique et éloignée des enjeux du monde contemporain, car il se pourrait bien qu’elle gagne en importance dans les mois et les années à venir, tant elle illustre bien à petite échelle les conflits se déroulant à grande échelle.


[1] Selon une étude de l’Institut de géophysique américain de 2008

[2] D’après les termes de Mike Pompeo, alors secrétaire d’Etat américain.

[3] Ministre canadien des Affaires Etrangères en 2007

Diane Lapacherie

Diane Lapacherie

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-présidente de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and regular contributor.
Member of KIP and regular contributor.