KIP

Interview de Mme Sandrine Rousseau, membre du parti Europe écologie – Les Verts et ex-candidate à la primaire écologiste

On ne présente plus Mme Rousseau. Économiste, ancienne secrétaire nationale adjointe et porte-parole du parti Europe écologie – Les Verts, elle se fait connaître du grand public par sa candidature à la primaire écologiste de 2021. Grande rivale de M. Jadot avant de se rallier à sa campagne, elle termine deuxième de cette primaire, obtenant, au deuxième tour, 48,97 % des suffrages. Le succès de cette candidature repose sur la volonté d’imposition d’une ligne plus radicale, moins consensuelle, au parti. Exclue de la campagne de M. Jadot à la suite de propos polémiques, on lui prête des ambitions eux élections législatives. Mme Rousseau a fait l’honneur à KIP de réaliser cet entretien particulièrement utile pour cerner le positionnement politique de cette nouvelle figure de l’écologie.

1/ Engagement et désengagement politiques de la jeunesse

La pandémie a pu souligner les difficultés de la jeunesse, leur précarité. Selon vous, quelles sont les mesures à adopter pour y remédier et pour aider les jeunes à se sortir de cette situation ?

Sandrine Rousseau : Il y a quelque chose de spécifique en France, à savoir qu’on a les droits civiques et la majorité à 18 ans, mais la majorité sociale à 25 ans. Entre 18 et 25 ans, on a le droit de vote, mais pas les droits sociaux, ce qui est un sujet. Donc le minimum, c’est de donner les mêmes droits à tout le monde dès 18 ans, puisque c’est l’âge auquel on accède à la majorité et donc à tous les droits que confère la citoyenneté. Pour moi, c’est un principe fondamental.

Évidemment, aujourd’hui, les droits sociaux minima ne suffisent pas, ce n’est pas un RSA qui permet de vivre dignement. C’est pourquoi je pense qu’il faut aller vers un revenu d’existence, ce qui est une révolution assez importante. Aujourd’hui, on estime que la protection sociale, peut-être moins en France qu’ailleurs, est liée au fait d’avoir travaillé. C’est une espèce de droit contre bons et loyaux services aux entreprises. Et je pense qu’il faut mettre fin à cette logique, et qu’il faut revenir à l’esprit initial de la protection sociale, à savoir l’universalisme : qu’on ait travaillé ou non, quel que soit notre entourage, quelle que soit la situation, on a le droit à la protection sociale. Et pour cela, le revenu d’existence me semble être un atout extrêmement important. Je l’avais fixé lors de la primaire à 850 euros dès 18 ans.

Et donc ce revenu d’existence serait attribué sans distinction de revenus ?

S.R : Oui, sans distinction de revenu mais avec cependant une compensation par l’impôt.

Plus exactement, nous proposions un revenu d’existence selon les tranches d’imposition, c’est-à-dire que si un foyer est imposable au-delà d’un certain seuil, il n’y a pas droit. Pour les personnes qui n’avaient aucune ressource, cela permettait de ne pas avoir à prouver qu’elles n’avaient pas de revenus, à éviter de rentrer dans une forme de justification d’avoir ce droit-là. Et c’est pour cela que je dis qu’on revient à une forme d’universalisme qui présidait à la constitution de notre modèle social en 45, c’est-à-dire : vous êtes citoyen, vous y avez droit.

Les sondages anticipent une forte abstention des plus jeunes pour cette présidentielle. Comment expliquez-vous ce phénomène de désintérêt pour la politique chez les jeunes ? Et quelles solutions comptez-vous apporter ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire, selon vous, pour lutter contre ce désintérêt de la politique ?

S.R. : On doit faire de la politique différemment, casser cette espèce de carcan qui enferme la politique dans ce qui relève plus d’une forme de communication que de sincérité. Je crois qu’aujourd’hui, on est arrivé au bout d’un certain exercice de politique, uniquement tourné autour de la communication. Même si cela fonctionne encore puisque l’on constate que le modèle de Macron, qui y correspond, est porteur. Mais cela marche sur des individus qui vont encore voter, c’est-à-dire que cela a aussi pour effet d’en dégoûter beaucoup d’autres, qui refusent d’aller voter. Et ceux-là ne comptent plus puisqu’ils ne mettent plus de bulletins de vote. Donc de surcroît c’est quelque peu un cercle vicieux. Ceux qui usent et abusent de la communication politique finalement s’en sortent toujours, parce que les citoyens repoussés par ces pratiques tournent dos à la politique.

Est-ce que vous pensez que les politiques devraient être davantage sur les réseaux sociaux, et notamment les réseaux comme Instagram et Twitter, pour toucher un public plus jeune ?

S.R. : Non, ce n’est pas une question de réseau social. C’est une question de la manière dont on s’exprime, que l’individu n’ait pas l’impression que les politiques aient préparé des éléments de langage à l’avance et avec une équipe de communicants avant de s’adresser à lui. Cela brise complètement la relation avec les citoyens, mais aussi l’idée même de représentativité de la classe politique.

La communication peut être plus directe et plus sincère, et j’essaye de le faire, mais cela coûte cher. Évidemment, dans ces cas-là, on a une communication qui est moins bordée, moins contrôlée, et il y a nécessairement des moments où l’on dépasse la limite de ce qui est acceptable ; alors on commet véritablement des erreurs. Ou alors, on est sur des termes qui sont tellement inconnus dans la classe politique que celle-ci part en vrille, par exemple « l’homme déconstruit ». Ce n’était pas une erreur, mais c’était tellement en dehors des codes politiques que cela a surpris.

2/ EELV, parti toujours en phase avec la “branche Rousseau” ?

Est-ce que vous pourriez expliquer ce qu’est l’éco-féminisme et comment cela se traduit en termes politiques ?

S.R. : L’éco féminisme consiste à penser notre problème social et écologique comme un problème de prédation. Le début du raisonnement, c’est de partir du principe que nous sommes dans un système de prédation au titre d’une jouissance qui est profondément individuelle. C’est toute l’histoire de l’enrichissement personnel. Et au nom du fait qu’on ait justifié et légitimé sa recherche, ce qui est exceptionnel dans l’histoire de l’humanité car l’enrichissement personnel est quelque chose de très daté, on a transformé la nature en ressources, des personnes uniquement en travailleurs. La question des femmes participe au problème, car on a pris leur corps exactement pour la même raison, pour s’en servir. Je pense que c’est toute une philosophie qu’il faut revoir : pour vivre dans une société écologique, il nous faut penser la relation aux autres dans le respect mutuel pour que l’autre puisse vivre dignement. Et cela vaut pour les humains, mais aussi pour les animaux. Au moment où vous exploitez des ressources naturelles, si vous ne pensez pas au fait que cela détruise de manière irrémédiable des écosystèmes, des lieux, un équilibre naturel, vous êtes encore dans la prédation et dans la destruction. C’est cela qu’il va nous falloir changer : faire en sorte qu’à chaque fois que l’on agit, on se pose la question des conséquences de cet acte sur les autres.

C’est une révolution presque philosophique. L’humain, notamment occidental, et particulièrement depuis les Lumières ou la fin du Moyen Âge, s’est fondé sur l’idée de conquérir des territoires, de soumettre des peuples. On est donc dans l’idée qu’au nom de notre bien-être, on peut asservir. Et cela, ce n’est plus possible.

Vous êtes arrivée au coude à coude avec monsieur Jadot à la primaire écologiste. Quel avenir politique selon vous pour l’écologie féministe ? Est-ce que vous la voyez plutôt comme une branche d’Europe-Écologie-Les Verts, ou pensez-vous, au contraire, qu’elle puisse justifier la fondation d’un parti plus indépendant et vraiment centré sur cet axe-là ?

S.R. : C’est une bonne question. Mais pour l’instant, je fais le pari que ce sont les écologistes qui peuvent devenir éco féministes, ce qui a toujours été le cas puisque Françoise de Beaune, l’une des fondatrices du concept, était très proche de René Dumont au moment où l’écologie politique s’est instituée. René Dumont était le premier candidat écologiste à la présidentielle et elle était à ses côtés à ce moment-là. Le parti a toujours eu une vocation éco féministe, qui ne se retrouve pas dans ses pratiques. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, il n’y a que des propos éco féministes, et pas de pratique politique éco féministe. Cela fait partie des grands enjeux d’EELV.

Et ne pensez-vous pas qu’une ligne trop radicale pourrait être contre-productive et barrer aux verts l’accès au pouvoir, comme c’est le cas en Allemagne, où les Grünen ont évincé leur branche radicale ?

S.R. : Oui, mais rien ne nous dit que s’ils ne l’avaient pas évincée, ils ne seraient pas plus forts. On rencontre toujours ce problème avec l’Allemagne : on affirme que ce sont les Realo qui ont gagné, alors qu’on ne sait pas quelle aurait été la situation actuelle si les autres l’avaient emporté. Et il n’y a aucune certitude que ce soit le gage de la réussite, puisque Realo ou pas Realo, ils n’arrivent pas à prendre le pouvoir. Quand je regarde les expériences du Chili, et les débuts de Podemos, on voyait une sorte « d’empuissancement » citoyen qui forçait le respect. Et cette puissance était liée à la radicalité. Celle-ci permet d’aller chercher des citoyens qui ont envie d’agir mais qui ne se retrouvent pas dans une forme de conformisme. Je fais donc le pari que ce n’est pas si simple que cela, et que de poser la radicalité comme rédhibitoire c’est vouloir la délégitimer alors qu’on en a absolument besoin. Aujourd’hui, après avoir regardé le rapport du GIEC, on ne devrait pas discuter de radicalité ou non : il nous enjoint à la radicalité.

Beaucoup d’hommes ne se reconnaissent pas nécessairement dans les valeurs de l’éco-féminisme, comment comptez-vous rallier le vote masculin à votre mouvement ?

S.R. : C’est faux que les hommes ne se reconnaissent pas dans l’éco-féminisme. Dans l’équipe qui m’a suivie pendant la primaire on voyait beaucoup d’hommes. Parmi eux se trouvait une grande majorité de gays, ce qui dit quelque chose aussi de notre rapport à la virilité, à l’hétéro-normativité et à la domination dans la société : les hommes gays ont dû se confronter à la question de la virilité d’une manière ou d’une autre. Ils ont été confrontés aux accusations d’en manquer ou au fait d’en avoir. Édouard Louis le raconte extrêmement bien. Je pense que la question ne porte pas sur « les hommes », mais sur les hommes qui ne veulent pas se confronter à la question de la virilité.

La crise en Ukraine a montré l’importance des questions de défense à l’ère des guerres de haute-intensité, et le programme d’Europe-Écologie-les-Verts peut sembler plutôt tourné vers une diminution des moyens des armées (moins d’OPEX, moins d’opérations de protection menées par la marine et une sortie de l’OTAN), est-ce vraiment envisageable au vu du contexte actuel ?

S.R. : C’est même le moment où il faut le faire. Nous avons lâché la question de la désescalade dans les années 1970-1980, à la fin de la guerre froide et dès lors que le mur de Berlin est tombé en 1989, alors qu’on avait connu des années de guerre froide et de montée en puissance de l’armement. Ce n’était plus complétement nécessaire, et nous sommes entrés dans un monde où les pays raisonnables protègent les plus petits et vulnérables. Actuellement, nous revenons à un monde de guerre froide, de guerre bipolaire ou multipolaire avec des positions tranchées. C’est donc précisément le moment où il faut réinstaurer l’idée d’un désarmement et d’une désescalade. Car si vous le faites une fois qu’une guerre totale a débuté, ce n’est plus le moment.

Avec Poutine aux portes de l’Europe, a-t-on vraiment intérêt à se désarmer ? L’Allemagne a augmenté son budget de défense de plusieurs milliards, et il semble y avoir une vraie prise de conscience qu’on ne peut pas le maîtriser et que si nous sommes désarmés, il préfèrera nous attaquer que de rester passif.

S.R. : Personne ne veut aller face à lui avec les armes. La désescalade et le désarmement doivent être un sujet de négociation internationale, ce qu’ils ne sont plus. Aujourd’hui, dans la situation de l’Ukraine, il faut effectivement défendre le peuple ukrainien. En réalité, dès lors qu’on a perdu de vue la désescalade, on a permis aux autres de s’armer et d’agir comme la Russie. C’est bien parce que nous avons perdu de vue la désescalade et le désarmement que ce conflit a lieu aujourd’hui. C’est notre principal échec de l’après Guerre froide : nous avons délaissé cet aspect en arguant qu’il n’y avait plus de dangers. Et je prends les paris sur ce qu’il va survenir dans la zone indopacifique, et probablement dans d’autres régions du monde. Cela a d’ailleurs commencé avec la Syrie.

La désescalade pourrait donc marcher si elle était effectuée des deux côtés ? 

S.R. : Aujourd’hui alors que les économies sont très dépendantes du gaz russe, il aurait été intéressant de créer un rapport de force, en disant aux russes que l’on achèterait leur gaz à condition qu’ils se désarment. Mais on a laissé Poutine s’armer. Montesquieu disait : « le commerce adoucit les mœurs », mais il oubliait de préciser que le commerce à lui seul ne suffit pas. Nous ne sommes pas allés voir du côté des armées ce qu’il se passait. 

La construction de Nord Stream II est le résultat de la politique énergétique de l’Allemagne, qui a voulu se passer de ses centrales nucléaires rapidement et s’est retrouvée dépendante d’énergies intermittentes, du charbon et du gaz. J’en profite donc pour rebondir : le nucléaire est-il selon vous la solution pour l’énergie ? 

S.R. : Non d’aucune manière, déjà parce que la mise en place de centrales nucléaires n’est pas immédiate : elles ne fonctionneront pas avant 15 ou 20 ans. Cela génère également des déchets actifs pendant 100 000 ans, alors qu’aucun panneau de signalisation ne tient si longtemps ! Nous allons enfouir des déchets très dangereux sans avoir aucun moyen de prévenir les générations suivantes. Alors que nous avons découvert la grotte de Lascaux, eux découvriront Bure. Il est de notre responsabilité de ne pas générer de déchets nucléaires, car au nom de quoi pollue-t-on le monde des générations futures ? Selon moi, il faut davantage se diriger vers les énergies renouvelables et la sobriété énergétique. 

Seriez-vous favorable à la décroissance pour résoudre les problèmes du changement climatique, et si oui comment la feriez-vous accepter aux français pour la rendre équitable ? 

S.R. : Beaucoup de gens m’ont renvoyée au fait que j’étais décroissante mais, en tant qu’économiste, je pense que le concept de décroissance a des failles importantes, c’est pourquoi je n’y adhère pas. Tout d’abord avec la décroissance on continue à mettre le focus sur le PIB. Le PIB n’est pas en mesure de nous dire quelle est la politique à mener. Les décroissants soulignent que c’est un moyen d’attirer l’attention sur le fait qu’on ne peut pas continuer à s’enrichir, ce qui est vrai mais c’est quand même un sujet. Ensuite, la décroissance ne nous dit pas comment on y va. C’est problématique, car une manière de faire de la décroissance c’est que le plus riches achètent un petit lopin de terre, se créent une autonomie, se protègent des autres, et laissent le reste de la population sur le bord du chemin. La décroissance ne nous protège pas contre cela, et c’est ce que je veux éviter.  C’est pour cette raison que je ne me déclare pas décroissante, même si je pense qu’il nous faut accepter de diminuer notre niveau de richesse. 

Dans ce cas, comment faire pour qu’une diminution des richesses soit légitime aux yeux des français ? 

S.R. : La question qui est posée aujourd’hui aux français est la suivante : est-ce que vous préférez votre SUV ou vos enfants ? Si vous préférez un SUV, êtes-vous capable de les regarder dans les yeux et de leur dire ? 

Que pensez-vous du bilan écologique d’Emmanuel Macron ? 

S.R. : C’est une catastrophe, toute année qu’il nous fait perdre aggrave nos difficultés. Le rapport du GIEC annonce clairement que nous n’avons plus les moyens de cantonner le problème. Le moindre gramme émis aggrave le problème. Et nous n’avons rien fait pendant 5 ans : c’est 5 ans de retard. La loi climat passée après la convention citoyenne économise 1/10 de ce qu’il nous faudrait faire d’ici 2030. Pour revenir sur la crise en Ukraine, un des moyens de tenir la Russie à distance, c’est de priver poutine de son gaz. Il faut pour cela lancer un plan immédiat, massif et majeur, d’isolation des bâtiments, de diminution de notre dépendance au gaz pour s’en passer. Et il n’y a rien là-dessus, alors que ce serait le seul moyen de mettre la pression sur Poutine. On pourrait faire une sorte de mobilisation générale, une sorte d’effort de guerre comme pendant le covid, afin que dans 5 ans on ne soit plus du tout dépendants du gaz russe. 

M. Macron ne se serait-il pas heurté à l’acceptabilité de ces mesures quand il a lancé la taxe carbone, avec les gilets jaunes ? 

S.R. : Oui, M. Macron s’est heurté à l’acceptabilité de ses mesures sur la loi sécurité, sur les retraites, et cela ne l’a pas empêché de les mettre en œuvre. 

Il a mis la réforme des retraites sur pause tout de même, il me semble ? 

S.R. : Oui, en disant que ce sera la première mesure qu’il reprendra s’il est élu !

Il faut regarder la question de l’acceptabilité d’une mesure en la comparant à celles des autres. Quand il s’agissait de faire une réforme des retraites, de l’assurance chômage, de la loi sécurité, cela a généré des conflits mais c’est finalement passé, car on a jugé que la rébellion n’était pas légitime, ce que je conteste par ailleurs. Mais sur le réchauffement climatique on devrait considérer que la contestation n’est pas légitime, ou alors si elle l’est c’est au nom d’un problème social qu’il faudrait résoudre. 

Pour rebondir sur ce problème social, on remarque qu’avec la reprise de l’inflation et du coût de l’énergie, la question du pouvoir d’achat a été relancée. Or beaucoup de nos concitoyens, notamment les plus modestes, ont besoin de leur voiture pour travailler. Dans quelle mesure faut-il les soutenir, alors que cela contribue à la consommation d’énergie ? 

S.R. : Il n’y aucun doute que les plus modestes doivent être soutenus. Ce qu’il faut réussir à faire c’est de structurellement moins dépendre du gaz, de l’essence, car quoi qu’il arrive les prix vont augmenter. Quand j’avais dit que les prix allaient grimper, on m’avait traitée de folle, mais c’est bien ce qui est arrivé ! Donc soit on organise une société qui n’est pas vulnérable à cela, donc on protège les plus fragiles et on organise structurellement la dépendance ; soit on s’expose à de plus en plus de précarité et de tensions sociales. 

Une question sur l’industrie : la pandémie a pu montrer notre dépendance à certaines matières importantes, et le fait que nous n’étions pas capables de tout produire nous-même. On a donc entendu beaucoup d’appels à réindustrialiser la France, relancer un outil de production indépendant et stratégique. Est-ce compatible avec la nécessité d’une sobriété énergétique ? Sinon, doit-on abandonner l’industrie ?

S.R. : Il ne faut ni abandonner l’industrie, ni considérer que c’est incompatible avec la sobriété. L’idée est de consommer moins, donc d’avoir moins d’industrie, mais plus locale. En France, il y aura donc davantage d’industrie. Il faut aussi que l’on accepte les dégâts de nos modes de délocalisation. Pourquoi la délocalisation s’était-elle mise en place ? Il y avait certes des questions de différentiel de salaire, mais il y avait aussi des différentiels de pollution. On a délégué les entreprises les plus polluantes à d’autres pays. La relocalisation nous permettra de mesurer les effets de nos consommations.  Si nous n’acceptons pas quelque chose pour nous, il n’y a pas de raison de l’accepter pour une autre partie de la planète. Cela pousse à la sobriété.

Dans ce cas-là, êtes-vous favorable à la taxe carbone de l’UE ?

S.R. : Je la pense trop faible. Elle devrait exister depuis longtemps : je ne sais pas comment nous nous en sortons sans taxe carbone. Il faut émettre des signaux prix : ce qui n’émet pas de carbone doit être moins cher que ce qui émet du carbone

Que pensez-vous du concept de « finance verte » ?

S.R. : J’ai vu hier que Thalès (un des principaux vendeurs d’armes) se revendiquait de la finance verte ; donc je ne sais pas quoi en penser. Un monde de transition écologique n’est pas un monde financier. Donc il peut y avoir de la finance verte, mais il faut se rappeler que les marchés financiers et la spéculation font partie du problème. Cette envolée des marchés financiers après la chute des accords de BW est très récente par rapport à l’histoire de la financiarisation des économies. On lâche alors la libéralisation des marchés financiers, on lâche la capacité à aller se financer sur de l’épargne, ce qui génère une envolée de la spéculation et du caractère mondial des échanges. C’est en raison de la spéculation que l’inflation touche les produits agricoles avec la crise en Ukraine. Donc une société écologique est une société qui revient profondément sur cette financiarisation, et pas qui verdit la financiarisation. 

Illustré par Maxence Delespaul

Avatar

Romain Girot