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AgroParisTech : faut-il déserter notre monde ?

Le 30 Avril 2022, une poignée d’étudiants d’AgroParistech ont tenu un retentissant discours dans lequel ils expliquaient leur choix de « déserter » un « système » qui détruit le vivant. Ce discours a été extrêmement médiatisé. Cela révèle à quel point la question du sens que l’on entend donner à sa vie est aujourd’hui brûlante. Reconversions professionnelles, coaching, développement personnel : tous ces éléments semblent liés par un désir majeur de beaucoup d’entre nous de ne plus nous en tenir à des parcours tout tracés qui seraient délétères tout autant pour nous que pour notre environnement. La réponse de ces étudiants est alors brutale mais compréhensive : ils désertent. 

Un doute 

Au cœur de cette démarche se situe le doute, voire la peur. La peur de contribuer par son travail à ce qui est contraire à ses propres valeurs. La peur de se laisser entraîner dans un tourbillon duquel on ne ressortirait qu’à la retraite. La peur de rester inactif devant les catastrophes environnementales en cours. La peur de mener une vie  que l’on a pas choisie et de se retrouver dépossédé de son existence.

Ces doutes sont absolument légitimes et logiques. Il est clair que les grandes entreprises et les Etats ont de dramatiques difficultés à impulser des changements véritables, peu aidés, il faut le dire, par les consommateurs. Devant cette impression d’immobilisme, « changer les choses de l’intérieur » paraît illusoire. Le système ne changera pas. Les espoirs de travailler pour le développement durable ou pour la transition ne sont plus que des chimères. Pour ceux qui désirent être acteurs du changement, il faudrait partir. La situation devient alors éminemment paradoxale puisque, pour changer les choses, il faut tout quitter. Comme s’il ne restait plus que l’espoir de reconstruire ailleurs quelque chose de différent en considérant que nos institutions actuelles sont viciées au point d’être irrécupérables. 

Pourquoi déserter ?

Mais pour qui déserter ? Est-ce pour les autres, pour ne plus vivre dans des villes éloignées de la nature et moins polluer ? Ou bien est-ce pour soi ? Les deux sont liés de manière indissociable. Loin de chercher uniquement à faire un geste en faveur de l’environnement, ces étudiants veulent aussi un avenir heureux, et ils considèrent qu’ils ne pourront pas l’obtenir en suivant un « parcours classique ». De la même manière, les reconversions professionnelles proviennent bien souvent d’abord d’aspirations personnelles avant d’être uniquement tournées vers le collectif. Aussi, il ne faut pas oublier une chose : « déserter » est aussi une démarche qui est faite pour atteindre un bonheur individuel. Gare à l’hypocrisie qui voudrait voir dans cette démarche un unique élan désintéressé. Or, à ce titre, il est clair que ce choix dépend de chacun. Gardons à l’esprit que cette démarche ne saurait avoir de « valeur universelle » : son succès et le bonheur qu’on en retire dépendent de chacun. 

Le danger d’une réponse toute faite

Devant les doutes que beaucoup éprouvent, surgit le danger d’une réponse toute faite. Les étudiants n’ont pas cherché à convaincre tout le monde de faire comme eux, mais leur discours les a poussés à quelques raccourcis dangereux. Alors rappelons-le : il n’y a pas que des « patrons cyniques » et la création de Biocoop est sans doute une des initiatives qui a permis à la filière bio de prendre de l’ampleur et de limiter l’utilisation des pesticides. Quant aux Labels, ils représentent aussi sans doute un très bon moyen d’informer et donc de permettre aux produits (notamment alimentaires) les plus vertueux de prendre le pas sur les autres à condition d’être faits avec bonne foi et rigueur. 

Ne croyons pas qu’il n’y ait que deux possibilités : quitter le système et vivre en harmonie avec la nature ou bien travailler à la continuation du système qui détruit la planète. Rupture ne signifie pas désertion. C’est d’ailleurs ce titre qu’Arthur Gosset a choisi de donner à son film qui présente des parcours d’étudiants ayant aussi fait le choix de prendre des voix singulières. 

D’ailleurs, regardons les choses en face : aujourd’hui, cette démarche de désertion ne sera pas suivie par la majorité de la population. Finalement, si tout le monde « désertait », tout changerait. Mais il y a très peu de chances que cela arrive.

Alors, que faisons-nous avec tous ceux qui ne sont pas prêts à un changement brutal dans leur existence ? Le changement ne sera que collectif et ne saurait se limiter à une suite d’initiatives individuelles. Il faut changer nos institutions et non les quitter. Il faut changer nos entreprises et non les abandonner. Si tous ceux qui ont conscience du danger de nos modes de vie actuels « partent », qui restera-t-il pour nous emmener  dans une autre voie et permettre aux générations futures de vivre ? 

Sortir de l’hypocrisie 

S’il ne faut pas en faire une règle à appliquer à tout le monde, cette démarche a toutefois une vertu pour nous tous : elle nous force à sortir de l’hypocrisie dans laquelle nous nous reposons parfois. Cette initiative radicale met en lumière que les petits arrangements que l’on fait avec soi-même pour se donner bonne conscience sont ridicules et étriqués. Ils ne sont pas sincères et sont foncièrement inefficaces. Travailler en RSE ne signifie pas forcément que l’on travaille pour sauvegarder le vivant. Manger de la viande deux fois par semaine seulement n’est pas suffisant non plus, pour être un brin caricatural. 

Alors que faire ? 

Cette démarche de radicalité peut être implantée au cœur de notre vie de tous les jours sans forcément « déserter » un monde dont nous faisons bel et bien partie. Cela commence par notre métier. Il y a ensuite notre façon de consommer, de vivre et de penser. 

Un autre mot ? 

Il me semble que le terme « déserter » est très mal choisi. Les étudiants qui ont égrainé leurs nouveaux parcours professionnels resteront d’ailleurs pour certains profondément insérés socialement dans les associations, les marchés, le tissu local. Il ne s’agit pas de désertion mais de changement. Et le changement peut avoir lieu partout, tout le temps. 

Il y a d’ailleurs quelque chose qu’il ne faut pas oublier : ce système, c’est nous qui le faisons vivre. Il n’est rien d’autre que la somme de nos individualités. Il n’y a pas de « main invisible » qui détruit l’environnement à notre place. Et cela, pouvons-nous le déserter ? Pouvons-nous nous déserter nous-mêmes ? Non, mais nous pouvons changer. 

Présentons donc plutôt ces étudiants comme des personnes désireuses de changement. N’opposons pas ceux qui « restent » et ceux qui « partent ». Ce qui compte est que l’engagement soit sincère, efficace et non pas une excuse pour se complaire dans un confort délétère.Nous ne pourrons pas déserter notre monde. Mais nous pouvons espérer le rendre meilleur, et c’est ce que ces étudiants font avec courage et sincérité.  

Illustré par Victor Pauvert

Eliott Perrot

Eliott Perrot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP and regular contributor.