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L’hôtellerie de luxe, dernière poche de résistance du “monde d’avant” ?

Marbres rutilants, robinetterie dorée, grooms en livrée, mets copieux et sophistiqués. Telle est l’image que le commun des mortels se fait d’un palace, l’un de ces établissements légendaires et historiques qui ponctuent la carte du monde et attirent du monde entier les personnalités les plus fortunées. L’existence et la fréquentation de ces complexes de prestige apparaît comme l’un des symboles de l’irresponsabilité écologique et sociale des grands de ce monde, dont le mode de vie ne semble pas évoluer malgré la prégnance de nouveaux enjeux. Pourtant, cette industrie du luxe, teintée d’art de vivre, est-elle vraiment condamnable et condamnée ?

Tours d’ivoire

Pour être conforme à son standing et sa réputation, un palace doit impressionner le tout-venant. Que ce soit par son architecture, ses dimensions ou son service, ses clients doivent y trouver l’exceptionnel.. En tout état de cause, représentation et spectacle font partie du fonds de commerce de l’hôtellerie de luxe. 

C’est ainsi que les clients de ces établissements paraissent parfois déconnectés des réalités de l’environnement dans lequel ils résident. Certains d’entre eux vont même jusqu’à ne pas quitter leur hôtel durant l’intégralité de leur séjour. L’argument des tenants de cette industrie, qui prétendent que la présence d’un tel établissement dans une commune en stimule l’activité économique rencontre de flagrantes limites. D’autant plus lorsque ces palaces, à la clientèle encore franchement occidentalisée, se trouvent dans des pays en développement. Dans ces conditions, les voyageurs y consomment essentiellement des produits venant de leur pays d’origine et se contentent de ponctionner les ressources en eau et en énergie du pays où ils se trouvent. 

L’exemple emblématique de cet usage excessif de ressources constitue sans doute le cas de la palmeraie de Marrakech, zone désertique en périphérie de la capitale touristique marocaine, dans laquelle ont été installés par dizaines les établissements de luxe : Royal Palm, Mandarin oriental ou Palais Namaskar pour ne citer que les plus illustres. Ces hôtels, assortis de golfs et d’immenses piscines, consomment une quantité d’eau faramineuse – 1,3 millions de mètres cubes pour un golf 18 trous à Marrakech1http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/developpement-durable-approches-geographiques/corpus-documentaire/quelles-equites-pour-lapprovisionnement-en-eau-des-populations-au-maroc-lexemple-des-fontaines-a-marrakech – et ce alors même que 17% des habitants de la ville ne bénéficient pas du réseau d’eau municipal en 20112Idem, date de l’apogée de la construction de nouveaux hôtels dans la ville.

Résultat des courses : l’hôtellerie de luxe est une économie qui paraît peu encline à gommer les inégalités et à sauvegarder l’environnement. 

Grande braderie

Malgré son impact pour le moins discutable, ce modèle, très rentable, est en forte expansion. Cette croissance part d’un constat simple : si le nombre d’ultra-riches est en constante augmentation dans la planète, c’est également le cas pour une classe moyenne supérieure aux attentes particulièrement fortes en matière de tourisme. La sociologie a prouvé depuis des décennies que chaque classe sociale tend à consommer ce que consomme la classe supérieure3https://www.cairn.info/sociologie-historique-du-capitalisme–9782707177841-page-61.htm. Pourquoi, alors, ne pas réduire le ticket d’entrée de l’hôtellerie de prestige pour en faire bénéficier le plus grand nombre ?

C’est ainsi que plusieurs agences touristiques se sont spécialisées dans le luxe à bas prix. C’est notamment le cas des agences de voyages en ligne Verychic et Voyage Privé, qui proposent des ventes privées de chambres d’hôtels quatre et cinq-étoiles partout dans le monde. Le business model de ces agences est fondé sur des réservations de dernière minute, en fonction de la fréquentation des établissements recensés. Lorsqu’un établissement constate que sa fréquentation est trop basse pour atteindre un seuil de rentabilité, il propose des chambres à prix plus attractifs sur l’une de ces plateformes en ligne, afin de ne pas perdre d’argent tout en restant ouvert. Ainsi ces agences se targuent-elles de proposer des séjours à un prix réduit de 70% par rapport aux tarifs affichés. 

Plus généralement, un grand nombre d’établissements de luxe sont inaugurés chaque année dans le monde, accroissant le parc de manière significative. Cette forte croissance est bien le signe que les grands groupes spécialisés dans ce secteur tâchent désormais d’attirer un panel de clients plus large et moins élitiste. C’est le cas du canadien Four Seasons, l’un des leaders de l’hôtellerie de luxe à l’international, qui, à côté d’un palace à plus de 1 000 euros la nuit comme le George V à Paris, a inauguré, en 2017, un établissement à Tunis, dont le tarif pour une chambre de première catégorie se négocie entre 100 et 250 euros4https://www.destinationtunisie.info/fhotel-four-seasons-gammarth-confirme-ouverture/

L’hôtellerie de luxe se brade et conquiert une part grandissante de la population aisée. Et ce apparemment aux dépens de toute forme de justice sociale et climatique.

Patrimoine ou privilèges ?

Faut-il donc jeter l’ensemble de cette économie du luxe avec l’eau de son bain ? Non, évidemment, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, une grande partie des palaces français et européens – les seuls à l’encontre desquels une régulation paraît envisageable – constitue une ressource avant tout patrimoniale pour les environnements qui les accueillent. Dans la liste des 31 établissement français officiellement labellisés « Palace », une écrasante majorité constituent des hôtels historiques, parfois ouverts depuis le XIXe siècle. On citera, à titre d’exemples, l’Hôtel du Palais de Biarritz, le Plaza athénée de Paris5Cité dans un article de KIP à retrouver ici : http://kipthinking.com/neo-conservatisme-culinaire-etait-ce-vraiment-mieux-avant/ ou encore l’hôtel du Cap-Eden-Roc, la grande dame du cap d’Antibes. L’indéniable intérêt patrimonial de ces établissements procède de leur capacité de maintenir un fonctionnement d’exception tout en assumant les contraintes d’exploitation de lieux classés aux monuments historiques. Il s’agit d’immenses musées en fonctionnement, qui témoignent d’une certaine idée de l’art de vivre, de normes de confort et de luxe datant de plus d’un siècle. Et ce tout en étant adaptés aux besoins de la clientèle actuelle, ce qui crée leur rentabilité. Car il ne faut pas se leurrer : l’activité commerciale de ces palais d’antan finance en grande partie leur entretien et leur maintien aux normes actuelles. L’État aurait bien du mal à entretenir de la sorte ces points cardinaux de notre patrimoine, tout en les privant de leur activité.

Ensuite, la démocratisation relative du séjour dans des établissements de luxe peut être bénéfique, si et seulement si ces hôtels suivent des normes environnementales strictes et s’engagent pour limiter leur empreinte. « C’est là que le changement est possible au sein des établissements de luxe : un investissement lié à une charte environnementale que les autres hôtels ne peuvent se permettre », témoigne M. René Knüsel, enseignant et chercheur en sciences sociales, dans Le Temps6https://www.letemps.ch/societe/lentement-hotels-luxe-explorent-voie-verte. Le quotidien suisse, pays dont l’hôtellerie de prestige est reconnue dans le monde entier, poursuit la démonstration par le cas du Fairmont Montreux Palace, l’un des fleurons de la confédération. « Au Fairmont Montreux Palace, parmi les « éco-gestes » réalisés, les savons solides restants sont envoyés à Sapocycle, une association employant des personnes handicapées qui transforment les pains de savon en nouveaux produits d’hygiène pour des populations dans le besoin. Par ailleurs, l’hôtel a banni les plastiques jetables, dont les pailles, désormais en papier recyclé. « On s’est dit qu’on allait faire face à des plaintes, et en fait pas du tout. C’est dans l’air du temps. C’est comme réutiliser sa serviette, c’est entré dans les usages », commente Lucie Piron, responsable marketing. Un début, diront les optimistes ; le minimum vital, pour les sceptiques. » Ou comment concilier amour du Beau et éco-anxiété.

La consommation énergétique et de denrées alimentaires est responsables, selon Hôtellerie suisse, de 90% des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur7Idem. Il s’agit donc d’un écueil majeur dans le parcours de l’hôtellerie de luxe vers la sobriété environnementale. Mais pour paraphraser à nouveau M. René Knüsel, seuls des hôtels de cette gamme peuvent se permettre de réels investissements sur ces sujets. Ce qui sera nécessaire dans le futur, avec une clientèle certes aisée, mais de plus en plus consciente de la nécessité d’adapter ses pratiques. 

Ainsi est-ce possible de suggérer que l’hôtellerie de prestige soit la plus armée pour faire face au défi de la transition écologique. Reste à mieux s’intégrer dans l’économie de son environnement, ce qui est déjà la norme en matière de denrées alimentaires, avec la tendance au bio-localisme. 

Contre toute attente, il semble donc possible de faire de l’économie de l’hôtellerie de luxe un secteur vertueux, créateur de valeur, conservateur de patrimoine et de plus en plus sobre en matière écologique et énergétique. Mais la transition de ce secteur relève également de la volonté de sa clientèle de modifier ses pratiques et d’accepter de réviser sa vision et son expérience du luxe. Si nous pouvons nous le permettre, consommons donc luxueux, mais avant tout vertueux.

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.