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A lire pendant votre prochaine insomnie

Aujourd’hui, ou plutôt cette nuit, la rédaction vous propose : chronique d’une insomnie, ou quand le sommeil claque la porte et fait ses valises, valises qui finiront bien évidemment sous nos yeux le lendemain. À l’heure où j’écris ces lignes, il est 5h33 du matin, et j’ai enfin compris que c’était foutu pour cette nuit. Alors me voici, face à mon ordinateur, les yeux incendiés par cette fameuse lumière bleue, couchant sur papier numérique quelques idées sur cette amante détestable qu’est l’insomnie.

Les sept étapes du deuil du sommeil

Je suis absolument persuadée que lors d’une nuit d’insomnie, nous passons par les fameuses étapes du deuil, théorisées par la psychiatre américaine Elisabeth Kübler-Ross, qui affirme que lorsque nous vivons la perte d’un être proche, nous traversons plusieurs grandes phases, chacun à notre propre rythme et dans un ordre qui nous est propre. Il s’agit d’une simplification d’un processus extrêmement complexe, mais qui s’adapte parfaitement à notre deuil du sommeil. Passons-les en revue, voulez-vous ? Pour cette nuit, il y en aura sept (sept de trop).

00h45.La lumière éteinte vers minuit, il est déjà tard, vous vous êtes retourné dans votre lit une bonne douzaine de fois (à deux k pi près) mais refusez de croire que le sommeil vous a largué et abandonné ici. Ça arrive, de mettre du temps à s’endormir, et l’événement ne casse pas trois pattes au canard qui a fourni les plumes de votre oreiller. Vous êtes en pleine phase de déni. Accrochez vous, ce n’est que le début du voyage ; attachez vos ceintures : il n’y a pas de sorties de secours.

1h30. Vous soupirez, vous efforcez d’arrêter de penser, et commencez à comprendre dans quel bazar vous avez mis les pieds. Phase de douleur et de culpabilité : votre perte vous heurte, vous vous blâmez. Si seulement vous vous étiez détaché plus tôt de votre téléphone, lâchant Instagram/ Tik-tok/ Twitter/ YouTube (rayez les mentions inutiles). Si vous aviez lu un bon livre garanti sans lumière bleue. Si vous aviez un rythme de vie plus régulier. Si… vous n’en seriez pas là ! La nuit devient chaotique, effrayante.

3h. Vous buvez un verre d’eau, vous vous regardez dans le miroir, retournez vous coucher. Le moment est venu d’entrer dans la phase suivante, celle de la colère. Vous ressentez un sentiment d’injustice légitime. Pourquoi le reste du monde dort tranquillement, et vous êtes là à vous retourner dans vos draps, à essayer de faire taire les milles choses qui vous passent par la tête, à compter à rebours le temps qu’il vous reste avant votre réveil. Peut-être rejetez-vous rageusement une couette qui vous étouffe, peut-être allumez-vous une lumière qui vous aveugle pour aller boire un autre verre d’eau ?

4h30. Vous retournez votre oreiller du côté froid, même si maintenant les deux sont tièdes, votre cerveau bouillonne, vous rallumez la lumière pour vous distraire quelques minutes par une autre activité. Lire quelques pages, regarder une série, écouter de la musique, mais rien à faire. Il est temps d’essayer le damage control et d’entrer dans la phase de marchandage : vous minimisez la perte, cherchez à blâmer les autres, comme ce foutu voisin qui a fini sa soirée à 2h du mat’ et que vous entendiez vaguement à travers un mur. Vous n’êtes pas encore en état d’accepter la réalité, mais ça va venir.

5h30. Votre réveil sonne dans une heure et demie, votre nuit est foutue. Vous commencez à l’accepter. Les insomnies, ça arrive, demain est un autre jour. Vous ajoutez sans trop d’amertume l’intraveineuse de café à votre to-do-list du lendemain,  vous vous autorisez à faire des projets pour l’avenir, à laisser une seconde chance au sommeil : une sieste, voire une nuit entière, ce n’est pas une petite dispute qui va vous séparer.

Rassurez-vous, vous n’êtes pas seul : près d’un cinquième des Français expérimentent des troubles du sommeil. Pourquoi devenons-nous de plus en plus insomniaques ?

L’insomnie est un mal social

Raphaël Heinzer, spécialiste du sommeil au CHUV, pointe du doigt notre volonté absolue de contrôle du sommeil comme l’une des causes principales des insomnies modernes. « Plus on essaie de contrôler son sommeil pour avoir de meilleures performances le lendemain, et plus il nous échappe. » Nous avons face au sommeil des attentes de plus en plus importantes, nous cherchons à l’améliorer, le minuter, le quantifier à l’aide d’analyseurs et autres matelas connectés. Au-delàa du stress et de l’anxiété générés par notre quotidien et par les circonstances que l’on connaît (pandémie, réchauffement climatique et bien évidemment l’arrivée en 2022 de Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu 3), notre mode de vie hyper-productiviste nous pousse même à vouloir rendre « efficace » le sommeil, afin d’être certains qu’il nous permette, le lendemain, de continuer à être productifs, à travailler, à consommer.

Et si, désormais, dormir peu était à la mode ? À 4h15, le PDG de Disney, Rober Iger, est déjà réveillé ; Anna Wintour (à la tête de Vogue) arrivera au bureau dans une heure et demie seulement, cette flemmarde. Tim Cook, lui, répond à ses mails depuis déjà un petit quart d’heure : la pomme n’attend pas. Le monde appartient-il à ceux qui se lèvent à l’heure où j’écris ces lignes ? Voir l’aube et travailler is the new voir Naples et mourir ? Marchés dérégulés, mondialisation, exigences d’un monde du travail et d’un monde social qui réclame toujours plus de connectivité à toute heure du jour : bienvenue dans une société où l’on déprécie le sommeil, un des rares intervalles qu’il est encore difficile de coloniser par des occupations, dont il est difficile de tirer un profit financier ou social. Notre fantasme de toute-puissance et de maîtrise de la nature et de nous-même enrage face à cette nécessité physiologique.

J’enfonce peut-être ici une porte grande ouverte : la vilaine société nous empêche de bien dormir. Mais peut-être, pour préserver notre relation avec le sommeil (et entre autres : conserver notre mémoire et un pouls normal), est-il important de le voir non pas comme l’outil qui nous permettra demain de continuer à faire tourner la grande roue du monde, mais comme un moment à sanctuariser. Stop à l’hypercompétitivité dans tous les aspects de la vie. Respirez, buvez une tisane, fermez les yeux : on est pas bien là, du côté frais de l’oreiller ?

6h30, votre rédactrice entame son premier café et vous souhaite de faire de beaux rêves la nuit prochaine.

Sources

https://www.ledevoir.com/societe/480287/la-dictature-de-l-insomnie

https://www.letemps.ch/societe/letat-dhypereveil-nouveau-fleau-nos-nuits

https://www.franceculture.fr/sciences/sommeil-que-se-passe-t-il-dans-votre-cerveau-insomniaque

http://www.lalyfoundation.com/les-etapes-du-deuil/

Illustré par Maxence Delespaul

Gabrielle Pichon

Gabrielle Pichon

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Ancienne présidente de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Former KIP President and regular contributor.