Mais s’agissait-il d’un coup d’éclat accidentel, chaotique, d’un « pétage de plomb » comme il y en a parfois en politique ? Pas vraiment. En effet, Jean-Luc Mélenchon « l’insoumis » revendique un droit à la colère. Le lendemain des évènements, il l’invoque au micro de BFM TV : « On nous perquisitionne comme si on était une bande de voleurs dans tout le pays, c’est pas normal, donc j’ai le droit de le dire, j’ai le droit de me fâcher ». Ce qui au premier abord pouvait sembler être une scène de dérapage est en réalité la mise en scène presque théâtrale d’une « juste colère ».
Alors que pour la plupart des politiques, la colère reste un élément de langage qui est censé traduire l’état d’esprit des gens qu’ils défendent (la « colère des Français »), la colère est dans ce cas incarnée par l’homme politique. Il n’y a en Français qu’un seul terme pour nommer la colère, terme qui provient du grec kholè signifiant la « bile », la colère étant donc conçue dans notre langue comme l’échauffement de cette bile. C’est pourquoi elle est souvent associée à une émotion suspecte, prompte à déborder et à faire perdre la raison. D’ailleurs, le colérique est souvent opposé au véritable homme politique. C’est Michael Corleone qui devient le Parrain, pas son frère Sony qui à force d’emportement finit par mourir criblé de balles. Mais le Grec, plus riche lexicalement, propose deux mots pour rendre compte de cette passion : thumos et orgè. Thumos renvoie au désordre, au trouble, à l’excès : c’est Hérode tuant les nouveaux-nés ou encore Anakin Skywalker massacrant les hommes des sables. L’orgè, au contraire, renvoie à une colère légitime face à une situation jugée scandaleuse. N’est capable d’orgè qu’une âme forte, qui se refuse à rester passive devant le désordre, la démesure, l’hybris. Cette colère juste, pleine d’énergie et de force, c’est par exemple celle du Christ qui chasse les marchands du temple.
C’est ce second type de colère que Jean-Luc Mélenchon tente de mettre en avant, une colère contre le (dys)fonctionnement de la démocratie macronienne. Les phrases qui ont été les plus reprises (« La République, c’est moi », ou « Ma personne est sacrée ») n’ont pas été prononcées par hasard. Il tente de se poser comme le seul garant de l’idéal républicain révolutionnaire en rappelant qu’il est investi d’un pouvoir symbolique conféré aux députés depuis les premiers États Généraux de 1789.
Mais on le voit dans les vidéos de cette scène, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière (les deux grandes vedettes de ce « coup de colère ») ont presque un rôle tragi-comique. En effet, leur colère s’incarne dans un face-à-face avec des policiers qui, in fine, représentent également l’État et ont, en outre, le pouvoir physique. À la voix tremblante de panique et d’indignation d’Alexis Corbière, au mouvement désespéré de Jean-Luc Mélenchon qui pousse le procureur, chacun peut déceler derrière cette « juste colère » un témoignage d’impuissance. C’est déjà ce que remarque René Descartes lorsqu’il traite de la colère comme une « passion de l’âme ». La colère n’intervient qu’une fois qu’autrui nous a nui. Or, si autrui a pu nous nuire, s’il a pu atteindre notre corps et notre âme, c’est qu’il nous a prouvé une certaine supériorité. C’est cette preuve de supériorité qui, en réalité, obsède l’homme en colère. Le fait même qu’on ait pu lui nuire a clairement démontré qu’autrui avait un pouvoir sur lui, et c’est cela qui lui est insupportable.
Ainsi, la colère n’est jamais loin de l’orgueil, surtout lorsqu’elle se sait filmée par plusieurs caméras et se trouve entrecoupée d’injonctions à prendre des photos et partager sur les réseaux sociaux la scène qui est en train de se jouer. La posture de Jean-Luc Mélenchon n’est pas très loin, en ce sens, de celle d’Alceste dans Le Misanthrope de Molière. Comme Alceste, le chef de file de LFI n’aime rien tant que la joute verbale où, tout en faisant montre de son intégrité morale, il expose à qui veut le voir un ego démesuré.
Illustration : Montage de Hugo Sallé pour KIP