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Redonnons ses racines au débat public

Le 6 février 2022, a été remis à l’académicien Jean-Marie Rouart1Célèbre auteur et chroniqueur au Figaro, un aperçu de la carrière de Jean-Marie Rouart est à retrouver sur la page internet de l’Académie française : https://www.academie-francaise.fr/les-immortels/jean-marie-rouart le prix Simone Weil de l’enracinement. Cette décoration, qui récompense une personnalité politique ou littéraire engagée, est porté par Écologie responsable, un laboratoire d’idées qui tente de réconcilier valeurs de droite et engagement pour l’environnement. Partenaire de KIP, ce think-tank vise à célébrer la valeur éponyme de ce prix, qui rappelle à dessein la reconstruction gaullienne de la France, au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Dans le salon Napoléon du Sénat, ce soir-là, prennent successivement la parole plusieurs ténors du parti Les Républicains. Devant eux, déambulent des invités acquiesçant au discours du récipiendaire du prix. Penseurs ou responsables politiques, ces derniers sont réunis pour remettre au goût du jour une certaine idée du conservatisme politique. Comme si la valeur d’enracinement, dans le sens que lui donnait Simone Weil, devait être celle d’une seule couleur dans l’échiquier. Il est au contraire du devoir des formations de toutes sensibilités de prendre l’enracinement au sérieux, pour lutter comme il se doit contre la désincarnation d’une société dans laquelle les Françaises et les Français ne se reconnaissent plus.

Repères

L’enracinement fut sans doute l’une des pierres fondatrices de la reconstruction gaullienne du pays à l’issue de la Seconde guerre mondiale. Cet ouvrage de la philosophe Simone Weil2Philosophe et enseignante, Simone Weil est notamment connue pour ses combats sociaux et syndicaux. Dans les années 1930, elle met entre parenthèses sa carrière pour expérimenter la condition ouvrière en travaillant à la chaîne dans plusieurs usines. Son oeuvre majeure, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale présente une vision pessimiste de la société et du progrès, plaçant l’homme dans un état d’inexorable servitude. résulte d’ailleurs d’une commande passée par le général De Gaulle, en 1943, afin de conférer un socle de pensée à l’action politique du Conseil national de la Résistance. L’institution qui en hérite, le gouvernement provisoire de la République française, s’est efforcée de suivre, dans ses décisions, l’essence de la pensée de Simone Weil.

Vilipendant la décomposition sociale qu’a connu la France dans les années 1930 et sous l’Occupation, Simone Weil établit un premier repère dans l’obligation qui lie les  citoyens d’une nation entre eux. Cette obligation engage chaque homme à « satisfaire aux besoins terrestres de l’âme et du corps de chaque être humain autant qu’il est possible »3Simone Weil, L’Enracinement, 1943. De cette obligation procède les droits qui sont conférés aux citoyens par la République, définie comme l’union d’un ensemble d’individus liés par de mêmes obligations engendrant des droits analogues. Cet enracinement spirituel à une telle communauté, dont le sentiment d’appartenance commençait déjà à s’étioler dans les années 1930, constitue pour la philosophe le socle d’une société démocratique.

Bien sûr, dans la dernière partie de son œuvre, Simone Weil ajoute à la notion d’enracinement un aspect plus culturel, voire civilisationnel, diront les adeptes de la théorie de Samuel Huntington4En référence au Choc des civilisations de Samuel Huntington (1990), ouvrage de référence quelque peu fantasmé, qui a nourri l’idéal interventionnisme de la frange néoconservatrice américaine, et que l’on retrouve désormais dans la bouche de la droite identitaire.. Cette partie de la pensée de l’auteure, plus prévisible pour une ode au gaullisme, affirme les origines judéo-chrétiennes de l’identité française et érige la mémoire de la Seconde guerre mondiale en élément fondateur de la nouvelle ère politique du pays. C’est en ce sens que la notion d’enracinement est critiquée par les plus progressistes d’entre nous. Et c’est pour ce caractère controversé que le raisonnement qui suit se concentrera sur la première acception isolée par Simone Weil.

Il serait en effet naïf de nier les forces centrifuges qui distendent les liens sociaux et politiques qui nous unissent. L’enracinement dans notre communauté humaine est pourtant cantonné à de courts passages dans les discours fleuves des hommes et femmes politiques qui nous dirigent. Un boulevard tout tracé pour les idéologies extrémistes qui instrumentalisent la menace de délitement pour leurs propres fins, tout en contribuant souvent elles-mêmes à la polarisation de la nation.

Inadaptation

La dissension des liens est avant tout socio-économique et territoriale. Il faut dire que les décisions politiques de ces dernières décennies y ont en grande partie contribué. Chaque réforme est analysée et vilipendée par le camp adverse comme « politique en faveur des riches » ou « des urbains ». Au fil du temps, le sentiment d’abandon s’accroît pour les plus précaires et les plus isolés de la nation, par une action publiques jugée inefficace, incapable de changer leur vie. 

La parade facile pour agir de la manière la plus proche du terrain est évidemment la décentralisation, délégation de toujours plus de prérogatives aux exécutifs locaux pour soulager l’État central des politiques qui grèvent ses finances. Au-delà de sa part évidente de démagogie, cette stratégie se confronte à plusieurs limites intrinsèques. 

Il y a tout d’abord la limite des égoïsmes personnels. Lorsque nos territoires sont, chacun le sait, fortement interdépendants et interconnectés, tout droit d’obstruction d’un exécutif local peut durement entacher la réalisation de projets publics de plus grande envergure, pourtant salués par la quasi-totalité des autres parties prenantes. C’est le cas du projet de ligne à grande vitesse Bordeaux-Toulouse. La protestation des intercommunalités du sud-Gironde repousse fortement le lancement de la construction de la ligne, pourtant portée par la région Occitanie du fait de son intérêt public majeur. Toutefois, s’il avait fallu s’en tenir à la lettre à l’esprit décentralisateur, l’exécution de ce projet, pourtant soutenu par une grande majorité des parties prenantes, aurait dû être suspendue. Il est illusoire de croire à une main invisible dans la prise de décisions à l’échelle locale : une décentralisation à outrance fait ressortir des égoïsmes locaux impossibles à concilier, qui ajoutent de l’inertie à la lourdeur administrative déjà symptomatique de notre pays. 

Enfin, l’État utilise sciemment la décentralisation à des fins financières. La plupart des politiques publiques, singulièrement de cohésion des territoires, requièrent un niveau élevé de participation des collectivités qui les mettent en œuvre. C’est le cas, flagrant, de l’un des projets emblématiques de la politique de cohésion menée par le gouvernement : le déploiement du réseau France services. Ce réseau de plus de 2 000 structures, créé par une directive de 2019, a pour but de permettre à chacun de nos concitoyens de disposer d’un guichet de services publics à moins de trente minutes de son domicile. Résultat : un cahier des charges très strict pour les porteurs de projet, qui n’est en rien corrélé aux 30 000 € annuels versés par l’État au titre de la subvention fonctionnelle. Si le réseau a finalement été déployé dans les temps, c’est avant tout de l’initiative d’édiles ayant saisi l’intérêt électoral qui réside dans le choix de déployer une telle structure au plus près de ses administrés. Ce cas est symptomatique des politiques déployées sur le territoire. Mal adaptées et trop complexes, elles font reposer une partie de la responsabilité financière sur les épaules des administrations décentralisées, qui peinent déjà à boucler un budget toujours plus contraint.

L’obligation est ainsi ardente5Pour reprendre l’expression gaullienne consacrée. pour l’État d’en finir avec les fausses bonnes idées et de donner aux politiques publiques les moyens de s’inscrire efficacement au cœur des territoires. Il s’agit d’un coût d’entrée nécessaire pour garantir l’enracinement territorial comme vecteur de cohésion sociale et politique.

Désincarnation

A ce stade du raisonnement, la question de l’enracinement évoque sans doute au lecteur celle de la confiance dans les représentants élus pour servir la cohésion sociale. Ces représentants sont trop souvent décriés, justement, pour leur défaut d’enracinement. Et ce, dans l’acception la plus commune du terme, qui renvoie davantage à l’ancrage territorial précité. Quelle part des Françaises et des Français connaît, encore aujourd’hui, le nom du député de sa circonscription, du président du conseil de son département ou de sa région, voire de son maire ? Cette méconnaissance en forme de désintérêt se traduit aussi bien dans les taux d’abstention que dans les baromètres de la confiance dans l’action politique, publiés par le CEVIPOF6https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/OpinionWay%20pour%20le%20CEVIPOF-Baromètre%20de%20la%20confiance%20en%20politique%20-%20vague%2013b.pdf.

L’une des causes de ce regain de défiance ? L’impression qu’une bonne partie des représentants sont parachutés dans des fiefs artificiels, placés ci et là en fonction du contexte politique et de leurs chances de victoire. Certes, on ne peut pas blâmer les directions de partis de faire au mieux pour optimiser leurs résultats locaux. Mais le temps où les citoyens connaissaient personnellement leurs élus est révolu. On ne connaît même plus, sauf rares exceptions, où se situent les fiefs politiques de nos dirigeants, membres du gouvernements ou chefs de partis. Les dirigeants des trois partis les plus plébiscités du pays sont en ce sens symptomatique : le choix est bien réduit entre un Emmanuel Macron qui a quitté très jeune Amiens, sa ville de naissance, et deux chefs de partis d’opposition parachutés dans des circonscriptions favorables, Marine Le Pen dans le Pas-de-Calais et Manuel Bompard dans les Bouches-du-Rhône. Le temps du marseillais Gaston Defferre, du bordelais Alain Juppé ou du lillois Pierre Mauroy semble bien loin. Pire, ceux qui conservent encore une identité sociale ou territoriale marquée sont raillés ou battus dans les urnes. Ce fut le cas de Rachel Kéké, députée insoumise questionnée sur sa capacité de légiférer du fait de son métier de femme de chambre. Ce fut aussi le cas, plus récemment, lors du dernier congrès du Parti socialiste, aboutissant à la reconduction du député francilien Olivier Faure à la tête du parti, battant le maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, pourtant soutenu par l’aile du parti la plus ancrée dans les territoires. Nos élites deviennent fadement représentatives de ceux qui peuplent les grandes écoles, dominés par une écrasante majorité de Franciliens. 

Le défaut d’enracinement géographique et social des hommes et des femmes qui nous dirigent devrait être pris au sérieux en ce qu’il est une cause du défaut d’enracinement social, au sens de Simone Weil, parmi nos concitoyens. Avec une prise en compte limitée des spécificités des territoires et des groupes sociaux qui composent la nation française, il faut se satisfaire de liens dégradés dans une société de plus en plus dominée par les égoïsmes et le repli communautaire.

Pour revenir au sujet qui anime ce raisonnement, il semble inconcevable que la droite soit la seule à s’emparer du thème de l’enracinement. Au temps des gilets jaunes et autres contestations multiples, il est de la responsabilité de chacune des forces politiques de ce pays de traiter sérieusement ce problème, qui se résume fallacieusement à un prétendu conflit civilisationnel. Il est temps de redonner ses lettres de noblesse à l’action publique, au plus proche des territoires et des groupes sociaux, car elle est le ciment le plus efficace pour panser les plaies d’une société aux liens distendus. Alors oui, cet article présente davantage le problème que les éventuelles solutions qui y répondent. Car c’est à l’ensemble des Françaises et des Français de trouver une nouvelle manière de faire de la politique, de nouveaux canaux pour valoriser l’engagement pour le bien commun. Ce n’est que par une concertation à grande échelle que nos concitoyens regagneront leur confiance dans l’action publique.

Illustré par Constance Leterre-Robert

Annexe : Retour en images sur la remise de prix

De gauche à droite : Roger Karoutchi, premier vice-président du Sénat, Jean-Christophe Fromentin, maire de Neuilly-sur-Seine, Jean-Marie Rouart, académicien et récipiendaire du prix, Romain Naudin, président du conseil d’administration du think-tank Écologie responsable, Ferréol Delmas, directeur général du think-tank, et Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat
De gauche à droite : Bruno Retailleau, président du groupe Les Républicains au Sénat, Catherine Deroche, présidente de la commission des Affaires sociales du Sénat, Roger Karoutchi, premier vice-président du Sénat, Ferréol Delmas, directeur général du think-tank écologie responsable, Jean-Marie Rouart, académicien et récipiendaire du prix, Jean-Christophe Fromentin, maire de Neuilly-sur-Seine

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.