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Illustration par Kim Provent pour KIP.

Les mots-œillères

« Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». Ludwig Wittengstein nous enseigna en 1918 que nos mots balisent notre réalité, sa perception et sa compréhension. Alors que de nombreux citoyens appellent de leurs vœux l’avènement d’un nouveau paradigme de société face aux défis écologiques, nos élites politiques et économiques n’ont pas délaissé leurs anciennes rhétoriques, outils émoussés et désuets. Au cœur de cette époque qui semble charnière, il est peut-être temps de se demander s’il est réellement possible de penser le monde de demain avec les mots d’hier.

Depuis quelques décennies, le capitalisme, enfant du rationalisme, semble avoir tourné le dos à une partie du discours scientifique. Les rapports successifs du GIEC n’ont cessé d’alerter sur les conséquences mortelles qu’auront à court, moyen et surtout long terme les activités économiques de l’homme, sans qu’aucune mesure drastique ne soit prise. Aux beaux discours n’a succédé que l’image d’un système sclérosé, incapable de montrer cette capacité à se renouveler qu’on lui avait toujours prêté. On évoque depuis une « transition » écologique qui a l’avantage de pouvoir se montrer très lente malgré ses objectifs chiffrés, de plus en plus ambitieux mais de moins en moins respectés. Ce terme et les actions qui en résultent ne reflètent ainsi nullement l’urgence de la situation.

Les codes qui encadrent notre monde économique n’ont d’ailleurs subi que très peu d’évolutions. L’objectif absolu reste la « croissance », terme sur toutes les lèvres du monde économique et politique. D’ailleurs « la » croissance se réfère bien souvent à « la croissance du PIB », mesure de la production qui reste l’indicateur économique par excellence. Or le PIB ne s’appuie que sur une somme brute des valeurs des différents biens et services créés et ne tient pas du tout compte des destructions ou pollutions engendrés par cette production. Aujourd’hui, alors que le Jour du Dépassement1Le jour où l’Humanité a consommé depuis le 1er janvier, toute les ressources que la Terre peut recréer en un an avance chaque année dans le calendrier, nous rappelant ainsi la finitude de notre planète, il n’est plus raisonnable de souhaiter et de viser une croissance toujours présentée comme illimitée. Cette obsession de l’augmentation constante de la production conduit, notamment dans des sociétés développées, à des dérives de surconsommation ou à des pratiques telles que l’obsolescence programmée qui sont de véritables aberrations écologiques.

L’opposition frontale entre ce modèle et la perspective écologique se traduit dans des oxymores grotesques, ne correspondant à aucune réalité telle que « croissance verte ». On y voit une première tentative avortée d’inclure le paramètre écologique dans le système sans toucher à son cœur. Ce mariage impossible se retrouve dans ce qu’on a appelé le « greenwashing », ce mécanisme par lequel la question écologique, broyée par la logique consumériste, se retrouve réduite à un simple argument marketing. Cette habitude d’ajouter la couleur de la Nature à tous les concepts existants n’est autre chose qu’un coup de pagaie dans la marée noire.

Quitter cette logique d’augmentation pour un ralentissement de notre rythme de vie est très difficile à exprimer. On a été obligé pour cela de garder la racine de croissance en parlant de « décroissance », ce qui reste malgré tout un gros mot pour bon nombre d’entre nous. Il est, en effet, impossible de parler de « récession » synonyme de malheur pour nos peuples pendant des décennies. On manque pourtant sûrement de concepts qui illustreraient la tension extrême de notre situation actuelle. Le « réchauffement » ou le « dérèglement » climatique ne sont que des euphémismes qui n’ont jamais fait peur à personne à la hauteur du chaos annoncé. On devrait plus parler «d’urgence». Dans le domaine énergétique également, on évoque sans cesse le « peak oil », l’apogée de la production pétrolière, sans jamais dépeindre les pénuries et restrictions drastiques qui vont s’ensuivre.

Les fondements de notre modèle ne semblent donc pas adaptés à entreprendre des changements massifs et rapides. Le libéralisme économique ambiant prône une « libre concurrence », adulée par l’Union Européenne. Ce combat constant entre les entreprises doit les pousser à être les plus efficaces et garder les groupes les plus performants. Pour gagner à ce grand jeu, on met en avant la sacro-sainte « compétitivité » des entreprises, autre grande priorité des gouvernements. Sauf qu’être compétitif ce n’est rien de plus que savoir être rentable malgré les difficultés d’un marché. L’objectif est la survie. C’est la loi de la jungle. Dans cette perspective qui privilégie souvent le court terme, les normes environnementales apparaissent comme des bâtons dans les roues et les investissements et réformes pour stopper les destructions et pollutions engendrées, sont rarement à l’ordre du jour. Une fois de plus ce raisonnement pousse même, au contraire, à des comportements collectifs absurdes d’un point de vue environnemental : une grande partie des objets qu’on manipule chaque jour sont produits à l’autre bout de la planète.

Une fois de plus l’avenir n’est pas là. L’économie est toujours perçue comme un constant rapport de force entre différents acteurs, en témoigne toute la rhétorique de l’affrontement que développe nos élites avec des expressions tels que « prix agressifs », « conquête de marché » ou la fameuse « guerre économique ». Le virage virulent qu’a ainsi emprunté ces dernières années, notre mondialisation contemporaine a fait reculer une « gouvernance mondiale » qui a presque disparu dans le domaine écologique. Pourtant, il n’est pas réellement envisageable de relever le défi écologique qui nous est posé, depuis quelques décennies déjà, sans un certain mouvement collectif. La refonte de nos sociétés ne peut avoir lieu qu’en engageant l’ensemble de ses structures dans une vraie coopération et non dans une compétition acharnée.

Ces bruyants accrochages entre acteurs du monde économique empêchent l’établissement d’un consensus et brouillent les pistes pour le citoyen lambda. La réflexion sur les solutions à nos problèmes est également marquée par les croyances de notre temps. Une foi inébranlée dans le « progrès », qui rejoint l’aspect linéaire et infini de la « croissance », marque encore le sommet de nos institutions, bien que celui-ci soit très souvent assimilé à son volet technologique. On y reprend les discours portés par « les gourous de la tech », ces chefs d’immenses FTN du numérique ou d’autres techniques « du futur », tels qu’Elon Musk ou Jeff Bezos, qu’on dit les bâtisseurs de demain. Selon eux, le progrès, avec son synonyme toujours positif « d’innovation », doit constituer notre avenir car, on l’a toujours dit, « on ne l’arrête pas ». Toute opposition ou questionnement de cette vue très simpliste du cours de l’histoire est tenue pour rétrograde. Autrement dit : on n’est pas des Amish2Macron défend la 5G et répond aux écologistes: “je ne crois pas au modèle Amish”.

Il serait dommage pourtant de laisser pourrir ce bel idéal humain. Il serait dommage de ne pas se demander en quoi, certaines technologies très énergivores telles que la 5G, vont réellement améliorer notre qualité de vie. Il serait également dommage de se contenter des réponses résultant des logiques destructrices : « on ne peut pas prendre de retard sur nos concurrents ». Il serait enfin dommage de ne pas s’arrêter un instant pour se demander : entre une agriculture saine et raisonnée et l’Hyperloop3Projet de capsule de transport devant atteindre les 1100 km/h, actuellement en développement dans l’Ouest américain, qu’est-ce qui nous rapproche le plus d’une société idéale ? La réponse à cette question nous permettra sûrement de revoir les visions et idéologies que l’on a laissées s’infiltrer dans cette idée de progrès.

À l’heure où nous sommes submergés de discours ou de « communications » en tout genre émanant de partout, il nous faut être extrêmement vigilant au sens profond des mots que l’on emploie et des idées qui s’y cachent. Orwell nous a prévenu, nous n’avons aucune excuse pour nous laisser endormir par une novlangue, ou plutôt une old-langue, remplis de mots-œillères, qui n’est plus pertinente. Il nous faut donc, à l’image de ces néologismes fort douteux, devenir poète pour créer les mots qui donneront forme à une société plus respectueuse de ses voisins et de son habitat.

Filip Meyer

Filip Meyer

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Member of KIP and regular contributor.