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Entretien avec Eric Andrieu Partie 2: Les idées d’un Eurodéputé dans la prochaine présidentielle

On n’arrête plus le « projet présidentielles » de KIP. Nous vous proposons aujourd’hui un entretien très riche avec un éminent responsable du Parti socialiste. Député européen, M. Eric Andrieu est expert des sujets d’agriculture et de développement rural. Il incarne une posture critique sur l’institution libérale dans laquelle il travaille : le Parlement européen. Un témoignage d’une rare précision sur le quotidien et les combats d’un député européen engagé pour la démocratie et les territoires qu’ont eu la chance de recevoir trois rédacteurs de KIP : Alexandre Biardeau, Julien Vacherot et Emilien Zeneli accompagné pour l’occasion de Léonore Lepiller pour Publ’HEC. Découvrez-en aujourd’hui la première partie, consacré aux idées de M. Andrieu et à la prochaine élection présidentielle.

Julien Vacherot : Vous êtes resté très proche du monde rural : que pensez-vous de l’influence de la politique européenne sur l’agriculture française ?

Eric Andrieu : L’influence est majeure, puisque la PAC représente 40 % du budget de l’Union Européenne. Je suis très critique à l’égard de cette politique, même si nous avons gagné beaucoup de terrain sur la régulation, ce dont je suis fier. L’Union, à travers la PAC, est un outil majeur d’influence de l’orientation agricole. C’est un sujet, parce que je contexte cette vision libérale de l’agriculture. Certains, au sein de la Commission, sont plutôt sur une logique d’une agriculture sans agriculteurs. Deux modèles s’affrontent, et je crois à une agriculture beaucoup plus proche des enjeux du Green deal que d’une vision libérale. L’enjeu climatique qui pèse sur la situation actuelle me donne politiquement et philosophiquement raison. Depuis 1992, lorsque l’agriculture a été libéralisée, nous avons confié l’agriculture aux marchés. Nous avons mondialisé et spécialisé les régions agricoles européennes. Nous nous sommes rendus interdépendants. Les crises actuelles du porc et du lait sont liées au modèle que nous avons mis en place à l’échelle européenne et mondiale. L’Europe, qui est un continent fort, devrait réfléchir à cela et sortir de cette vision libérale de l’agriculture. Le but est d’aller vers une agriculture nourricière en redéveloppant l’agroécologie. Aujourd’hui, la perte conséquente d’agriculteurs sur notre continent est le résultat d’une vision politique. Je pense que l’Europe ne débat pas assez sur ce sujet. L’approche environnementale est en train d’obliger le secteur de l’agriculture à prendre la mesure son impact sur le climat. Depuis soixante-dix ans de PAC, nous avons confisqué l’agriculture aux agriculteurs : les gagnants sont les grands groupes, qui imposent leur modèle, au détriment des agriculteurs et des territoires. C’est un sujet de modèle : l’industrie a coupé le lien entre l’agriculture, l’aliment, le santé humaine et la biodiversité. Cette coupure est sciemment pensée politiquement. L’enjeu climatique est révélateur de la disparition de la biodiversité et de l’impact de la santé humaine. C’est le rôle de votre génération, soucieuse de traçabilité et de sens, de changer les choses.

Pour conclure, l’Europe influe sur le modèle, et a une lourde responsabilité sur ses évolutions néfastes. 

Emilien Zeneli : Vous avez présidé la commission d’investigation sur le processus d’évaluation des pesticides et vos positions ont été assez tranchées sur le glyphosate ou les néonicotinoïdes, en prônant leur interdiction. Comment concilier l’interdiction des pesticides, l’acceptation sociale de cette interdiction et la réussite économique de l’agriculture européenne ?

E.A. : Je n’ai pas d’approche doctrinale. Je tape fort pour faire avancer les prises de conscience. Je ne suis pas pour une interdiction immédiate des pesticides. C’est un peu comme la question du nucléaire. On parle, pour les pesticides, de renouvellements réguliers de l’autorisation de mise sur le marché. La question est le lien entre l’agriculture, l’aliment, la santé humaine et la biodiversité. C’est ce qui anime mon combat, et je mets en haut de la pyramide la santé humaine. Lorsque je constate les problématiques de fertilité, de puberté précoce parmi les jeunes générations, les maladies émergentes, je suis alarmé. Les liens de causalité sont difficiles à établir, mais, lorsque l’on regarde les rapports et que l’on rentre dans le détail, on est amené à s’interroger sur le niveau d’intégrité des décisions autorisant ces pesticides. Le pouvoir des lobbys et de l’argent est immense. Les enjeux financiers sont très importants sur ces questions. Des milliards d’euros sont en jeu. Le vrai enjeu est la santé humaine. En voyant les progrès faits sur les insecticides, par exemple dans le milieu de la viticulture, on constate que l’enherbement est plus rentable que l’utilisation de pesticides. Si l’agroécologie est efficace, voire plus efficace que l’agriculture consommatrice de produits phytosanitaires, pourquoi se poser la question d’utiliser encore ce genre de produits potentiellement nocifs ? Les vendeurs de produits phytosanitaires gagnent beaucoup d’argent sans parfois une véritable amélioration palpable du service rendu : il faut que les consciences évoluent à ce sujet, pour que les choses bougent. Il est plus difficile de faire bouger les mentalités avec un discours plus modéré. Je suis volontairement radical pour cela, même si cette position est moins confortable. On entend, dans une certaine catégorie de représentants de l’agriculture, que ceux qui gagnent le mieux sont ceux qui ont une approche respectueuse de l’environnement et de la santé. La Commission européenne est en train de progresser sur ce sujet. Il faut travailler et réfléchir ensemble.

E.Z. : Vous avez été rapporteur pour une partie de la réforme de la PAC, qui a mis en place un objectif de réduction de 50 % de notre utilisation de pesticides d’ici 2030. En même temps, vous êtes critique sur les dérogations accordées par la France sur les néonicotinoïdes. Pensez-vous que la France doive sortir de l’alignement de Bruxelles en termes de politique agricole et environnementale ?

E.A. : Certainement, si vous pensez que le climat est une question nationale. De même si vous pensez que la pandémie ou que le marché sont des questions nationales. Je constate que l’on ne va pas arrêter le changement climatique avec des barrières autour de la France. De même pour la pandémie : tant que nous ne vaccinons pas à une échelle mondiale, nous serons soumis à un risque de reprises engendrées par des variants. La question climatique est mondiale. Par exemple, le vin français se vend partout dans le monde : aujourd’hui, la France n’a pas intérêt à se replier sur elle-même. Cela dépasse la politique politicienne. Dans un moment de notre histoire commune où les questions qui nous sont posées sont de plus en plus internationales, comme l’inflation sur le blé, la France doit rester ouverte, et, pour régler ses problèmes internes, elle doit renforcer son intégration européenne. Pour peser face à la Chine ou aux Etats-Unis, il vaut mieux être 450 millions d’habitants. On joue mieux en collectif qu’en individuel. Le débat entre Etats-Unis et Russie décide de l’avenir l’Union Européenne et de l’Ukraine, sans qu’aucune des deux ne soit autour de la table. Imaginez notre situation si nous étions seuls. Nous sommes trop faibles en termes géopolitiques, et nous devons nous adapter aux échelles de grandeur des grandes puissances. Un isolement est un non-sens aussi bien économique que politique. Pour réindustrialiser la seule France, il faudra des générations. Il faut y travailler de manière commune. 

Alexandre Biardeau : Vous parliez de problèmes d’échelles dans les questions internationales, mais, jusqu’à maintenant, M. Emmanuel Macron est le président qui s’est positionné le plus en faveur de l’Union Européenne. Cet européisme incarné par la présidence française de l’Union européenne vous donne-t-il des espoirs ? 

E.A. : Le discours de la Sorbonne m’a donné de l’espoir. Sincèrement. Depuis lors, mes espoirs se sont évaporés, parce que rien ne s’est produit. Certes, M. Macron est venu devant nous la semaine dernière, pour faire état de la grande avancée incarnée par le plan de relance européen. Mais, si l’on met à part les mesures imposées par la crise sanitaire, le bilan serait très maigre. Nous n’avons avancé sur aucun grand sujet, même si je reconnais l’importance des 750 Mrds € du plan de relance. Ce plan est intervenu lorsque j’étais vice-président de mon groupe en charge du budget : ce fut un véritable sujet. Pourtant, je pense que le président de la République a eu beaucoup de brillantes intentions, qui ne se sont traduites que de manière très limitée dans les faits. On ne peut pas imaginer une attitude européenne comme le président a imaginé et construit son attitude en France. La vision verticale qui peut s’exercer en France du fait de notre histoire a été renforcée en gommant le pouvoir des responsables locaux, des syndicats, de l’Assemblée ou du Sénat. A terme, cette vision n’a pas servi la France, et est inapplicable en Europe. Je suis girondin d’esprit, viscéralement attaché à la démocratie et au pouvoir émanant du peuple, décentralisé. Le président a renforcé le pouvoir central, ce qui est un danger. Cette méthode de travail ne peut pas s’appliquer au niveau européen, où M. Macron n’est qu’un chef d’Etat parmi les vingt-sept. C’est beaucoup plus complexe, et cette pluralité requiert du consensus. Nous devons avancer pas-à-pas, et non en donnant des grandes lignes intangibles. Le président a la capacité de ce consensus, mais il commet beaucoup d’erreurs dans la mise en œuvre de la stratégie européenne. Il n’a pas compris que le pouvoir s’exerçait principalement à la Commission, dans l’administration. Rien n’a changé, et les administrations sont encore tenues par les Anglais – même s’ils ont quitté l’Union – et par les Allemands. Les fonctionnaires français sont de plus en plus absents dans les institutions, et rien n’a changé depuis cinq ans. 

Ensuite, j’ai perdu espoir dans cette présidence française du Conseil de l’Union européenne, parce que, quand on préside ce Conseil pour six mois, une fois tous les treize ans, et que l’on est un pays influent de l’Union Européenne, on n’a pas vraiment de pouvoir supplémentaire. Cette présidence de l’Union Européenne est symbolique et illusoire. Nous n’avons que six mois pour essayer de faire avancer les sujets, et le président de la République avait tout loisir de décaler cette présidence au vu du contexte électoral. Cette décision de maintenir le calendrier est irresponsable, et ne sert ni la France, ni l’Europe. Cette présidence va s’arrêter début mars, du fait du droit de réserve impliqué par la présidentielle puis les législatives. C’est une présidence tronquée : il y aura beaucoup de grands discours et peu de résultats. Hier, j’ai demandé au ministre de l’Agriculture le niveau d’objectif à atteindre à la fin de la présidence française de l’Union, et je n’ai pas eu de réponse précise. Ce n’est pas de la politique, à partir du moment où les objectifs ne sont pas clairs. Malgré mon pessimisme, j’ai envie que cette présidence française ait un bilan positif. On pourra dire notre déception, mais on ne pourra pas la comparer avec un objectif poursuivi par l’Elysée. Il est irresponsable et dangereux de ce servir de cette présidence de l’Union pour l’élection présidentielle française. Je pense que cela n’aura aucun impact sur le scrutin. Je suis donc assez sceptique, alors que les chantiers sont nombreux et que le programme est ambitieux. 

A.B. : La situation actuelle de la gauche est difficile en France : quel est votre sentiment par rapport à ce contexte ? Qui soutenez-vous pour l’élection présidentielle ? Pensez-vous que la gauche pourra, à terme, se reconstruire ?

E.A. : Je l’espère. Pour que le débat démocratique ait lieu. Je parle bien sûr de la gauche républicaine et démocratique, au-delà même de la gauche socio-démocrate. Pour l’instant, je soutiens Anne Hidalgo, même si je pense que la Primaire Populaire est assez importante [l’entretien a eu lieu fin janvier, soit avant le résultat de ce scrutin, ndlr] au vu du contexte. Après avoir eu la pire droite du monde, nous avons la pire gauche du monde. C’est mon sentiment profond. Je pense que le Parti socialiste n’a pas suffisamment fait l’analyse de son parcours, le bilan du mandat Hollande. Les Socialistes ne sont pas pour rien dans la situation libérale que nous connaissons aujourd’hui. Je pense que la dérive de la pensée a commencé dans les années 1980, années du néolibéralisme. Il y a eu les conventions de Washington, alors que nous avions toutes les responsabilités en France (BCE, FMI, Commission européenne) et nous avons été happés par le modèle néolibéral. J’eusse aimé que le parti fasse les analyses de ces années, cruciales. Le mandat Hollande n’a été, pour moi, que le résultat d’un processus beaucoup plus profond. Je pense que les Socialistes ont été aspirés par la vision libérale du monde. Aujourd’hui, la gauche doit être claire sur elle-même, et sur ses échecs. Nous nous sommes trompés, ce qui n’enlève rien à l’adhésion à la pensée socialiste, qui prône la régulation et la justice sociale. La pensée socialiste s’est fourvoyée dans le libéralisme, et nous ne pouvons pas redémarrer sans une honnêteté vis-à-vis de notre histoire. Au Parlement européen, je suis en train de travailler à la pensée socio-démocrate avec des experts européens, et ce en dehors des partis. Nous avons un regard objectif sur la situation, dans un travail de constats, d’analyses et de propositions. Dans ce XXIe siècle, il est important d’être clairs sur la pensée socio-démocrate, sur le fonctionnement du monde actuel et sur les échecs de l’adaptation de cette pensée au monde. Nous essayons de construire un corpus commun pour nous projeter à l’avenir. Une telle tâche aurait dû être entreprise par le parti, en France, ou par la gauche, en général. Nous sommes aujourd’hui réduits à une Primaire Populaire qui est une expression de la gauche au faciès. Pourtant, cette primaire va, je l’espère, dégager une personnalité. Nous sommes réduits au rêve, à l’utopie. Je ne pense pas que les gauches sont irréconciliables, mais, à l’évidence, la gauche portée par M. Mélenchon est radicalement différente de ma vision. Les gauches portées par M. Jadot, Mme. Hidalgo ou Mme. Taubira me parlent plus, mais chacun a ses limites. Cette partie de la gauche est réconciliable. Ensuite, pour 80 % des propositions de M. Mélenchon, c’est aussi réconciliable. Il y a des points sur lesquels il faut débattre, mais beaucoup de points nous rassemblent et pourraient nous réunir. Pour l’instant, on n’en est pas là. J’espère qu’après le séisme qui, à l’évidence, va être vécu, nous arriverons à discuter. C’est plus les législatives qui permettront à la gauche de conserver un ancrage territorial ce qui rendra possible un travail de fond, indispensable idéologiquement. Certaines questions s’imposent à nous aujourd’hui, notamment le climat, la santé humaine, la biodiversité, l’énergie. Nous devons réinterroger notre pensée historique à l’aune de ces éléments, et nous devons arriver à une social-écologie. J’espère que nous ferons preuve d’intelligence, de lucidité et de sagesse parce que l’élection présidentielle, malgré une gauche aussi basse, interroge la démocratie. Lorsque l’extrême droite est à 35 % et la gauche à moins de 25 %, il faut s’interroger sur l’évolution de notre démocratie, plus que sur nos familles politiques au sens strict. 

Illustré par Maxence Delespaul

Julien Vacherot

Julien Vacherot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Chief Editor of KIP, interviewer and regular contributor.

Émilien Zeneli

Émilien Zeneli

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Secrétaire général adjoint de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's assistant secretary-general and regular contributor.

Alexandre Biardeau

Alexandre Biardeau

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Membre de KIP, intervieweur et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP, interviewer and regular contributor.