KIP
Illustration par Kim Provent pour KIP.

Caroline du Nord : passé contre avenir

Nous sommes en 1663. La dynastie Stuart vient de reprendre sa place sur le trône d’Angleterre, aidée en cela par une poignée de familles nobles. En guise de remerciement pour ce précieux coup de main, Charles II, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, leur distribue avec largesse des terres par-delà les mers. Ainsi naît la Caroline, terre du roi Charles.

La suite de l’histoire est bien connue : dans le Nouveau Monde, les colons apportent avec eux la guerre, la maladie et l’esclavage. La nation américaine émerge dans cette violence originelle, processus dans lequel la Caroline du Nord tient un rôle à part. Il s’agit en effet du premier État à avoir désigné des représentants au Congrès Continental qui a voté l’indépendance (ce qui est sûr), ainsi que du premier à avoir rédigé une déclaration d’indépendance (ce qui est moins sûr1La Caroline du Nord défend jalousement l’authenticité de la Déclaration d’indépendance de Mecklenburg, datée de 1775, et qui aurait précédé les autres déclarations d’indépendance). Ce même attachement à l’indépendance devait la conduire, un siècle plus tard, à faire sécession pour préserver l’esclavage. Une histoire bien complexe, somme toute…

Aujourd’hui encore, la Caroline du Nord peine à se confronter aux héritages de ce passé protéiforme. Si les anciennes manufactures de coton et de tabac ont mis la clé sous la porte, pour laisser place à des hubs technologiques aux activités toujours plus trendy, leurs cheminées et leurs murs de briques sont encore debout. À l’ombre des immeubles de Charlotte, aujourd’hui deuxième plus grand centre financier américain après New York, ils demeurent les ultimes témoins d’une époque révolue.

Fruit de cette histoire aux mille visages, la Caroline du Nord, avec ses quinze grands électeurs, présente aujourd’hui encore de nombreuses singularités du point de vue politique. Le Parti démocrate de Caroline du Nord est très majoritairement conservateur, et s’accommode bien de l’investiture de Joseph Biden, perçu comme un modéré. Les antennes locales du Parti républicain, quant à elles, ont constitué l’avant-garde du trumpisme2La Caroline du Nord a ainsi voté massivement en faveur de Donald Trump lors des primaires de 2016.. Enfin, la population de Caroline du Nord se répartit en trois parts égales entre les Républicains, les Démocrates et les indépendants. Un véritable casse-tête pour les candidats, qui pour l’emporter doivent non seulement savoir ménager leur base, mais aussi aller empiéter sur les plates-bandes d’autres partis.

Un parfum de Kulturkampf

La Caroline du Nord est l’un des États les plus emblématiques de la Bible Belt, cette région du Sud des États-Unis qui pratique un protestantisme exigeant et conservateur. Cette ardeur religieuse, qui se mue rapidement en activisme politique, tranche avec la foi plus tempérée des autres dénominations protestantes. Les relations œcuméniques sont aujourd’hui apaisées : ainsi, un Joseph Biden catholique n’a pas à craindre de rencontrer dans la région des difficultés similaires à celles d’Al Smith, candidat malheureux du Parti démocrate à l’élection présidentielle de 19283Remarquons à ce propos que l’apaisement des relations entre catholiques et protestants américains est l’une des grandes ruptures du second vingtième siècle. La convergence idéologique entre ces deux groupes aux opinions conservatrices est chaque jour plus prononcée, comme en témoigne la nomination à la Cour Suprême d’Amy Coney Barret.. Inversement, les deux candidats à la Maison Blanche semblent pris dans une surenchère religieuse, dans laquelle il est difficile de distinguer l’acte de piété de la simple communication.

À la dimension religieuse, relativement consensuelle, de cette course à la Maison Blanche, s’ajoute une composante raciale explosive. Le glissement s’opère rapidement. Que l’on s’attarde par exemple sur le programme « Souls to the polls », mis en place par des militants démocrates à la sortie des églises évangéliques de la communauté noire de Caroline du Nord, et consistant à amener les fidèles aux urnes juste après la messe. On ne s’étonnera pas de découvrir que la législature républicaine, inquiète de se voir fragilisée politiquement par une participation massive de ces communautés, a adopté une loi pour restreindre le droit de vote le dimanche, jour de la messe4Pour davantage d’informations à ce propos, se référer par exemple à la page Wikipédia de Pat McCrory..

Sans aucun doute, ce sont les enjeux culturels, pour ne pas dire ethniques, qui prédominent en Caroline du Nord. Le meurtre de George Floyd, et les émeutes qui ont suivi, ont transformé le Vieux Sud en poudrière, alors que la violence suprémaciste atteint de nouveaux sommets, et que l’idée de verser des réparations aux descendants des esclaves fait son chemin au sein du Parti démocrate515 des 18 candidats à la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020 soutenaient ainsi la constitution d’une commission dédiée à l’étude de la question des réparations.. Ces enjeux ont une résonnance toute particulière en Caroline du Nord, où la question raciale est au centre du débat politique depuis les années 19906En 1990, Jesse Helms, candidat républicain au Sénat pour la Caroline du Nord, fait diffuser une publicité (appelée « Hands ») accusant son rival démocrate de favoriser l’instauration de quotas raciaux, dans la lignée d’une proposition de Ted Kennedy. La publicité a fait scandale.. Sans surprise, Joseph Biden se trouve être très populaire auprès de la communauté noire, au contraire de Donald Trump. Comme pour rappeler le passé houleux de la Caroline du Nord, où les Noirs ont connu un épisode de privation massive du droit de vote de la fin de la Reconstruction7Période qui suit la guerre civile américaine et prend fin avec la présidentielle de 1876 et le Compromis de 1877. aux années 1960, et où la fraude électorale était monnaie courante, Donald Trump a incité ses soutiens à voter deux fois, une dans les urnes et une par la poste, jetant ainsi le discrédit sur le processus électoral8https://www.nbcnews.com/politics/2020-election/presidential-race-narrows-north-carolina-voters-say-they-want-face-n1239255. À ce titre, le “charcutage électoral” – c’est-à-dire la réorganisation du découpage des circonscriptions pour favoriser tel ou tel parti -, mis en œuvre dans l’État depuis le recensement de 2010, n’est pas non plus sans évoquer les années les plus sombres de la démocratie américaine.

Les rares institutions qui échappent encore à cette polarisation ethnique n’échappent pas aux rivalités politiques. Il en va ainsi de l’armée, omniprésente en Caroline du Nord9Fort Bragg, en Caroline du Nord, est ainsi l’une des plus grandes bases militaires américaines au monde.. Afin de séduire cette frange substantielle de l’électorat, Donald Trump a fait désigner le 2 septembre Wilmington comme la première ville mémoire de la Seconde Guerre mondiale10Jusqu’ici, la ville était surtout célèbre pour le coup d’état suprémaciste qui s’y déroula en 1898.. D’autres symboles, à l’image du cuirassé USS North Carolina, sont régulièrement rappelés aux habitants de l’État par les discours du président en campagne. Donald Trump se vante ainsi de célébrer le passé glorieux des États-Unis, par opposition à l’iconoclasme qui caractérise les groupes d’extrême-gauche. Il cherche à faire appel au soutien des militaires, en vantant son approche ferme vis-à-vis de la lutte antiterroriste, par opposition à Joseph Biden, qu’il décrit à l’instar d’Hillary Clinton comme l’un des fondateurs de l’État islamique et l’un des opposants à l’assassinat de Ben Laden. Pour l’instant, l’emploi de cette rhétorique n’a pas cependant conduit à une adhésion massive des militaires au programme de Donald Trump.

Un goût de barbecue

En Caroline du Nord, la bataille culturelle a lieu jusque dans les assiettes. Le barbecue y est un sujet politique. Deux modes de préparation, le style Eastern et le style Lexington, s’opposent dans l’État, où la cuisson de la viande a subi les influences des esclaves, des planteurs et des autochtones. Les mariages et messes se concluent souvent par un pig pickin’11Traduit en Cajun par « cochon de lait », barbecue dans lequel un cochon entier est rôti et offert aux invités. L’Ouest de l’État est peuplé de petits agriculteurs et de communautés rurales, tourné vers l’intérieur du pays ; il défend le style Lexington. L’Est est légèrement plus libéral, tourné vers le monde. En 2006 encore, des représentants des deux partis ultra-majoritaires favorisaient le style Lexington12En 2006, la législature de Caroline du Nord a ainsi voté le North Carolina House Bill 21 et le Senate Bill 47, qui ont tenté d’imposer le style Lexington. L’Est du pays s’est alors insurgé, et un compromis entre les deux modes de préparation fut trouvé en 2007, avec le House Bill 433., véritable métaphore du consensus qui régnait alors au sujet des valeurs cardinales des États-Unis.

Jusqu’à présent, le barbecue était aux États-Unis un lieu de rencontre où les clivages partisans se dissipaient. Il faisait partie de l’équipement traditionnel, presque caricatural, de la famille de classe moyenne américaine, avec son SUV et sa petite maison individuelle en zone périurbaine. Avec sa méthode de cuisson requérant du travail, mais peu de moyens financiers, et permettant de transformer des chutes de viande en des mets succulents, il évoquait le grand melting pot américain, aux influences diverses.

En quinze ans, les enjeux culturels associés au barbecue ont changé. Les Américains ont assisté impuissants à la prise en otage de la culture du barbecue par l’industrie de la viande. Les jeunes se désintéressent des évènements communautaires, barbecues compris. Un savant alliage d’individualisme, de conflit générationnel et de méfiance vis-à-vis de la viande – alimentée par des convictions écologiques, ou plus simplement par une certaine défiance à l’égard du lobby agroalimentaire – a ainsi entraîné une droitisation du barbecue ; en témoigne le proverbe qui veut désormais que “Barbecue in the summer, vote Republican in November13https://www.latimes.com/politics/story/2019-11-29/2020-battleground-suburban-women-voters. Autre témoignage de cette droitisation : au Texas, autre État où la culture du barbecue est très présente, Ted Cruz accusait il y a deux ans son adversaire de vouloir l’interdire, sur un ton par ailleurs extrêmement sérieux. . Étrange destin que celui de ce repas festif… Destin pourtant partagé par bien d’autres symboles de l’américanisme.

Une texture grenue

Il y a trente ans, il existait encore aux États-Unis un consensus politique, des valeurs communes à l’ensemble de la société américaine : le marché, les libertés individuelles, le patriotisme. Les deux partis ultra-majoritaires différaient dans leur manière d’interpréter ces valeurs, et de mettre en œuvre des politiques qui leur correspondent. Mais les excès de la finance mondialisée, ainsi que l’hubris américain en Irak et en Afghanistan, ont rebattu les cartes. Les États-Unis se trouvent désormais partagés entre les tenants des valeurs anciennes, et ceux qui rejettent l’américanisme dans sa forme actuelle et souhaiteraient le refonder.

Comme pour empirer encore la situation, il faut rappeler que la politique américaine est un jeu à somme nulle, dans lequel ce qui est gagné par un groupe est nécessairement perdu par un autre. Une règle élémentaire qui suscite au sein de la majorité blanche l’angoisse de se retrouver en minorité, et non pas de devoir partager le pouvoir14Elle le fait déjà depuis longtemps, et ce à des échelles différentes, même si l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche en demeure l’exemple le plus emblématique., mais de ne plus être l’arbitre des luttes entre différents groupes ethniques. Il s’ensuit une résurgence de l’obsession de la blancheur, le développement du nationalisme racial, des distorsions institutionnelles jamais vues depuis la Guerre Civile15Citons par exemple le charcutage électoral massif, la purge intempestive des registres d’électeurs, le sous-investissement chronique en matériel requis pour les élections, et enfin l’utilisation abusive du pouvoir du Sénat, du pouvoir d’obstruction parlementaire et du collège électoral.. Face à cela, se trouvent des minorités qui pourraient bien se décider à prendre leur revanche sur l’histoire, en exigeant le versement de réparations et en demandant une modification radicale des institutions (extension massive du droit de vote, élection du président au suffrage universel direct, renforcement du pouvoir fédéral). Entre ces deux extrêmes, toute une frange de la population se retrouve prise en otage, ni adepte du nationalisme blanc, ni prête à se risquer à des concessions qui pourraient être interprétées comme un signe de faiblesse.

Le parallèle inquiète, mais les États-Unis ne se sont pas retrouvés dans une telle situation de tension depuis le mouvement des droits civiques, voire depuis les années qui ont mené à la guerre civile américaine. Des groupes lourdement armés et antagonistes se font face, et les actes de violence politique se multiplient à un rythme effrayant. Il ne reste plus qu’à espérer que l’élection de 2020 ne sera pas une redite de celles de 1860 ou de 1876. Dans le bastion de la Bible Belt qu’est la Caroline du Nord, il est bon de rappeler que « si une maison est divisée contre elle-même, cette maison-là ne peut pas subsister… »16Marc, 3:25.

Adrien Martin

Adrien Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris et en Master de Droit des Affaires à la Sorbonne (Promotion 2023). Ancien rédacteur en chef de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris and in Master in Business Law at Sorbonne University (Class of 2023). Chief editor of KIP and regular contributor.