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Illustration par Kim Provent pour KIP.

Quand la Turquie et la France s’affrontent

Août 2020. Ça chauffe en Méditerranée. Après l’envoi de navires turcs en eaux grecques pour explorer des hydrocarbures, la France a dépêché Rafales et navires de guerre dans la zone pour calmer les ambitions de la Turquie d’Erdogan. Cette crise est venue s’ajouter aux différends entre la France et la Turquie sur la Syrie et la Libye et risque d’aggraver les tensions dans la région ainsi que le fossé au sein de l’OTAN. Comment sommes-nous arrivés à un tel de niveau de tension dans une région autrefois tranquille? 

La Turquie joue avec le feu

Cet incident, on l’a pourtant vu venir. Depuis le coup d’état raté de 2016, pendant lequel Erdogan s’est senti lâché par ses alliés occidentaux, les incidents entre la Turquie et ses alliés se sont multipliés. La question kurde, dès octobre 2017, avait exacerbé les tensions lorsque la Turquie avait pénétré en Syrie pour déloger les Kurdes de la région d’Idlib par les armes. Pire encore, fin 2019, elle engage des mercenaires syriens pour combattre aux côtés du gouvernement d’union nationale contre la promesse d’un contrat énergétique juteux – au mépris de l’embargo international. Dernière étape, début 2020, elle conteste les ZEE grecques proches de ses frontières, et y envoie des navires pour l’exploration d’hydrocarbures, tout en refusant un quelconque arbitrage international.

La Turquie n’est pas habituée à des manœuvres aussi vigoureuses. Avant 2016, elle n’était jamais allée aussi loin dans l’agressivité pour défendre ses intérêts, et encore moins quand des intérêts occidentaux s’y trouvaient. Pour comprendre cette rupture, il faut revenir à deux éléments qui conditionnent aujourd’hui la pensée d’Erdogan.

En premier lieu, le rapport de force au Moyen-Orient a été fondamentalement bouleversé par le désengagement américain. Sous Donald Trump, les Etats-Unis ont totalement abandonné leurs responsabilités dans la région. La Turquie a intégré cette nouvelle donne et agit désormais en conséquence : si les Etats-Unis n’existent plus tout est permis. Le deuxième évènement qui a précipité le revirement stratégique est la mainmise sur le nord de la Syrie par les Kurdes courant 2017. Face à leurs ennemis jurés, seule une action brutale et vigoureuse semblait envisageable aux yeux d’une Turquie de plus en plus nationaliste.

Le contrôle du nord de la Syrie par les Kurdes a été vécu comme un véritable casus belli à Ankara

La stratégie d’Erdogan – frapper d’abord, s’excuser ensuite1Précepte que conseille Machiavel dans Le Prince (1532) (Machiavel) – n’est pas sans rappeler celle de Vladimir Poutine. Face à des adversaires hésitants, l’un comme l’autre préfèrent frapper immédiatement et imposer le fait accompli une fois le rapport de force devenu favorable. Attention, la Turquie d’Erdogan n’utilise pas seulement cette stratégie agressive pour s’étendre aux profit de ses voisins. Elle suit une logique particulière, qui est devenue évidente depuis 2016.

La nouvelle Turquie

Depuis quelques années, Erdogan ne rêve que d’une seule chose : restaurer la grandeur de l’Empire Ottoman, qui régna en maître au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pendant cinq siècles. Depuis que son gouvernement islamo-conservateur est au pouvoir, les références à cette période dorée se sont multipliées dans les discours. La Turquie aurait des « droits historiques » sur la région ; la « Grande Turquie » aurait des revendications naturelles en Mer Méditerranéen2La Méditerranée orientale devrait appartenir à la Turquie au nom de “la Patrie Bleue”, idéologie nationaliste turque ; et surtout, il faut se méfier de l’Occident. En particulier, Erdogan cherche à laver l’humiliation du traité de Lausanne de 19233Signé en 1923 au sortir de la Première guerre mondiale et qui décida du démantèlement de l’Empire Ottoman au profit de la France et du Royaume-Uni. Comment accepter que les Occidentaux décident du destin de la Turquie et de ses alentours ? 

Réparer réparer l’affront de Lausanne nécessite une politique de grandeur. Exalter la Patrie turque, insulter l’étranger, traiter directement avec la Russie4Et lui acheter même des armes anti-aériennes, les fameuses S400, à l’indignation des Etats-Unis qui ont même envisagé leur exclusion de l’OTAN, voici la façon de faire d’une nouvelle Turquie, allié particulier devenu ingérable. Un peu comme la France gaullienne, la Turquie se sent fondamentalement seule : à l’heure du plus grand danger, personne ne viendra à sa rescousse.

Au début du XXIe siècle, la Turquie a en effet adopté une politique étrangère assez passive, laissant faire ses alliés occidentaux dans la région : Irak 2003-2013, Iran 2005-2015, Syrie 2011-2018… Cette passivité a eu des résultats catastrophiques pour les intérêts turcs, en particulier en Syrie où son incapacité à soutenir les rebelles anti-Assad ont mené à l’intervention des russes en 2015, au maintien au pouvoir du régime de Bachar Al-Assad, et surtout à l’émergence des Kurdes dans la guerre anti-Daesh. En quelques années, l’environnement stratégique de la Turquie s’est terriblement dégradé, d’où l’intervention à Idlib : Erdogan a dû estimer qu’une politique agressive permettrait de mieux défendre les intérêts vitaux turcs.

La réaction de la presse française face la politique nationaliste de Recep Erdogan montre à quel point la France lui est devenue hostile

Le fiasco français

De tous les alliés occidentaux des Etats-Unis, la France est sans le doute la seule à avoir également intégré cette réalité. Des pays comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni espèrent toujours un retour en grâce des Etats-Unis, et que « tout revienne dans l’ordre ». La France, elle, a pris conscience de l’effondrement de l’influence américaine dans la région et s’est tout aussi engouffrée dans la brèche pour défendre sa vision des choses : pour Macron, sans force, le droit ne vaut rien. “Facing disinhibited regional powers, diplomacy without red lines doesn’t work” déclara Macron en Août face à la chancelière Merkel.

Pourtant, sans alliés, sans véritable stratégie, l’affrontement face à la Turquie a tourné au fiasco. En Syrie, les alliés Kurdes se sont fait envahir et déloger de chez eux. En Libye, les alliés de la France ont été écrasés. Dans les deux cas, celle-ci n’a rien pu faire. Comment analyser cet échec ?

La première erreur que la France a commise est de ne pas avoir bien jaugé les rapports de force actuels. En effet la guerre n’est aujourd’hui plus un affrontement entre deux armées sur un terrain vide. Elle est asymétrique, c’est-à-dire que certains outils, stratégiques, politiques, diplomatiques, géographiques, entrent autant en jeu que l’aspect militaire. Par exemple, quand la Turquie décide d’envahir Idlib en Octobre 2017, la France a deux choix : laisser ses unités militaires (sous-entendu aux côtés des Kurdes) ou les rapatrier. Laisser ces unités eut été logique du seul point militaire, mais était impossible compte tenu de ces nouvelles configurations de la guerre. Cela aurait en effet supposé :

  1. Diplomatiquement, de justifier auprès de l’OTAN et de ses partenaires un affrontement avec un allié
  2. Stratégiquement, de dégrader considérablement ses relations avec un pays crucial dans la crise migratoire et la lutte contre le terrorisme 
  3. Politiquement, d’expliquer à l’opinion publique en quoi défendre les Kurdes était du plus haut intérêt national

La Turquie, elle, n’avait pas ces contraintes. Elle a pu donc sortir l’artillerie lourde, et espérer pouvoir s’expliquer après coup auprès de ses alliés. Chose qu’elle a faite, sans pour autant être inquiétée. La guerre est asymétrique précisément pour cette raison : les contraintes n’étaient pas les mêmes, les puissances ne sont pas prêtes à s’engager de la même façon dans le conflit. La France ne pouvait pas engager toute sa force militaire car elle y soutenait le maréchal Haftar contre le gouvernement d’union nationale. Le faire aurait impliqué de se placer en porte-à-faux avec l’ONU et ses alliés, puis de s’expliquer politiquement sur son action, notamment  sur l’alliance avec la Russie, l’Egypte et l’EAU… La Turquie, n’ayant pas ses contraintes, a pu s’y engager directement. Nouvelle bataille remportée par la Turquie.

La deuxième erreur de la France devient évidente en observant les réunions à l’OTAN : face à la Turquie, la France est seule. Quand elle accusa la Turquie à l’OTAN d’avoir “visé au laser” un navire français au large de la Libye début juin, seulement 7 pays appuyèrent les demandes françaises. Pire, la France s’est attiré les foudres de ses partenaires en Méditerranée, qui l’accusent d’avoir surréagi.

Cette réalité-là est préoccupante : les plus grands alliés français, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ne partagent pas la stratégie française. Pour eux, même si Erdogan agit de façon hostile, les actions française ne feront que jeter de l’huile sur le feu. Pour eux, une discussion franche et ouverte avec Erdogan – après tout allié à l’OTAN – est la meilleure façon  trouver une solution.

Les tensions en Méditerranée orientale, énième crise au sein d’une OTAN déjà fragilisée

La crise des hydrocarbures en Méditerranée a montré que la France avait appris de ses erreurs.  Elle ne va plus seule dans l’affrontement : dans les jours qui ont suivi la crise, Italie, Grèce, Chypre et France ont conduit des exercices navals communs. Diplomatiquement, elle peut cette fois compter sur le droit international, que la Turquie remet en cause sur la question de la souveraineté maritime. Cependant, elle n’a toujours pas le soutien de l’Allemagne, entichée à jouer les médiateurs.

Quelles conséquences pour l’OTAN ?

C’est sans doute sur l’aspect politique que se verra le coût de cette opération. La seule victime des tensions franco-turques est l’OTAN, de plus en plus en “état de mort cérébrale”, comme l’avait prophétiquement annoncé Emmanuel Macron en octobre 2018. Avec des Etats-Unis aux abonnés absents, plus aucune direction ne semble guider l’OTAN, laissant ses plus éminents Etats-membres s’affronter violemment. Alors que les crises semblent se multiplier au sein l’OTAN, la plus importante alliance militaire de notre époque peut-elle survivre à cette dégénérescence politique et stratégique ?

Renvois

  • Les différences tactiques entre la France et l’Allemagne pourraient être en réalité plus efficaces pour freiner les ambitions turques

https://internationalepolitik.de/en/pariscope-hegelian-diplomacy-eastern-mediterranean?fbclid=IwAR1TqCmpUuMTnlDq9z4A9vyPXFhz-TGlth7ok2zaVGeHQ1ZWrnDWUzxUx0A

  • Pour le New York Times, la Turquie – increasingly assertive, ambitious and authoritarian – has become “the elephant in the room” for NATO
  • The Economist y explique comment la Méditerranée et la Libye sont devenue des zones de tensions et de conflit

https://www.economist.com/international/2020/08/22/a-row-between-turkey-and-greece-over-gas-is-raising-tension-in-the-eastern-mediterranean

Diego Davo

Diego Davo

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Secrétaire Général de KIP (2020-2021).

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Secretary General of KIP (2020-2021).