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Illustration de Martin Terrien

« The cultural cringe » : l’Australie, une sous-culture ?

Les bancs de sable blancs, les animaux exotiques, le surf… L’Australie fait rêver. Pour beaucoup de raisons, le « lucky country » attire une population de plus en plus nombreuse venue réaliser l’Australian dream sur cette terre si vaste, pleine de promesses. Sur le plan économique, les critères sont au vert : le taux de chômage est bas, le pays est un haut-lieu de la finance mondiale, et les infrastructures et le niveau de vie en font entre autres le pays du monde qui attire le plus de millionnaires, devant les États-Unis. Mais, admettons-le, ses attraits économiques sont rarement ce qui nous vient en premier à l’esprit quand nous pensons à ce grand pays : l’Australie, c’est également une faune et une flore que ses habitants n’ont à envier à personne, bien qu’elles aient beaucoup souffert dans les récents incendies qui ont ravagé le pays. Enfin, le niveau de vie du pays est relativement élevé, surtout dans les grandes villes, et son système politique et judiciaire a subi assez peu de scandales dans leur histoire récente.

Mais un pays, ce n’est pas qu’une économie, une faune et une flore. Qu’en est-il de la culture australienne ? Est-ce qu’un touriste qui vient en Australie peut citer un auteur, un poète, un dramaturge, un chanteur australien ? En toute honnêteté, à part Kylie Minogue, Hugh Jackman et Nicole Kidman, pas vraiment. Mais surtout, et c’est assez inquiétant, les Australiens non plus ne peuvent que rarement citer des grands noms ou des grands événements de leur histoire. Ils ne prêtent même pas une grande importance à leur culture, ou en ont même honte.

Ce phénomène est observé depuis plusieurs décennies, et il porte même un nom : l’écrivain et critique australien Arthur Angell Phillips l’a nommé « cultural cringe » dans un essai du même nom en 1950. Il évoquait dans son article les difficultés auxquelles les artistes et intellectuels australiens faisaient face à l’époque pour être pris au sérieux dans les cercles académiques et politiques. Attention : Phillips était, lui, au contraire, fier de la culture de son pays, et animé par la volonté de voir naître le plus vite possible une plus grande confiance dans les arts australiens. Il était cependant consterné par la stagnation culturelle de l’Australie dans les années 1920 et 1930 et par le manque d’intérêt que ses compatriotes portaient à l’histoire et à la culture de leur pays. Il refusait l’idée d’une infériorité naturelle de l’Australie, qui ne resterait dans les esprits du plus grand nombre qu’une colonie britannique, pénitentiaire de surcroît. 

Le cultural cringe désigne, selon les interprétations qui en ont été faites, le désintéressement, la honte, ou même le dédain des Australiens vis-à-vis de leur culture et de leur histoire. De nombreuses explications ont été apportées au fil des décennies pour expliquer ce phénomène.

Le premier facteur est historique : l’Australie est un pays dont l’histoire contemporaine telle que nous la connaissons précisément commence seulement en 1768 avec l’arrivée de la flotte britannique menée par l’explorateur James Cook. C’est un fait que les Australiens n’aiment pas entendre, évidemment, mais comparé à d’autres nations européennes, leur histoire est récente. De plus, peu d’événements historiques ont marqué leur histoire au fer rouge depuis cette date, notamment parce que le système politique du pays est fédéral : les grandes avancées sociétales et politiques, comme l’adoption du suffrage universel ou les droits accordés aux Indigènes, ont eu lieu pour la plupart à l’échelle des states. Chacun des six États de l’Australie a son propre calendrier qui commémore les jalons de son histoire propre. Peu de dates donc, créent un sentiment d’identité nationale comme un 14 juillet le fait en France.

Or, pour reprendre les termes d’Ernest Renan dans sa conférence Qu’est-ce qu’une nation ?, donnée en 1882, « avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques » pour créer un sentiment d’unité nationale. En Australie, c’est là que le bât blesse. Les grands événements fédérateurs régulièrement cités par les Australiens et inscrits dans leur calendrier sont ceux liés à l’Anzac, c’est-à-dire à la participation australienne et néo-zélandaise dans la Première Guerre mondiale, notamment à la bataille de Gallipoli. Vance Palmer, poète australien, se lamente en 1942 dans son poème « Battle » du manque de culture à défendre en Australie, profitant du contexte international de la Seconde Guerre mondiale pour filer une métaphore guerrière :« no monuments to speak of, no dreams in stone, no Guernicas, no sacred places ».

L’Anzac Memorial, à Sydney, est un des monuments dressés en hommage des soldats australiens et néo-zélandais ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale

Évidemment, de plus en plus d’Australiens reconnaissent leur héritage aborigène, en sont fiers et revendiquent une histoire vieille de plusieurs millénaires, et non de deux siècles. Mais les questions liées à la cause indigène sont encore taboues pour une grande partie de la population à cause des conséquences humaines dramatiques de la colonisation, qui ont perduré pendant plus de deux cents ans. 

Un dessin de kangourou dans la pierre, dessiné par des populations aborigènes bien avant l’arrivée des colons britanniques. Parc national de Kakadu, au nord de l’Australie.

Les Australiens, donc, ont peu de motifs fédérateurs à trouver dans leur histoire. Leur culture, bien que prolifère, les désintéresse également. Le poète australien Timoshenko Aslanides s’en inquiète dans un article daté de 2016 : il invite les Australiens à se renseigner sur les grandes œuvres de l’histoire de leur pays. Pour Bill Henson, photographe australien, le cultural cringe est même aujourd’hui un sentiment plus enraciné que jamais en Australie. Il accuse, lui, des mesures politiques d’avoir participé à cet état de fait, donnant l’exemple du Labour party et de ses lois qui ont découragé l’investissement financier dans les œuvres d’art. L’accès à la culture n’est effectivement pas une priorité pour le Gouvernement : Sydney compte par exemple plus de centres commerciaux que de musées, alors qu’en comparaison Paris intra-muros compte plus d’une centaine de musées pour une petite quinzaine de centres commerciaux.

De nombreuses autres raisons sont à citer : des œuvres culturelles comme Crocodile Dundee n’ont pas aidé à contrer ce sentiment, renforçant au contraire la perception internationale des Australiens comme des personnes maladroites et grossières : le personnage principal est caricaturé, c’est un « rat du bush » macho et nigaud. L’absence de patrimoine culinaire propre à l’Australie participe aussi, d’après les Aussies, à ce sentiment.

Les sphères intellectuelles se battent évidemment contre ces préjugés et ce sentiment d’infériorité culturelle. Les archives australiennes n’ont pas besoin, contrairement à ce que prétend la vision occidentale de la culture, d’être vieille de milliers d’années pour être intéressantes. Les Australiens ont effectivement de quoi être fiers, et de nombreux exemples culturels feraient leur fierté s’ils les connaissaient. Timoshenko Aslanides cite True History of the Kelly Gang comme exemple de lecture qui selon lui rendrait indubitablement la confiance et la fierté des Australiens en leur pays. Le 7e art australien n’a pas à rougir non plus : il inclut, par exemple, le premier long-métrage du monde (The Story of the Kelly Gang).

La solution, pour de nombreux artistes, est de créer des mythes, des canons littéraires, qui reviendraient souvent dans la littérature australienne, comme celui du bushman. Les Australiens et les étrangers ont aussi beaucoup à apprendre sur l’histoire aborigène du pays, la relation de ces populations à la terre ainsi que leurs croyances et rituels, qui pourraient éclairer nos sociétés : il est nécessaire de créer, par exemples, plus de cours traitant le sujet à l’université. Sur un plan plus pratique, pour beaucoup, et pour A.A. Philips déjà dans les années 1950, une solution efficace prendra avant tout la forme d’aides financières plus importantes dédiées aux arts australiens. 

En résumé, certes, des kangourous et un Opéra ne font pas une culture. Mais l’Australie, c’est bien plus que cela, et il n’appartient plus qu’à sa population et à ses touristes de s’y intéresser. 

Les deux symboles architecturaux de la ville de Sydney: l’Opera House et le Harbour Bridge.

Sources :

Margaux Boulte

Margaux Boulte

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Secrétaire générale, intervieweuse et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
General secretary, interviewer and regular contributor.