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Le Directoire : la Révolution sans révolutionnaires

Dix-huit et dix-neuf brumaire de l’An VIII[1]. Les parlementaires des Conseils des Cinq-Cents et des Anciens sont confinés, sous bonne garde, dans le château de Saint-Cloud. Sous la pression de la troupe, ils délibèrent, votent puis nomment Napoléon Bonaparte Premier Consul d’une commission exécutive et lui confient les pouvoirs requis pour donner à la France une nouvelle constitution. Celle-ci entre en vigueur un mois plus tard, le 22 frimaire de l’An VIII[2], et est ratifiée par plébiscite le 19 pluviôse de la même année[3]. Elle sonne le glas de la France directoriale et, par la même, clôture l’ère révolutionnaire. Les Consuls le clament à l’unisson : « citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. »[4] Le Directoire, cette république bourgeoise et libérale, l’ultime incarnation de l’esprit de 1789, le chant du cygne des révolutionnaires, n’aura tenu bon que quatre ans. Quatre années tant rocambolesques que tumultueuses et pourtant quatre années méconnues et dédaignées par les Français. Pour beaucoup, le Directoire n’est rien d’autre que le ventre mou de la Révolution. À peine évoqué sur les bancs de l’école, il est méprisé par les universitaires et boudé par les historiens. Malgré tout, il est loin d’être dénué d’intérêt. Nous en sommes les héritiers. Et, curieusement, comme un subtil soubresaut de l’Histoire, la République d’Emmanuel Macron n’est pas sans rappeler, par certains aspects, cette France du Directoire.

Une « République sans la démocratie » [5]

Le Directoire est essentiellement une république modérée, tempérée, mesurée, une construction politique faite en réaction aux dérives robespierristes de la Convention montagnarde. Fini les excès ; place à l’ordre. Une stricte séparation des pouvoirs est de mise. De plus, pour la première et dernière fois de notre Histoire, le pouvoir exécutif est non pas détenu par une seule et unique personne, mais par un collège de cinq directeurs, afin d’éviter toute dérive personnelle et autoritaire. L’hostilité au despotisme est telle qu’elle est poussée à son paroxysme : la Constitution du 5 fructidor de l’An III contraint les directeurs à revêtir un costume qui leur est propre pour qu’ils soient reconnus[6] et les obligent à requérir l’accord du Corps législatif pour s’éloigner à plus de huit lieux de leur lieu de résidence[7].

Le ressentiment éprouvé à l’égard de la tyrannie ne fait pas pour autant du Directoire un régime soucieux de respecter les principes démocratiques. Les directoriaux, tantôt progressistes, tantôt conservateurs, se comportent en syncrétistes d’extrême-centre. Il n’est ni question de rétablir la monarchie, ni de revenir aux instances de 1793. Le Directoire maintient donc le droit de vote mais instaure un suffrage censitaire ; il reprend l’idée d’une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen mais les restreint et les complète par des Devoirs ; il sanctuarise l’interdiction de l’esclavage et la départementalisation des colonies mais impose aux personnes de couleur de satisfaire certaines conditions pour accéder à la citoyenneté française. 

Ni tyrannie, ni démocratie, le Directoire est un régime de compromis, un entre-deux, un juste-milieu qui ne satisfait personne si ce n’est la minorité bourgeoise qui en est à la tête. Sa proclamation signe l’avènement du « ni-ni » et du « en même-temps ». Ce faisant, il se retrouve pris en étau, débordé à sa gauche par des jacobins qui rêvent de le remplacer par une république sociale, et à sa droite par des monarchistes qui désirent restaurer le pouvoir royal. La défiance populaire force les directoriaux à user de magouilles et de combines électorales, à briser des élections, et à s’arroger à deux reprises et au mépris de la Constitution, le 18 fructidor de l’An V[8]et le 30 prairial de l’An VII[9], l’entièreté du pouvoir. Résultat : des Français s’arment, descendent dans les rues et s’insurgent ; violences et autres complots sont monnaie-courante. Mais l’ennemi du Directoire n’est pas qu’à l’intérieur : il est aussi à l’extérieur.

Le Directoire s’en va-t’en guerre

Depuis la naissance de la Première République, en septembre 1792, la France est en guerre. L’Europe toute entière s’est liguée contre elle au sein d’une coalition monarchique. Le Directoire hérite pourtant d’une situation militaire favorable. Le temps des batailles cruciales est révolu : l’intégrité de la Nation n’est plus directement menacée et les armées sont déjà loin des frontières françaises. Pour autant, les directeurs n’entendent pas s’arrêter en si bon chemin. Ambitieux, ils étendent les contours de la France et parviennent aux sacro-saintes « frontières naturelles » : au nord-est, le Rhin ; à l’ouest, l’Atlantique ; au sud-ouest, les Pyrénées ; au sud-est, les Alpes. Au crépuscule de l’ère directoriale, la France compte 113 départements, dont l’actuelle Belgique, la rive gauche du Rhin, les Îles Ioniennes ou encore Genève. 

Les conflits auxquels prend part le Directoire sont aussi d’excellents moyens pour propager et exporter les idées révolutionnaires. Des Républiques sœurs, soit autant d’États satellites dans l’orbite de la France, sont proclamées en Italie, en Suisse ou ailleurs. Paris, par la constitution d’États fantoches, forme son glacis protecteur.

C’est sous le Directoire, enfin, lors de la campagne d’Italie de 1796 – 1797, que la France remporte de prestigieuses victoires militaires dont les noms jalonnent la capitale (Rivoli, Castiglione, Pont d’Arcole). Ces succès sont rendus possible grâce à ce qui est alors considérée comme la meilleure armée d’Europe. Bien qu’elle soit renforcée par l’adoption de la conscription universelle et obligatoire, elle démontre ses failles lors de la campagne d’Égypte, expédition engagée pour entraver la puissance commerciale britannique en barrant la route qui mène aux Indes. Le bourbier égyptien, défaite politique et militaire, s’il en est, n’en est pas moins une victoire scientifique et artistique. 

Ces guerres peuvent sembler superflues. Elles étaient pourtant nécessaires : il fallait remplir les caisses d’un État au bord de la banqueroute.

Le tracas pour les uns, la fête pour les autres

Pendant toute la durée de son existence, le Directoire voit son action être minée par le marasme économique sans précédent dans lequel il se trouve empêtré. Récession, inflation, carence en liquidités, insoutenabilité de la dette souveraine… Tout y est. La monnaie nationale, fiduciaire, l’assignat, n’a aucune valeur et n’inspire en rien la confiance des utilisateurs. Elle est âprement retirée des marchés et remplacée par les premiers francs français. Les finances publiques, elles, sont déséquilibrées et font peine à voir. Le Directoire est astreint à faire défaut sur les deux-tiers de sa dette, à rétablir l’imposition d’antan, à commencer par l’octroi et à introduire de nouveaux impôts, comme celui sur les portes et les fenêtres, dans l’espoir de glaner quelques ressources additionnelles. 

Sous le Directoire, les plus humbles et les plus modestes ont une vie pour le moins pénible. Ils subissent de plein fouet les effets de la crise financière et monétaire nationale. Ils endurent avec bravoure l’envolée des prix des denrées de première nécessité, rendue plus insoutenable encore par les pénuries, les mauvaises récoltes et les famines. Il est loin, le temps du dirigisme conventionnel, de la loi du Maximum et de l’indemnisation des plus malheureux. L’heure est désormais au libéralisme directorial, au libre commerce et à la spéculation. Les plus aisés mènent grand train, font fructifier leur patrimoine sans que cela ne profite à l’économie réelle. Le rêve d’égalité des montagnards n’est plus qu’un vulgaire souvenir. Les exploiteurs d’hier, les aristocrates, ont été suppléés par d’autres, les bourgeois, faisant du Directoire l’archétype du régime inégalitaire et l’avatar du triomphe de la société de classes : si certains crèvent, d’autres s’amusent.

La haute bourgeoisie et l’aristocratie, encore récemment honnies, recouvrent leurs lettres de noblesse. La législation les concernant s’assouplit. Nombreux sont les notables qui reviennent d’exil ou sortent des prisons. Insouciants, le cœur léger, ils paradent et folâtrent, veulent se divertir et se dévêtir. Il faut les comprendre : ils viennent d’être tiré d’un mauvais rêve. Le cauchemar révolutionnaire n’est plus qu’un songe. Il est maintenant temps de faire la fête. 

Le Directoire coïncide avec le renouvellement du luxe, l’explosion de la consommation et des voluptés. Les distractions sont pléthoriques : concerts, feux d’artifice, jardins, parcs de loisirs, théâtres, bals… Tout est alors prétexte à se divertir. La jeunesse dorée du Directoire, ostentatoire, extravagante et oisive, les Incroyables et les Merveilleuses, incarne à la perfection cette vie futile et frivole. Figures dédaignant la politique et la culture, ils n’en demeurent pas moins ouvertement et fermement hostile à la Révolution : certains se refusent même à prononcer la lettre « r » ! 

Son centrisme mou, son instabilité chronique, sa stérilité politique et son incapacité à entraîner les masses populaires auront raison du Directoire. Renversé par un trentenaire propulsé à la tête de l’État avec les quasi pleins pouvoir, et qui deviendra bientôt Consul à vie puis Empereur des Français, il sera la victime d’une légende noire. Napoléon Ier lui-même contribuera à ruiner sa réputation pour mieux légitimer son pronunciamiento. Il le discréditera et l’exclura des manuels d’Histoire en faisant s’achever la Révolution non pas à l’automne 1799 mais à l’été 1794, à la mort de Maximilien de Robespierre. Pourtant, n’en déplaise à l’Empereur, le Directoire, c’était bien la Révolution. Mais une Révolution sans révolutionnaires.

Sources et renvois

[1] 9 et 10 novembre 1799 conformément au calendrier grégorien.

[2] 13 décembre 1799 conformément au calendrier grégorien.

[3] 7 février 1800 conformément au calendrier grégorien.

[4] Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire de l’An VIII (15 décembre 1799).

[5] Marc BELISSA et Yannick BOSC, Le Directoire : la République sans la démocratie, La Fabrique Éditions, 2018.

[6] Article 165 de la Constitution du 3 fructidor de l’An III.

[7] Article 164 de la Constitution du 3 fructidor de l’An III.

[8] 4 septembre 1797 conformément au calendrier grégorien.

[9] 18 juin 1799 conformément au calendrier grégorien.

Maxence Martin

Maxence Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Rédacteur en chef de KIP (2019-2020)

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
Chief Editor of KIP (2019-2020)

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