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Illustration de Kim Provent pour KIP

Ohio : dernière ligne droite dans la Rust Belt

Il pleut sur Cincinnati. Voilà maintenant un mois qu’ici, le temps est à la grisaille et la rouille gagne du terrain. À croire que la météorologie cherche à exprimer quelque chose du mal-être des habitants de la ville : depuis soixante ans, ils sont moins nombreux à chaque recensement décennal1Remarquons cependant que cette année, le sort semble avoir été brisé, puisque Cincinatti a gagné des habitants. Rares sont les traces de la grandeur passée de cette cité à laquelle les États-Unis doivent leur première équipe professionnelle de baseball, leur première voie ferrée importante et leur premier gratte-ciel en béton armé2En 1869, 1880 et 1902 respectivement.

La même description pourrait s’appliquer aux villes voisines de Cleveland et de Columbus. « Avec Dieu tout est possible », dit la devise de l’Ohio ; tout, sauf le maintien du dynamisme économique et démographique de la région. Symbole de ce déclin, le nombre de grands électeurs dont dispose l’État ne cesse de reculer : 26 voix en 1968, 21 en 2000, 18 en 2020. L’incapacité des vieilles industries issues du XIXe siècle à prendre le tournant de la troisième révolution industrielle semble avoir scellé le sort de cet État qui comptait jadis parmi les plus prospères et les plus peuplés du pays.

En dépit de ce constat relativement sombre, l’Ohio s’est affirmé au cours des dernières semaines comme l’un des États cruciaux3Battleground State ou Swing State de l’élection présidentielle de 2020. À dominante relativement conservatrice, il est devenu un terrain d’affrontement de grande envergure. Du point de vue du Parti démocrate, il s’agirait d’une prise de guerre considérable : l’Ohio pourrait venir s’ajouter au « mur bleu », cette constellation du nord-est américain solidement ancrée dans le camp démocrate, et dans laquelle Joseph Biden a des racines familiales. Pour Donald Trump, il est inenvisageable de perdre les 18 voix au collège électoral que lui promet l’État, et des positions solides dans l’Ohio sont indispensables pour pouvoir porter l’offensive sur les États voisins de Pennsylvanie et du Michigan – ceux-là mêmes qui avaient apporté la victoire au Parti républicain en 2016. À ces considérations exclusivement stratégiques s’ajoute le fait qu’aucun candidat républicain n’a été élu dans l’histoire sans remporter l’Ohio ; une réalité historique qui a poussé la campagne de Donald Trump à déployer dans l’État davantage de personnel qu’en 2016, et à y engager des sommes substantielles en publicité.

Il est à l’heure actuelle particulièrement ardu d’établir un pronostic sur le camp que choisira finalement l’Ohio. Si l’État est traditionnellement conservateur, il comporte également une particularité. Les comtés de l’Ohio des Appalaches ont ainsi la réputation de changer de couleur à chaque élection. Puisque, de manière constante sur les trente dernières années, leur situation économique ne s’améliore guère, ils veulent toujours donner une chance aux nouveaux prétendants à la Maison Blanche, espérant que ceux-ci briseront le sort. Déterminer le résultat de l’élection présidentielle en Ohio revient donc à déterminer si la population locale considère que le bilan économique de Donald Trump est suffisamment solide pour que sa réélection puisse être envisagée.

C’est l’économie, idiot !4It’s the economy, stupid est une citation attribuée à la campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992, attribuant la chute spectaculaire de George H.W. Bush dans les sondages à l’attention excessive qui celui-ci aurait accordé à la guerre d’Irak, au détriment de l’économie américaine.

Contrairement à ce que peuvent connaître d’autres grands États américains, il n’y a pas de grands bouleversements démographiques ou culturels à constater en Ohio. Dans cet État très majoritairement peuplé de Blancs579% de la population selon le site https://www.usnews.com/news/elections/articles/the-2020-swing-states-ohio-who-votes-past-results-and-why-it-matters, et peu ouvert sur le monde en comparaison avec ses voisins, les enjeux identitaires, environnementaux et internationaux sont secondaires6Pour ne pas simplifier excessivement, remarquons cependant que suite au meurtre de George Floyd, les thèmes de la loi et de l’ordre s’immiscent eux aussi dans le débat politique.. À mi-chemin entre la Corn Belt et la Rust Belt, l’enjeu est assez clairement économique : il s’agit, pour les deux candidats à la Maison Blanche, soit de défendre le bilan de la présidence qui touche à sa fin, soit d’y proposer une alternative.

Jusqu’ici, Joseph Biden a axé sa campagne dans l’État sur son plan de relance économique post-COVID. L’ancien vice-président de Barack Obama cherche à exploiter le sentiment, relativement répandu en Ohio, selon lequel Donald Trump aurait trahi les promesses faites pendant la campagne électorale de 2016. Pour ce faire, il utilise avec brio l’exemple fourni par l’usine de General Motors à Lordstown, fermée en 2019 alors que même que le Président, sûr de pouvoir défendre les emplois en jeu, avait recommandé aux ouvriers de ne pas vendre leur maison et de rester. La fermeture de cette usine a entraîné un effet ricochet dans la chaîne d’approvisionnement, dégradant un peu plus les conditions de vie des habitants de la région. Face à cela, Joseph Biden essaie de rappeler aux électeurs son rôle lors de la crise de 2008, lorsqu’il a soutenu des nationalisations et des plans de sauvetage pour préserver les emplois américains. Il sait également jouer des enjeux liés à l’Obamacare et la Social Security, et mobiliser les syndicats, très liés au Parti démocrate7En novembre 2011, une consultation populaire rejette le projet de loi de John Kasich, gouverneur républicain, limitant le pouvoir des syndicats. Un résultat obtenu grâce à la mobilisation de l’opposition aux Républicains, qui fit dire à certains observateurs que le Parti démocrate avait conclu un pacte avec le diable en s’alliant aux syndicats. Cette alliance n’a à vrai dire rien de nouveau, ayant été scellée par John Fitzgerald Kennedy lors de la campagne présidentielle de 1960., pour dynamiser sa base électorale.

Cependant, les électeurs se souviennent également qu’avant la pandémie, la situation économique s’était grandement améliorée en Ohio, avec une nette reprise sur le marché de l’emploi qui tranchait avec l’anémie des décennies précédentes. Aujourd’hui encore, la moitié des électeurs de l’Ohio considère que la politique économique de Donald Trump a été globalement bénéfique ; seulement 42% considèrent que le plan de relance de Biden aidera l’économie à redémarrer ; 56% considèrent que Donald Trump sera plus actif que Joseph Biden pour protéger les emplois locaux8https://www.cbsnews.com/news/2020-election-ohio-democrats-battleground/. Donald Trump peut ainsi avec une certaine justesse se présenter comme la personne qui a défendu activement les emplois américains contre la Chine, face à la politique attentiste d’Obama et de son vice-président9Même si, en avril 2020, le taux de chômage en Ohio était de 17,3% – le record depuis que les relevés ont commencé -, la situation s’est nettement améliorée depuis et l’État connaissait un taux de chômage négligeable en janvier. Il pourra également jouer sur la peur d’un débordement du Parti démocrate par des socialistes, thème encore très vivace aux États-Unis. Enfin, il pourra s’appuyer sur le bilan du gouverneur de l’Ohio, le Républicain modéré Mike DeWine, qui a réagi rapidement et avec professionnalisme à la pandémie.

S’il veut gagner, Donald Trump va cependant devoir dépasser son discours simpliste sur l’économie. Les travailleurs de l’Ohio savent ainsi que les grands indices boursiers, qui se portent particulièrement bien, ne sont pas nécessairement représentatifs de l’économie dans son ensemble10Même si plus de la moitié des Américains disposent de 401k et de plans d’épargne en actions, et que de ce fait la hausse des indices boursiers ne bénéficie pas qu’à Wall Street. Il lui faudra également faire amende honorable de ses erreurs politiques passées, à l’image du boycott de Goodyear, une entreprise indispensable à l’économie locale dont le code vestimentaire avait le malheur de prohiber le port de casquettes MAGA. Enfin, et même si l’Ohio est un État agricole, l’occupant actuel de la Maison Blanche devra parvenir à mobiliser les familles vivant dans les suburbs, ainsi que les jeunes, pour voir son mandat renouvelé. C’est à travers ce prisme qu’il faut comprendre le moratoire récemment imposé par le Président sur l’expulsion des locataires en Ohio11https://www.cleveland.com/open/2020/09/with-fewer-than-60-days-until-the-presidential-election-what-does-the-race-look-like-in-ohio.html.

Un duel en trompe-l’œil ?

Les affrontements partisans qui prennent place dans les plaines de l’Ohio, et les discours grandiloquents des deux candidats, ne doivent cependant pas faire oublier qu’il a existé, et qu’il existe encore, un consensus bipartisan sur l’économie aux États-Unis ; et que ce consensus, qui a plongé l’Ohio dans la déprime économique, a peu de chances de l’en faire sortir.

Ainsi, cette année, ni Donald Trump, ni Joseph Biden ne proposent de mesures de fond pour dépasser le clivage qui existe aux États-Unis entre les cols blancs, travailleurs de l’économie du savoir et des hautes technologies, et les électeurs du monde rural et ouvrier, laissés pour compte par la mondialisation post-industrielle. L’Ohio en est une sombre illustration, tant son économie était structurée par l’industrie sidérurgique et automobile, qui licencie aujourd’hui à tour de bras. Jusqu’ici, les États-Unis ont adopté une posture immobiliste, consistant à ignorer ce problème structurel et à y remédier à force de subventions et par le pillage des matières premières.

Rien non plus pour pallier ce même problème qui avait suscité la crise de 2008 : les habitants de l’État ont été frappé de plein fouet par la crise économique liée à la pandémie de COVID-19 parce qu’ils n’ont pas suffisamment épargné12Le nombre moyen de cartes de crédit par personne est ainsi de 4 aux États-Unis., et parce que la croissance américaine est principalement alimentée par l’endettement. Le modèle isolationniste et autocentré, prôné par Donald Trump, n’est ainsi possible que si les ménages américains cessent de s’endetter et utilisent leurs revenus antérieurs pour investir ou épargner. Sans un tel changement, la dépendance structurelle des États-Unis vis-à-vis de leurs partenaires étrangers subsistera ; ce à quoi des guerres commerciales ne pourront rien changer.

Dernier élément de ce consensus mortifère, un système économique inégalitaire dans lequel existe un véritable marché de l’influence politique, avec des vendeurs (les élus) d’un côté, et des acheteurs (des entreprises) de l’autre. En guise d’illustration, on se contentera de mentionner l’ancien speaker de la chambre des représentants d’Ohio, un Républicain, aujourd’hui empêtré dans un scandale de corruption chiffré à 60 millions de dollars13L’objectif était de faire adopter le House Bill 6, soit le sauvetage financé par le contribuable de deux des centrales nucléaires de l’État. Pour plus d’informations, consulter https://www.cleveland.com/open/2020/09/with-fewer-than-60-days-until-the-presidential-election-what-does-the-race-look-like-in-ohio.html, ou encore, et même si l’exemple est plus ancien, le Coingate, scandale de financement illégal de la campagne de George W. Bush en Ohio.

À qui bénéficie la mondialisation économique ? Voilà la véritable question que pose cette année d’élection, dans un pays où les inégalités explosent, tout comme la dette publique. Aucun des deux candidats ne se propose de résoudre ces problèmes inhérents au capitalisme à l’américaine, qui nécessiteraient non pas des promesses de hausses d’impôt14Dans le sens où de puissants lobbies, à l’image de ATR, s’évertueront à les atténuer, à tout du moins pour ceux qui pourront se payer leurs services. Le code américain des impôts est d’ores et déjà particulièrement complexe, et les niches y sont légion. ou la pratique de l’unilatéralisme commercial, mais bien une réforme en profondeur des institutions politiques et financières américaines.

Adrien Martin

Adrien Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris et en Master de Droit des Affaires à la Sorbonne (Promotion 2023). Ancien rédacteur en chef de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris and in Master in Business Law at Sorbonne University (Class of 2023). Chief editor of KIP and regular contributor.