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NFT, révolution libertaire ou nouvelle bulle spéculative ?

Les NFT, la crypto-monnaie et les métavers sont autant de nouvelles technologies dont l’importance n’a cessé de croître ces dernières années. Accumulation de terminologies obscures pour les uns, aube d’une nouvelle ère pour les autres, ces innovations sont porteuses d’ambivalences souvent éludées par des analyses simplificatrices. Encore assez méconnus du grand public, les NFT et les crypto-monnaies sont avant tout médiatisés via leur aspect spéculatif : des millions d’ambitieux espèrent faire fortune en misant sur le bon projet, sans aucune considération pour l’utilité de leurs investissements. Pourtant, derrière la volatilité du Bitcoin et les ventes de jpeg pour des montants astronomiques se cache un secteur complexe aux enjeux multiples. Et bien que l’intérêt des NFT soit encore à ce jour contestable, cela ne les empêche pas d’avoir des conséquences qui dépassent déjà le cadre des investisseurs concernés. 

Liberté, je privatise ton nom !

         Les NFT (Non Fungible Tokens, ou Jetons Non Fongibles en français), peuvent être considérés comme des actes de propriété uniques enregistrés sur la blockchain1https://www.economie.gouv.fr/entreprises/blockchain-definition-avantage-utilisation-application. Celle-ci pourrait être définie comme une base de données décentralisée qui, contrairement aux serveurs classiques, est stockée sur la machine de chaque utilisateur. C’est cette indépendance vis-à-vis d’un lieu fixe et à une organisation publique ou privée qui fait justement son attrait. Aux yeux de ceux qui envisagent les NFT comme une révolution, ils incarneraient une alternative aux organismes existants pour tout ce qui a trait à la propriété privée. Grâce à eux, il ne serait plus nécessaire de passer par un notaire pour valider un achat immobilier, au même titre que les crypto-monnaies permettraient de se séparer des banques traditionnelles. 

         Pour l’instant, les possibilités offertes par les NFT sont encore limitées. La plus répandue concerne la vente et l’achat d’images virtuelles. Si c’est cette pratique qui revient le plus souvent lorsque les médias traitent du sujet, c’est qu’elle représente sa dimension la plus basique : son fonctionnement se rapprochant de celui du marché de l’art. Pour comprendre l’intérêt d’être propriétaire d’un fichier png auquel tout le monde continuerait d’avoir accès, les utilisateurs emploient l’analogie du tableau de maître : tout le monde peut posséder la reproduction parfaite d’un Picasso, mais une seule personne dispose de l’original. Celui-ci est porteur d’une valeur symbolique et économique, jugée comparable à celle qu’acquiert un acheteur de NFT. Comme pour le marché de l’art, des montants délirants sont dépensés par des enchérisseurs fortunés -le record pour un NFT est actuellement de plusieurs dizaines de millions de dollars 2https://www.connaissancedesarts.com/marche-art/ventes-encheres/record-de-vente-aux-encheres-pour-les-nft-de-lartiste-anonyme-pak-qui-senvolent-pour-918-millions-de-dollars-11166854/– soit par fascination pour la simple propriété, soit dans une optique de rentabilité financière, en attendant une augmentation de la valeur de son “bien” pour le revendre.

         En parallèle du marché des images se trouvent des applications plus utilitaires dans des domaines aussi variés que le luxe, le jeu vidéo ou la musique. Ainsi, un NFT peut faire office de certificat d’authenticité pour un sac à main en édition limitée ou donner accès à des armes uniques dans un jeu vidéo. Un chanteur est aussi libre de mettre en vente un NFT donnant accès aux royalties de son prochain single3https://www.cnews.fr/culture/2022-01-11/le-rappeur-nas-propose-ses-fans-dacheter-les-royalties-de-ses-titres-en-nft, comme une entreprise émettrait des actions en promettant des dividendes. Dans le premier cas, le certificat d’authenticité aurait l’avantage d’être chargé sur la blockchain, donc impossible à falsifier ou à perdre. Pour le chanteur, cela représente un moyen d’être financé par ses fans, tout en récompensant leur assistance, sans passer par les plateformes de streaming comme Spotify ou Apple Music. Quant aux jeux vidéo, l’intérêt est moins évident. En théorie, cela accorde au joueur la pleine possession de son item, les développeurs étant dans l’impossibilité de le supprimer (ce qui n’arrive quasiment jamais, même sans NFT). Si l’indépendance de la blockchain permet d’envisager une potentielle interconnexion d’un même objet dans plusieurs jeux (mécanique en réalité déjà réalisable sans NFT), le fait d’être propriétaire n’a aujourd’hui qu’une seule plus-value concrète : la revente à d’autres joueurs. Et voilà que cette innovation retombe, malgré elle, sur de la spéculation. 

 Play-to-earn, la rentabilisation à tout prix

         Le monde du jeu vidéo a pu assister à l’émergence récente d’une nouvelle catégorie de jeux, qualifiée de play-to-earn, qui place les NFT au centre de son fonctionnement. Assez évocatrice, cette dénomination explicite clairement la limite d’un tel mode de jeu où l’objectif n’est autre que d’amasser de l’argent. Certains consacrent ainsi leur temps libre à l’accumulation de ressources, afin de pouvoir les revendre à d’autres joueurs. Les plus ingénieux vont jusqu’à développer des algorithmes d’automatisation, leur permettant d’engranger des revenus parfois supérieurs à des salaires classiques4https://restofworld.org/2021/axie-players-are-facing-taxes/ sans toucher à leur manette : peut-on encore parler d’un jeu ?

         Cette dérive met en lumière les difficultés auxquelles doivent faire face les NFT avant de pouvoir être démocratisés. Tout comme les cryptomonnaies, victimes d’une spéculation qui les rend trop volatiles pour supplanter des devises courantes, les NFT finissent inéluctablement par installer un fonctionnement spéculatif, même là où ce n’était pas leur rôle premier. C’est que sur un espace comme internet, où tout a fonctionné durant des décennies sans propriété privée, son arrivée brusque n’est perçue que pour sa fonction la plus évidente : la revente. 

         Difficile en effet de trouver un secteur d’application autre que la spéculation où le NFT s’avère indispensable. Les certificats d’authenticité des marques de luxe pourraient être stockés sur le site de ladite marque, et les royalties versées par les artistes pourraient passer par des versions alternatives de plateformes collaboratives comme Ulule ou Tipee. L’unique distinction concrète de cette technologie réside en fait dans une émancipation vis-à-vis des institutions établies. En décentralisant le stockage de l’acte de propriété, on s’affranchit du pouvoir de celui qui possède les serveurs. 

         Sauf que les choses ne sont pas aussi simples. Pour accéder aux avantages accordés par les NFT, il faut toujours passer par d’autres plateformes. Dans les faits, un NFT n’est rien d’autre qu’un certificat qui doit être validé par un intermédiaire pour être converti en « l’objet » auquel il correspond. Toute transaction doit elle aussi se faire sur un site servant d’interface, puisque la blockchain se contente de l’enregistrement des informations. C’est ainsi que des structures comme OpenSea sont devenus dominantes sur le marché du NFT, au point que la majorité des autres plateformes passent par son API5https://thenewstack.io/developer-alternatives-to-the-opensea-api/, c’est-à-dire grossièrement qu’elles emploient son système d’identification pour associer un propriétaire à son bien. Cela implique que si OpenSea venait à fermer ses portes, les NFT resteraient stockés sur la blockchain mais seraient inaccessibles à de nombreux utilisateurs. La décentralisation est donc, pour l’instant, moins réussie qu’il n’y paraît. 

Ce que posséder veut dire

         Si cette communauté inclut, au même titre que celle des crypto-monnaies, une poignée d’extrémistes libertaires désireux de fuir la domination des États et des multinationales, la majorité des utilisateurs sont surtout des spéculateurs et/ou de réels passionnés de technologies qui y voient la prochaine révolution numérique. Pour eux, internet a permis la suppression progressive des intermédiaires physiques (les DVD remplacés par Netflix, les CD remplacés par Spotify) et le NFT serait l’étape finale. Emportés par la mythologie de ces visionnaires qui ont fait fortune en misant sur l’essor du web, ils se refusent à rater ce qui sera peut-être le nouveau grand bouleversement d’internet. 

         Or, pour l’instant, c’est à marche forcée que cette révolution auto-proclamée se construit. La propriété n’a jamais été un véritable problème sur internet, et le NFT vient donc répondre à une question que très peu d’acteurs s’étaient posés. Soit l’objet stocké est physique (comme le certificat d’authenticité d’un sac de luxe) et alors l’objet en lui-même a nettement plus d’importance que le NFT qui lui est associé; soit celui-ci est numérique et était donc accessible à tous avant que n’intervienne cette innovation. Plutôt qu’un créateur de liberté, celle-ci vise plutôt à la limiter artificiellement : pourquoi créer une armure unique dans un jeu vidéo, sinon pour conforter son propriétaire ? C’est tout le modèle de partage inhérent au web qui risque d’être remis en cause pour permettre l’épanouissement de ce marché.

         Finalement, le seul domaine qui ne sert pas exclusivement les intérêts des spéculateurs reste le financement des créateurs de contenu. Si l’achat d’un jpeg semble absurde, il faut surtout le considérer comme un don à un artiste. D’autant que le pourcentage de chaque vente successive d’un même NFT est reversé à l’auteur original, permettant à celui-ci de profiter des effets de marché qui se joueront sur son œuvre. On se rend rapidement compte que ce ne sont pas les droits accordés par le NFT qui valent, mais la possibilité d’échanges économiques qu’il génère. La révolution n’est donc pas tant dans les usages que dans l’incitation au financement de projets divers qui n’ont in fine pas de grand rapport avec cette technologie, mais qui l’emploient comme source de revenu. Le NFT reprend alors la place qu’il devrait toujours avoir, celui d’un moyen plutôt que d’une fin en soi. On a d’ailleurs pu voir des réalisateurs comme Quentin Tarantino ou Martin Scorsese lever des fonds pour leur prochain film par l’intermédiaire de NFT6https://www.meta-media.fr/2022/01/11/les-medias-se-lancent-dans-le-metavers-quelques-cas-dusages-concrets.htm : le cinéaste gagne de l’argent, et l’acheteur gagne l’espoir de revendre son bien numérique, tout ceci se résumant en définitive à un banal intéressement au don. 

Un autre (meta) monde est possible

         Il n’aura échappé à personne que dès lors qu’il s’agit de vendre au grand public un produit dont il n’a pas encore compris l’intérêt, le capitalisme n’est pas en reste, pour le meilleur comme pour le pire. Dans le cas présent, puisque la plupart des usages associés aux NFT se matérialisent dans des domaines où l’on a pu se passer d’eux jusqu’alors, la meilleure solution est de les implémenter dans un système totalement nouveau. C’est là qu’interviennent les métavers, des mondes virtuels persistants qui utilisent la blockchain et les NFT comme système d’authentification de leurs transactions et module d’interconnectivité. En faisant coïncider la naissance de ces univers avec l’usage des NFT, l’objectif est de susciter un sentiment d’intrication entre les deux technologies, de faire comme si leur collaboration allait de soi. 

         Ainsi, l’achat d’une maison ou de décorations dans un métavers se fera par l’intermédiaire de 7https://www.bfmtv.com/tech/dans-le-metavers-des-terrains-et-des-maisons-virtuelles-se-vendent-des-millions-de-dollars_AD-202112050135.html. Pourtant, nombreux sont les jeux en ligne à déjà disposer d’un système de logement qui ne passe pas par cette technologie. De même, le fait de forcer un utilisateur à posséder le NFT d’une image pour l’afficher dans son logement virtuel fait encore état d’une génération arbitraire de contrainte pour forcer l’achat, contredisant les possibilités offertes par le monde numérique qui, contrairement au monde réel, n’est pas physiquement limité. 

         Tout ceci ne serait pas problématique si les conséquences de ces pratiques se résumaient aux risques financiers que prennent les investisseurs concernés par le sujet. En réalité, en plus de ressembler à une parodie des dérives les plus critiquées de notre système économique, ces NFT ont un impact catastrophique sur la planète. La consommation électrique des machines visant à valider chaque transaction est encore difficile à établir, mais certains organismes comme celui consacré à la surveillance des technologies Digicome estime que la plateforme d’échange Etherum nécessite autant d’électricité que les Pays-Bas, avec une empreinte carbone comparable à Singapour8https://www.nouvelobs.com/topnews/20220314.AFP8443/explosion-des-nft-en-depit-de-l-impact-desastreux-sur-l-environnement.html. Et s’il n’est pas interdit de croire à de futurs NFT verts, leur usage croissant ne fera probablement qu’empirer la situation.

Fear of missing out

         La question n’est pas ici de rejeter en bloc cette innovation au prétexte que ses applications immédiates n’ont pas d’intérêt évident pour le plus grand nombre. Au vu de l’engouement suscité, il n’est pas improbable de considérer qu’il finira par émerger un usage des NFT aux avantages indéniables, et qui pourrait même, comme l’espèrent certains, devenir inséparable du web lui-même. Il s’agit plutôt de constater que la fétichisation des milliardaires du numérique a inversé la relation qui liait utilité et réussite économique. La disruption fonctionne en vase-clos, comme justification hors-sol aux investissements d’une minorité, où les plus habiles profitent de la naïveté de nouveaux entrants. On ne mise plus sur un projet parce qu’il va changer le monde, mais on impose l’idée que ce projet va changer le monde pour en expliquer l’investissement. De presque dix ans l’aîné du NFT, le Bitcoin n’a lui non plus toujours pas réussi à convaincre hors d’une sphère restreinte (les sites très grand public permettant de payer avec se comptent encore aujourd’hui presque sur les doigts d’une main), alors même que ses mérites étaient vantés sur un modèle similaire. Il reste donc encore quelques années à patienter avant de voir le NFT révolutionner quoi que ce soit.  

Illustré par Joffrey Liaigre

Joffrey Liagre

Joffrey Liagre

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Double degree with the Optical Institute. Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Double degree with the Optical Institute. Member of KIP and regular contributor.