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Le Bon, la Brute et la Pilule

Cette réflexion est une réaction à l’article de Peter Singer publié dans le New York Times et intitulé « Are we ready for a morality pill? ».

Si d’aventure vous demandiez autour de vous « Accepteriez-vous de prendre une pilule qui renforcerait votre propension à l’empathie, et briderait chez vous tout penchant agressif ? », une chose est sûre : vous vous heurteriez à un mur de discours alarmistes spéculant sur les dangers d’une proposition aussi totalitaire. Ces discours s’appuieraient à l’envi sur les heures les plus sombres du XXe siècle pour démontrer (asséner ?) que toute entreprise ayant pour finalité l’avènement d’un homme meilleur est une tragédie, jouée d’avance et vouée à la catastrophe. La modification génétique [1] ou bio-chimique de chaque individu et la transformation de sa personnalité (et par-là même de sa vie entière) qu’elle entraîne ne manqueraient pas d’être perçues comme des mesures liberticides de la pire espèce. Elles ne seraient ni plus ni moins qu’une remise en cause de notre liberté la plus fondamentale : la liberté de penser. Il ne s’agit pas ici de notre droit d’exprimer ou même d’avoir une opinion ; mais de régler, en amont, les dispositions (au sens de penchants ou de tournures, et non de facultés) de notre esprit.

Cette réaction à chaud ne paraît toutefois pas raisonnable. D’abord parce qu’une telle pilule n’aurait pas pour conséquence un contrôle mental effectif. La science a ses limites, et ne peut que modifier les processus bio-chimiques qui se produisent dans notre cerveau. La portée de la pilule en question s’en trouve considérablement réduite : celle-ci affecterait simplement l’injonction instinctive, innée chez tout individu, soit d’aider son prochain, soit de détourner le regard. En dernière analyse, nous resterions donc libres. En effet, la liberté qui est la nôtre de ne pas nous soumettre aux stimuli générés par notre cerveau – en d’autres termes le fait que l’on ne puisse rendre compte de nos actions par une causalité purement mécanique (schéma sollicitation – réaction, ou réflexe) -, nous caractérise en tant qu’êtres humains. L’homme affamé peut se tenir devant son plat préféré et ne pas le manger ; un chien ne le peut pas. S’il s’en avère capable, cela signifiera seulement qu’on aura substitué chez lui, au travers du dressage, un stimulus à un autre (la peur de la punition à la faim). En bref, et pour revenir au sujet qui nous intéresse, si vous vous trouviez confronté à une petite fille gisant sur la chaussée, la décision de la secourir resterait entièrement vôtre (voir, à ce propos, l’article de Peter Singer). Le choix de l’inaction vous en coûterait simplement davantage.

Le débat n’est pas clos pour autant. Une pilule telle que décrite plus haut, si elle devait être rendue obligatoire, ne nous priverait certes pas de notre libre arbitre, mais supposerait d’étendre la souveraineté de l’État à la production d’hormones dans notre corps, par exemple. On pourrait se demander s’il s’agit là réellement d’une mesure liberticide, en ceci qu’il ne nous a jamais été donné de choisir notre prédisposition à l’empathie. Après tout, à supposer que nos parents ne soient pas croyants et que la « pilule » prenne la forme d’une intervention unique effectuée à la naissance, l’opération reviendrait à remplacer l’arbitraire de la nature par celui d’une décision politique. Et rétrospectivement, qui pourrait décemment regretter d’éprouver plus d’empathie en voyant autrui souffrir ?

Moi. Faisons abstraction du paternalisme abject dont témoignerait une telle mesure (jusqu’à nouvel ordre, nous vivons dans une société libérale, dont le principe fondateur dispose qu’il ne devrait exister de conception de la morale légalement exécutoire – John Rawls, A Theory of Justice). Nous ne pouvons sérieusement concevoir notre esprit comme un ensemble si parfaitement segmenté qu’il nous serait possible de contrôler médicalement notre propension à l’empathie sans pour autant affecter le restant de notre personnalité. Et si un fort penchant pour l’empathie s’accompagnait nécessairement d’un fort rejet de toute forme de confrontation ? La confrontation n’engendre pas nécessairement la discorde. Prenez la philosophie par exemple. Portée par ce mouvement perpétuel d’interrogation, d’analyse profonde et de remise en question que commande une exigence inextinguible de légitimation, la philosophie s’est continuellement nourrie de la confrontation d’idées contradictoires, et ce depuis Socrate lui-même. Que vaut une idée que nous ne pouvons et que nous ne pourrons jamais questionner ? Une thèse que personne ne peut réfuter ?

Mais les conséquences d’une telle « pilule » excèdent la peur de la confrontation ou la philosophie. Un plus fort niveau d’empathie pourrait avoir des conséquences bien plus immédiates et plus concrètes. Initiative individuelle bridée, difficultés à s’engager dans un environnement concurrentiel, le tout se traduisant par une moindre efficacité de notre recherche, de notre économie… Les chirurgiens pourraient se trouver dans l’incapacité d’opérer par peur d’échouer et de causer de plus grandes souffrances à leurs patients. Les politiques pourraient, eux, reculer devant des décisions difficiles mais nécessaires. Il n’est pas exclu que l’empathie telle que la délimiteraient les scientifiques chargés de concevoir la « pilule » en question se trouve inextricablement mêlée à une forme de sensibilité qui s’appliquerait à notre propre personne, réduisant ainsi notre propension à prendre des risques, la force de notre volonté, ou encore induisant chez nous une tendance à nous poser en victimes.

Pour conclure, il me semble important de souligner le fait que l’idée même selon laquelle nous aurions besoin d’une pilule pour agir moralement (à supposer encore une fois que l’on adhère à une morale fondée sur l’empathie) est trompeuse. La morale bien comprise ne s’en tient pas à faire le bien : elle exige de celui qui entend agir moralement qu’il fasse le bien pour les bonnes raisons. Et même pour la bonne raison. Car agir conformément à ce que l’on sait être « le bien » n’équivaut à agir moralement qu’à la condition que la volonté de suivre la loi morale, et elle seule, préside à la décision d’agir (Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs). Ceci posé, il apparaît clairement qu’aider son prochain sous l’emprise d’une pilule nous rendant l’indifférence difficilement supportable n’est en rien moral. Mais après tout, puisque c’est la politique qui nous intéresse ici, pourquoi s’en soucier ?

Traduction : Article traduit par Louis Jolivet.

Illustration : Montage de Hugo Sallé pour KIP
Inspiré de La Madone Sixtine de Raphaël (1514)

Merci à Thibault et Damien pour leurs relectures.

Louis Jolivet

Louis Jolivet

Étudiant à HEC Paris, Promotion 2021. Contributeur et traducteur pour KIP.
Student at HEC Paris, MiM 2021. Writes and translates articles for KIP.