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Aux origines du populisme : les Bonapartes, les empereurs du peuple (1/5)

Populistes par-ci, populistes par-là. On ne les présente plus : on parle constamment d’eux sur les plateaux télévisés, dans les salles de rédaction, lors des émissions de radio. À en croire les journalistes, ils seraient dans nos campagnes, dans nos villes, sur les réseaux sociaux ; ils auraient infiltré la société toute entière. Les bien-pensants, abreuvés par ce flot ininterrompu d’informations convenues, tournent en rond, s’entêtent et s’alarment. Les années 1930 sont de retour pensent-ils. Les dégoûtants et méchants populistes, ceux-là même qui menacent l’unité nationale, la démocratie européenne et la paix mondiale, ont le vent en poupe. Parce qu’ils sont arriérés et affreux, qu’ils bousculent les codes et les normes, qu’ils affolent les sphères médiatiques, politiques et économiques, il faudrait à tout prix les discréditer, les museler, puis les faire disparaître. Le monde, alors guéri de la peste populiste, deviendrait une terre meilleure. Foutaises ! Tout cela n’est que piètre rhétorique manichéenne qui, au lieu de lutter contre le populisme comme elle semble le prétendre, attise les flammes de la brutalité et de la peur.

Une chasse à l’homme a été déclarée ouverte. Les présumés populistes sont sous le feu des balles politico-médiatiques. Mais quel gibier traque-t-on exactement ? Qui sont-ils, au juste, ces populistes ? Même les apôtres les plus dévoués du politiquement correct auraient le plus grand mal à le dire. Les populistes sont partout, le populisme nulle part. Il n’est qu’un mot-valise sans aucun sens ni essence, un pot-pourri qui réunit des réalités inconciliables voire antagonistes. À les entendre, la nationale-conservatrice Marine le Pen, l’éco-socialiste Jean-Luc Mélenchon et le réformateur centriste Emmanuel Macron[1] seraient populistes. C’est à n’y plus rien comprendre.

À la lumière de ces propos liminaires, il est, je le crois, cruellement temps de donner au populisme de la consistance, d’en envisager une définition à travers le prisme de la Philosophie politique et de l’Histoire, voire, peut-être, de le réhabiliter. Car oui, le populisme, qui n’est ni un lepénisme ni un mélenchonisme, ce n’est pas si mal que cela. Vous en doutez ? Plongez-vous dans cette série d’articles qui reviendra sur les grandes figures communément considérées en France comme populistes, des Bonapartes au général de Gaulle en passant par Georges Boulanger afin d’ébaucher un populisme à la française.

Pour ouvrir cette série, rien de mieux que de sonder les bonapartistes. Attention : les deux Napoléon ont chacun eu leur manière d’exercer le pouvoir. Le premier bonapartisme, celui du fondateur de la dynastie et du vainqueur à Austerlitz, est une praxis, une pratique de gouvernement qui évolua au fil du temps, un pragmatisme adaptable aux circonstances et tournée vers l’action. Il n’est en rien un corps de doctrines organisé à la manière des grandes idéologies d’hier (libéralisme, marxisme, pensée contre-révolutionnaire…). Cependant, il repose sur un certain nombre d’invariants qui inspireront le second bonapartisme, celui du neveu, un système de pensée établi, une structure aux contours distincts décrite dans deux essais : Rêveries politiques et Des Idées napoléoniennes.

D’abord, est bonapartiste celui pour qui l’intégralité des pouvoirs d’un État doit être concentrée entre les mains d’un guide charismatique et plébiscité par tout un peuple. En d’autres termes, le bonapartisme est un césarisme moderne. J’en tiens pour preuve les deux ouvrages biographiques rédigés par Napoléon III sur Jules César[2]. Un hasard ? Certainement pas.

Le pouvoir bonapartiste ne peut s’exercer que dans deux cadres institutionnels précis, la République antiparlementaire (le Consulat ou la Constitution de janvier 1852) ou l’Empire héréditaire (le Premier et le Second Empires), des régimes qui confèrent à l’exécutif une prépondérance absolue. N’allez pourtant pas dire que les Bonapartes se comportent en despotes, voire pire, en tyrans ! Il vous en coûterait. L’un comme l’autre se défendent d’avoir instauré en France une dictature et demeurent profondément attachés à la démocratie. N’est-ce pas le jeune Louis-Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III, qui promet lors du pronunciamiento de Boulogne « la République démocratique sera mon culte : j’en serai le prêtre »[3] ? N’est-ce pas le général Bonaparte qui rétablit un suffrage universel aboli par le Directoire lors du coup d’État du 18 brumaire, un mouvement inspirant son neveu qui fait de même le 2 décembre 1851 en s’en remettant au peuple ? Certes, la France des Bonapartes est autoritaire. Pour autant, je ne pense pas qu’elle contrevienne aux principes démocratiques. Bien au contraire : sur la route de la démocratie, elle invente sa propre voie.

Si les Bonapartes exècrent les institutions représentatives et les corps intermédiaires qui sont autant d’obstacles à un face-à-face du peuple et du pouvoir, ils prônent une démocratie qui se veut directe. Tous deux tirent en effet leur légitimité de ce que l’on appellerait aujourd’hui le référendum, ce que l’on appelait hier le plébiscite. C’est un appel aux urnes durant lequel le corps électoral est censé renouveler sa confiance au chef de l’État. Se tisse alors un lien indéfectible entre lui et son peuple. Napoléon Ier a eu par quatre fois[4] recours au plébiscite en quatorze ans, Napoléon III par cinq fois[5] en dix-huit ans. À eux deux, ils en comptent autant que sous la Cinquième République ! Néanmoins, ils n’en abusent pas : pour le régime, une déroute électorale serait catastrophique.

« Aujourd’hui, le règne des castes est fini, on ne peut gouverner qu’avec les masses. Il faut donc les organiser pour qu’elles puissent formuler leurs volontés et les discipliner pour qu’elles puissent être dirigées et éclairées sur leurs propres intérêts. »[6] Voici la deuxième ambition du bonapartisme : fondre les différentes parties du corps social en un tout qui, harmonisé par le monarque, interagit et prospère. Les Napoléonides se font les champions de la réconciliation. Garants de la souveraineté nationale, figures de l’Unité de la Nation, chantres de la collaboration de toutes les classes sociales, ils sont non pas les « empereurs de France » mais les « empereurs des Français ». Puisqu’ils transcendent les clivages politiques traditionnels et surplombent les querelles partisanes, ils rassemblent. Sous le Second Empire par exemple, il n’existe aucun parti : les élections législatives se résument à un affrontement entre candidats officiels, autrement dit les bonapartistes, et opposants au régime. Les premiers les remportent haut la main. Pourquoi ? Parce que le bonapartisme, savante synthèse entre conservatisme et progressisme, réunit au-delà des divisions.

« L’idée napoléonienne consiste à reconstituer la société française bouleversée par cinquante ans de révolution, à concilier l’ordre et la liberté, les droits du peuple et les principes d’autorité. »[7] Les Napoléons, lorsqu’ils s’emparent du pouvoir par la force, mettent à bas un régime en déliquescence et rétablissent la grandeur de la France. Le premier abat le Directoire, mascarade démocratique aux élections manipulées ou brisées, gouffre économique et financier au bord de la faillite, régime instable miné par les guerres aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur ; le second condamne une Seconde République moribonde, immobilisée et ayant déjà renié ses principes constitutionnels. Dans les deux cas, Bonaparte est un recours qui restaure l’ordre et assure la stabilité de l’État. Mais « en même temps », il se veut l’héritier de la Révolution car il désire concilier modernisation économique, intégration des classes populaires et amélioration du sort des couches laborieuses. Les initiatives prises par Napoléon III sont à ce titre éloquentes et lui vaudront sous la plume de l’historien Éric Anceau le sobriquet de « Saint-Simon à cheval »[8] : l’abolition du délit de coalition qui rend la grève possible, la Société du Prince impérial qui prête sur l’honneur, les premiers systèmes de retraite et les soupes populaires sont autant de dispositions de l’Empereur éclairé.

Par son nom, un Bonaparte inspire l’admiration voire l’adulation. Homme providentiel et figure hors du commun, il attire les foules. Même mort. Malgré la débâcle de l’armée française et l’infâme capitulation de Sedan, vingt-mille personnes dont nombre de Français venus d’Outre-Manche défilent le 14 janvier 1873 devant le cercueil du défunt Napoléon III à Chislehurst. En décembre 1840, ce sont des centaines de milliers de badauds qui se pressent dans Paris pour assister au retour des cendres de Napoléon Ier. Combien sont ceux qui se revendiquent encore aujourd’hui du bonapartisme ? Le propre du populiste n’est-il pas d’être avant tout populaire ?

Ça y est. Sous les traits du bonapartisme, le populisme est né. L’effondrement du Second Empire et la proclamation de la Troisième République auront raison de lui. Un temps seulement. Il renaîtra de ses cendres dans les années 1880 sous la forme d’un courant protéiforme et contestataire, le boulangisme. Mais, pour l’heure, je m’en vais retourner à mes songes impériaux, sombrer dans la nostalgie d’un Empire perdu et prêcher en tout lieu la bonne nouvelle bonapartiste. Lecteur, vive l’Empereur !

Sources et renvois

[1] Emmanuel MACRON, discours lors de la réception en l’honneur des maires de France à l’occasion du congrès AMF, 21 novembre 2018 : « nous sommes des vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours. »

[2] Louis-Napoléon BONAPARTE, Histoire de Jules César, deux volumes, Plon, 1865 et 1866.

[3] Pierre MILZA, Napoléon III, Éditions Perrin, collection « Tempus », 2007.

[4] Sur la Constitution du Consulat (janvier 1800), le consulat viager de Napoléon Bonaparte (juin 1802), la Constitution du Premier Empire (novembre 1804) et l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire (avril 1814).

[5] Sur le coup d’État du 2 décembre 1851 (décembre 1851), le rétablissement de la dignité impériale (novembre 1852), le rattachement du comté de Nice à la France (avril 1860), le rattachement du comté de Savoie à la France (avril 1860) et les réformes libérales engagées par l’empereur (mai 1870).

[6] Louis-Napoléon BONAPARTE, De l’extinction du paupérisme, Pagnerre, 1844.

[7] Louis-Napoléon BONAPARTE, Des idées napoléoniennes, Plon, 1860.

[8] Éric ANCEAU, Napoléon III, un Saint-Simon à cheval, Tallandier, 2008.

Maxence Martin

Maxence Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Rédacteur en chef de KIP (2019-2020)

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
Chief Editor of KIP (2019-2020)