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Le « wokisme », nouvel opium des peuples de droite

« Le wokisme est une forme d’obscurantisme ». C’est le constat tranchant que dresse le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, sur l’antenne d’Europe 1, le 25 octobre 2021. Opportunité rêvée pour l’ensemble d’une droite exsangue à la suite de l’échec aux élections européennes de 2019 et de ses divisions en vue de l’élection présidentielle de 2022. C’est en effet la droite conservatrice qui a, la première, repris à son compte ce terme venant des États-Unis, en faisant une sorte de « grand méchant loup » contre lequel il faudrait lutter jusqu’à la mort. C’est en cela que la déclaration du ministre est particulièrement inquiétante : le plus haut représentant de l’éducation française reconnaît l’existence d’un phénomène chimérique aux contours flous. La promotion par le gouvernement de cette grande illusion est, au mieux l’élément d’une stratégie visant à capter l’électorat de droite, au pire la preuve de l’aveuglement de l’exécutif, pris dans les griffes d’une droite à laquelle il ne reste plus que le conspirationnisme pour exister. 

Un non-concept

Sémantiquement, le concept de « wokisme » est issu du terme anglais « woke », que l’on peut traduire par « éveillé ». Être « woke », c’est donc, au sens premier du terme, être conscient des problèmes de justice sociale et du racisme. Le contraire de l’obscurantisme, donc. De cette définition originelle sont tirés des dérivés, qui en font une idéologie favorable à l’ensemble des combats de la gauche radicale. Le « wokisme » d’aujourd’hui peut donc être assimilé au « gauchisme » vilipendé jadis. Pourquoi inventer un nouveau terme pour qualifier ce qui existe depuis des lustres ? Peut-être parce que ce nouveau concept est plus confortable à utiliser pour ceux qui le mobilisent. 

Au fond, le concept de « woke » n’en est pas véritablement un : il s’agit avant tout d’un terme passe-partout, un fond de tarte sur lequel chacun peut composer à sa guise afin de s’opposer aux idées qu’il rejette. En particulier, sont qualifiés de « wokes » l’ensemble des tenants de la cancel culture américaine 1Mouvement culturel né aux États-Unis visant à jeter dans l’oubli des personnalités historiques controversées : cette mouvance est incarnée par des déboulonnages de statues de personnages ayant commis des crimes tel l’esclavagisme. . Déboulonner des statues sous prétexte que les personnages représentés auraient commis des méfaits serait l’attitude « woke » par excellence. A ce compte-là, on peut comprendre que Jean-Michel Blanquer parle d’obscurantisme pour définir le « wokisme ». Mais cette citation constitue surtout le signe du caractère flou et malléable à l’infini de ce non-concept. En effet, la plupart des « wokes » dénoncés par une partie de la classe politique sont des universitaires et des étudiants, ce qui explique l’importance de la prise de parole de Jean-Michel Blanquer sur le sujet. Les courants progressistes en vogue dans le milieu universitaires sont ainsi réduits à certains faits caricaturaux, comme l’accusation de « black face » portée, en 2019, à l’encontre d’une représentation d’une pièce d’Eschyle jouée à la Sorbonne2La pièce Les Suppliantes a vu sa représentation annulée à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne à la suite d’accusations portant sur la couleur noire des masques antiques portés par les comédiens. , ou la tenue de « réunions non mixtes »3Réunions, anecdotiques, organisées par des comités militants, par exemple anti-racistes, auxquels seules des personnes de couleurs furent admises. dans certains comités militants. 

Le « wokisme » se réduit donc à un terme pot-pourri, utilisé de toutes parts par la droite pour rassembler dans un même sac les idées de gauche et d’anecdotiques dérives. 

Fédérer sans mettre d’accord 

Le « wokisme » est ainsi une sorte de formule magique, de « poudre de perlimpinpin », qui, comme par enchantement, parvient à mettre l’ensemble de la droite d’accord. Un effet miraculeux, que la droite – comme la gauche – recherchait en vain depuis des années. 

Miraculeux, vraiment ? Tout réfléchi, pas tellement. Ce n’est pas parce que la lutte contre le « wokisme » parvient à rassembler l’ensemble des courants de droite qu’il a la vertu de les mettre d’accord. Il est en effet plus aisé de fédérer contre que de fédérer pour. L’on se rassemble la plupart du temps contre une mesure, une idée ou, mieux, contre une personnalité. Beaucoup moins souvent pour promouvoir une proposition. L’exemple récent le plus frappant de ce constat de base de la science politique fut sans aucun doute celui des manifestations consécutives au projet de loi relatif au « mariage pour tous ». Les mobilisations de la « Manif pour tous » – soutenues, entre autres, par Valérie Pécresse, l’actuelle candidate de la droite aux présidentielles – qui luttaient contre l’autorisation du mariage entre deux personnes du même sexe furent, en nombre de manifestants, beaucoup plus importantes que celles des soutiens de cette mesure. 

L’emballement général autour de la question du « wokisme » suggère que la droite a retenu la leçon. Au fond, le rejet de la gauche constitue la seule cause qui rassemble l’ensemble des militants de droite. Arme imparable pour un rassemblement à peu de frais, sans pousser aucun courant aux concessions. Brillant sur le papier, mais la réalité sera peut-être beaucoup moins clémente. La solution la plus facile est rarement la meilleure. Ainsi peut-on faire le pari de la dislocation de cette nouvelle « union sacrée » contre l’ennemi invisible et menaçant incarné par le « wokisme ». L’union de la droite butera irrémédiablement au moment d’élaborer un programme commun, au moment de consentir à des concessions. 

Circulez, il n’y a rien à voir 

La droite tente pour l’heure d’ôter ces perspectives moins glorieuses de la vue de son électorat. C’est en ce sens que l’on peut parler d’opium du peuple. Ce concept de philosophie politique, théorisé par Marx, octroie à la religion le pouvoir de détourner le peuple des questions sociales et économiques. Occulter ce type de problématiques « réconforte » le peuple, comme le dit Marx. Réconforter, c’est-à-dire ménager une zone de confort dans laquelle le peuple se reconnaît : la société traditionnelle. En ce sens, la religion fut le formidable outil politique du conservatisme, qui, historiquement, portait et défendait les valeurs de la société chrétienne. 

Cependant, patatras : la conscience catholique connaît depuis des décennies une lente érosion. De plus en plus de Français ne croient plus en Dieu, affirme un article du Point, en 2019. En effet, selon le même article, « on compte, en 2018, 23 % de catholiques en France […]. Pourtant, en 1981, on comptait encore 70 % de catholiques ». Lente mais sûre déchéance, qui coïncide avec celle de la droite traditionnelle qui, après plus de cinquante ans de domination du paysage politique français, n’a plus gouverné depuis 2012. 

Comment promouvoir le conservatisme sans l’opium de la religion ? En créant un nouvel opium, la lutte contre le « wokisme ». Mais cet outil-ci est éminemment plus dangereux que celui-là, pour une raison simple : il s’agit d’un opium négatif, alors que celui de la religion était positif. Plus précisément, le « wokisme » est un principe répulsif qui demande aux militants de droite de lutter contre, alors que la promotion d’une conception religieuse de la société française était une lutte pour. La droite catholique est ainsi phagocytée par la renaissance d’une droite nationale à l’extrémisme décomplexé. De l’amour de Dieu à la haine de la gauche, il n’y a qu’un pas. 

Un crime parfait ?

Mais la droite « traditionnelle », quoi que signifie ce qualificatif, avait-elle prévu le ralliement du parti au pouvoir à cette cause ? Cela est peu probable, car la lutte contre le « wokisme » avait tout d’une lutte d’opposition. Ce combat un brin populiste, dirigé contre une élite singulièrement universitaire ne pouvait constituer l’apanage de la majorité. Or, c’est bien du propre succès de son nouveau joujou que la droite pâtira.  

Pour comprendre ce phénomène, il faut revenir en 2017 : l’élection d’Emmanuel Macron et de son parti libéral, chantre du « en même temps » prend, par leur gauche, Les Républicains en étau, avec, à leur droite, des extrêmes à l’allure encore trop nazillarde pour être vraiment présidentiables. Quoi qu’il en soit, l’absence de ce parti de gouvernement au second tour des présidentielles fut un choc. Et le constat fut sans appel : il fallait desserrer l’étau. Le choix, très clair dans les discours des candidats à l’investiture Républicaine pour la présidentielle de 20224L’immigration a, notamment, occupé une place toute particulière dans les débats de la droite, même de la part de candidats traditionnellement modérés, comme Xavier Bertrand., fut d’impulser un glissement à droite du parti. D’où, notamment, la mobilisation du « wokisme », que l’on aurait pris, de prime abord, pour un concept d’extrême droite. 

Mais, au lieu de desserrer leur funeste étau, Les Républicains se sont contentés de le décaler. La prise de conscience est brutale : le 14 février 2021, en guise de Saint-Valentin scellant le lien entre le parti au pouvoir et les électeurs de droite, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal, annonce demander la tenue d’une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université. Un concept voisin de celui du « wokisme », et qui fut jadis un thème cher à l’extrême droite. Un dérapage ? Pas le moins du monde : la ministre, malgré la polémique, fut soutenue par son parti et ses collègues, et siège toujours à son poste au sein de l’équipe gouvernementale. 
Au-delà des doutes quant à la capacité de la droite à véritablement s’unir pour un projet commun, et non contre ses adversaires de gauche, il est donc clair que ses responsables ont ouvert, à leur insu, une boîte de Pandore qui ne peut que resserrer l’étau dont ils sont victimes, entre un centre droit libéral au pouvoir et une extrême droite reprenant les mêmes thèmes. Que dire, alors, des derniers sondages qui prédisent un écart serré entre Valérie Pécresse, la candidate désignée par les Républicains à l’élection présidentielle, et le Président sortant, Emmanuel Macron ? Il semble que la droite continue encore à profiter de sa mobilisation de théories « anti woke », mais pour combien de temps ? L’histoire nous le dira.

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.