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Illustration réalisée par Julie Omri

La soif d’entreprendre

Les ambitieux sont partout. Ils voguent sans cesse de projet en projet, débordant d’idées et de bonne volonté. Sans même prendre le temps d’y réfléchir, ils ne laissent passer aucune opportunité, se lançant corps et âme dans de nouvelles entreprises. Mais cette ambition insatiable laisse souvent place à la frénésie. Cette frénésie est dangereuse, car elle ne laisse plus de temps pour penser à soi. Jamais totalement heureux et toujours à la recherche de l’excellence, ils souffrent inconsciemment de leur hyperactivité.

L’ambition est une arme à double tranchant

Mais qui sont ces ambitieux ? Élèves, étudiants, entrepreneurs, chefs d’entreprises… ce sont tous ceux qui ressentent intimement le besoin de s’engager indéfiniment. Et cet engagement est multiforme : au sein d’associations, auprès d’amis, mais surtout envers eux-mêmes. Avoir les meilleures notes, être bien vu de leur entourage sont autant d’exemples de leurs exigences. Intimement, ils ont la conviction que l’inactivité est le pire des défauts et que le bonheur repose dans la multiplication de leurs activités.

Un exemple typique : un étudiant d’une grande école, tout droit sorti de prépa. Pour répondre à sa soif immense d’entreprendre, il multiplie les engagements, tels des dossiers qu’on empilerait sur une pile toujours plus haute. Instable, la pile risque de s’écrouler à tout moment. De l’extérieur, tout le monde est impressionné par l’habileté avec laquelle il arrive à gérer tous ses dossiers. On est fier de lui et on le félicite. Alors il se dit que tout va bien, qu’il est dans le droit chemin, que son immense investissement est récompensé.

Et pourtant, l’effort titanesque qu’il met à consolider la pile pour éviter l’effondrement provoque de profondes fissures intérieures. Happé dans la course à l’engagement, il oublie bien souvent de se demander ce qui lui plaît vraiment. A force de multiplier les dossiers, il délaisse volontairement des projets pourtant plus personnels, plus intimes, qui sont les fondations de sa pile. Souvent abandonnés, il n’ose plus s’y concentrer de nouveau : il a peur que la tour ne s’écroule s’il ressort ces dossiers délaissés.  

Pire, son ambition est telle qu’il ne peut jamais vraiment être content de lui-même. Décrocher une grande école, cela ne le satisfait pas : il reste en perpétuelle recherche de nouveaux projets tous plus impressionnants les uns que les autres. Son principal défaut est qu’il est impossible pour lui de s’arrêter, par peur de décevoir certes, mais surtout par égo. Toute sa confiance s’est construite sur sa soif d’entreprendre, de toujours se dépasser pour de nombreux projets. Mais cette confiance n’est qu’un masque qui cache un chagrin profond : on ne peut pas être heureux lorsqu’on oublie de prendre soin de soi…

Une blessure silencieuse

La soif d’entreprendre est traîte. Elle peut aider à se surpasser comme elle peut nous mener à déprimer. Additionner sans cesse de nouveaux projets et de nouvelles activités ne peut pas se faire sans sacrifices. C’est au final moins de temps pour soi, du temps essentiel pour se concentrer sur ce que l’on aime. Certes, le chemin sinueux de notre vie demande quelques renoncements : on ne peut pas toujours suivre uniquement ses envies et il faudra faire des concessions. Mais ces petits sacrifices sont ce qu’ils sont : des exceptions. Elles ne doivent en aucun cas constituer un rythme ou une habitude. L’équilibre est difficile à trouver pour eux, tant la pression qu’ils mettent sur eux est grande. Il faut à tout prix réussir, à tout prix obtenir les meilleurs résultats, se dépasser à chaque instant…  Malgré le besoin naturel de s’écouter, ils ont peur de s’arrêter, peur de prendre du temps pour eux et de suivre leurs envies.

Se retrouver face à soi-même n’est effectivement pas facile : après des années à toujours se dépasser, toujours empiler les projets sur cette pile toujours plus haute, il est parfois douloureux de se retrouver dans un tête à tête avec soi-même. Mais ne pas prendre ce temps est encore plus dangereux, et provoque des dégâts internes profond. Des années durant, cette blessure s’infecte, s’aggrave : le burn out commence.

Certains ne découvrent l’étendue de leurs blessures que des dizaines d’années plus tard, années pendant lesquelles ils ont oublié ce que c’était de suivre ses envies. C’est ce qui peut provoquer chez eux la crise de la quarantaine : âge fatidique où il faut s’atteler à recoller les morceaux d’un soi brisé. Ils se demandent alors à quoi rime leur vie dont ils n’y trouvent plus aucun sens. Or les blessures sont d’autant plus difficiles à soigner lorsqu’on les a ignorées pendant des années. C’est pourquoi la guérison est lente et douloureuse : il faut réapprendre à s’aimer, retrouver ce que l’on aime, se souvenir de l’importance de suivre nos envies.

Cette période est d’autant plus dure que le travail d’introspection est immense. Après s’être abandonné dans de nombreuses activités sans prendre du temps pour soi, il est facile de s’oublier. Arrivé au stade d’avoir oublié ce que l’on aime et ce qui nous anime, faire machine arrière est une tâche difficile. Nous ne sommes alors plus que l’ombre de nous-mêmes : nous ne sommes plus guidés par qui nous sommes mais par une fausse image de nous-même, une personne trop entreprenante, qui n’est plus en adéquation avec nos envies.

Prendre le temps de se retrouver

Vous connaissez tous un de ces ambitieux dans votre entourage, ou peut-être en êtes-vous un. En façade, ils respirent la confiance, réussissent tout ce qu’ils entreprennent et semblent heureux. Mais en réalité, peu d’entre eux sont heureux. Car cette soif d’entreprendre tue à petit feu. Non pas que l’ambition soit un fardeau, mais elle peut le devenir si on ne prend plus le temps de s’occuper de soi.

Il faut contenir cette ambition débordante, la limiter pour éviter les blessures qui apparaissent une fois arrivé à la quarantaine. Cette maxime peut paraître étonnante, dans un monde où l’on nous exhorte de toujours se dépasser et à déborder d’ambitions, mais pourtant elle est essentielle. Pas pour tous, non, mais pour ceux qui se reconnaissent dans mes propos. Posez-vous les bonnes questions : ai-je toujours fait mes choix par ma propre volonté ou parce qu’on me l’a demandé ? Au fond, voulais-je réellement me lancer dans ce projet ?

Certains étudiants par exemple, une fois arrivés en grande école se sentent perdus. Depuis petits, ils se sont fixé des objectifs ou on leur a fixé des objectifs sans vraiment réfléchir à si ça leur plaisait ou non. Après avoir décroché l’école de leurs rêves, la réalité les rattrape : il faut choisir. Choisir entre plusieurs voies d’études, choisir où partir en Erasmus, choisir ses associations… Sauf qu’ils n’arrivent pas à choisir, parce qu’ils n’ont jamais appris à choisir par eux-mêmes. Les choix ont toujours été pris par défaut : « j’ai décroché Polytechnique pour plaire à mes parents », « je me lance dans ce projet parce que ce sera beau sur mon CV », « je me ferai plein de relations haut placées si j’entre dans cette entreprise ».

Vos choix, tout autant qu’ils sont, doivent être personnels, en adéquation avec vous-mêmes. Sinon comment voulez-vous être heureux ? C’est bien beau de flatter son égo à se dépasser pour de nombreuses activités, mais si au fond ça nous rend triste, à quoi bon ? L’ambition est une arme, arme à double tranchant qu’il faut savoir modérer. On ne peut être toujours à fond, toujours à se dépasser : il faut bien un moment se contenter de ce que l’on fait. Dans la majorité des cas, c’est déjà largement suffisant. 

Je suis un de ces ambitieux. Pendant des années, j’ai oublié de penser à moi, trop concentré dans mes études, dans mon envie de rendre fier mon entourage, en multipliant les projets sans réel sens pour moi. Des années passées à m’oublier, je me retrouve enfin, bien conscient des blessures provoquées par cet oubli. Aujourd’hui c’est dans l’écriture que je me soigne et j’espère que mon témoignage pourra aider quelques impétueux perdus dans une soif intarissable d’entreprendre.

Maxence Delespaul

Maxence Delespaul

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Président de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). President of KIP and regular contributor.