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Illustration par Martin Terrien pour KIP

Les hommes libres : histoire et traditions du peuple berbère

Saint-Augustin, Isabelle Adjani, Édith Piaf et Zinédine Zidane. Voilà des personnalités que peu de choses rapprochent en apparence. Peu de choses, si ce n’est une culture commune, plusieurs fois millénaire et dont le peuple demeure aujourd’hui fier. Cette culture amazigh – ou berbère – est pourtant aujourd’hui menacée. Elle demeure relativement méconnue à l’international, méconnaissance amplifiée par les stéréotypes migratoires tendant à faire passer l’Afrique du Nord pour une région exclusivement arabe et les tentatives d’arabisation orchestrées par les pouvoirs politiques locaux. Pourtant loin de cette uniformité que l’on voudrait imposer, il s’agit au contraire d’une région au peuplement extraordinairement divers, des sommets des montagnes kabyles à l’immensité des portes du Sahara peuplées par les touaregs. Les peuples berbères, touaregs, utilisent le tifinagh, aujourd’hui plus vieille écriture encore utilisée dans le monde. Ses premières traces attestées remontent à près de 4 000 ans. Unifiés surtout par des traditions communes d’hospitalité, de solidarité et de liberté, ils se choisirent le nom d’amazigh, ce qui signifie homme libre.

Au-delà de sa gastronomie mondialement connue – couscous et tajines -, à travers les colisées, partons à la rencontre d’une culture dont la terre donna son nom à un continent[1] mais dont les réalisations demeurent souvent méconnues. Avant de se concentrer dans le combat actuel pour la reconnaissance de la berbérité – c’est-à-dire de l’identité, des valeurs et de l’histoire du peuple berbère – en Afrique du Nord, plongeons-nous dans son histoire et ses traditions.

Un peu de géographie

Les peuples amazighs s’étendent aujourd’hui encore sur l’ensemble de l’Afrique du Nord, de la Mauritanie à l’Ouest à la Libye à l’Est, des rivages de la Méditerranée au Nord aux confins du Sahara au Sud. Ils représentent plus de 30 millions de personnes, essentiellement en Algérie et au Maroc dont ils sont les peuples originels, bien avant la conquête arabe, et comptent pour près de la moitié de la population. Les premières traces de peuplement berbère remontent ainsi à près de 5 000 ans. 

Aujourd’hui, ils vivent à la fois dans les montagnes (Rifains au Maroc, Kabyles ou Mozabites en Algérie), sur les littoraux (Schleus au Maroc ou Chaouis en Algérie ainsi que les Berbères des Îles Canaries) ou dans les déserts (Zénètes en Tunisie et Touaregs dans le Sahara). Parmi ces communautés, les principales sont les Rifains au Maroc et les Kabyles et Chaouis en Algérie. La diaspora hors d’Afrique du Nord est quant à elle forte de près de 5 millions de personnes, notamment en France avec environ 2 millions de berbères. Si une partie conséquente des berbères est aujourd’hui musulmane, sunnite ou ibadite, il existe encore des communautés juives dans le Rif – en rapide déclin cependant. Ce syncrétisme religieux est aussi culturel, inspiré par les diverses puissances (Rome, Byzance, Abbassides, Espagne, Empire Ottoman et France) ayant exercé une influence territoriale en Afrique du Nord, ainsi que par les territoires (Espagne, Portugal, Sardaigne, Sicile) ayant été occupés par des dynasties d’origine berbère.

Une culture dynamique

Cette diversité des influences fut à l’origine des plus belles réalisations de la culture berbère, aussi bien dans les domaines religieux, qu’artistique et littéraire.

C’est sans doute dans le domaine religieux que le monde amazigh effectua ses contributions les plus remarquables, notamment à travers son représentant le plus connu, Saint-Augustin. L’auteur des Confessions – et des bien connus palais de la mémoire – compte parmi les principaux apôtres et théoriciens du christianisme dont il contribua à fixer les dogmes, mâtinés de sa culture berbère d’origine. Saint-Augustin est issu d’une famille manichéenne, religion dualiste qui suppose que le monde est disputé entre le Bien et le Mal, sans donner l’avantage à l’un ou à l’autre (quand les monothéismes prônent la supériorité in fine de Dieu). De cette religion, courante alors en Afrique du Nord, il tire certaines des ses idées fondamentales sur le danger que représentent le péché, force à même d’empêcher le salut de l’homme que Dieu ne peut alors admettre parmi les siens. Augustin n’en demeure pas moins l’un des premiers penseurs du moi et établit certaines distinctions fondamentales dans l’histoire religieuse, notamment à travers la question de la grâce. 

Saint-Augustin, cependant, ne doit pas occulter les autres figures religieuses berbères de l’Antiquité tardive. Ainsi, toujours au rang des pères fondateurs de l’Église romaine, Saint-Cyprien fut l’un des principaux artisans de la conversion d’une part substantielle de l’Afrique du Nord ; tandis que ses écrits sur la question du salut influencèrent le credo chrétien. Enfin, Saint-Adrien de Canterbury fut quant à lui l’un des missionnaires les plus important du christianisme dans les îles Britanniques au début du Moyen-Âge. Notons aussi les apports scientifiques médiévaux : ainsi c’est de Béjaïa (Kabylie) que Léonardo Fibonacci introduisit en Europe en 1202 le système de numération que nous utilisons aujourd’hui !

Les réalisations amazighs sont aussi artistiques. Saint-Augustin fait bien sûr là aussi office de référence. Apulée, écrivain du IIe siècle après Jésus-Christ, demeure un écrivain très étudié en philologie, notamment pour son chef-d’oeuvre que sont Les métamorphoses. Mais c’est probablement la période contemporaine qui vit le plus grand fleurissement artistique dans le monde amazigh. Dans le contexte des politiques d’arabisation, ce sont les artistes qui devinrent les figures de proue de mouvement pour la reconnaissance de la berbérité. Leurs oeuvres, gardiennes de la langue berbère, sont aussi l’expression des revendications politiques et de la soif de liberté ; le slogan Pouvoir Assassin[2], un symbole de ralliement de ceux qu’un régime opprime. Les valeurs de solidarité et de liberté, ainsi que l’importance donnée à la famille, imprègnent la musique, dont nous citerons Lounès Matoub ou Lounis Aït Menguellet comme représentants les plus célèbres.

Mais la caractéristique la plus notable de l’art berbère est son engagement politique, pour servir la Cause berbère. Fait majeur, ce sont des artistes qui sont le plus souvent à la tête ou à l’origine des mouvements contestataires : Mouloud Mammeri au moment du Printemps Berbère (Tafsut Imazighen) en 1980, tandis que l’actuel président du Gouvernement Provisoire Kabyle, Ferhat Mehenni, est un poète et musicien, de même que les représentants berbères les plus connus – Idir par exemple – sont eux aussi des musiciens.

Des traditions marquées

Cet art s’exprime dans des langues similaires, quoique différentes, unifiées par un alphabet commun. La langue est la première des traditions communes de ces peuples, qui possèdent cependant des spécificités nombreuses, souvent liées à leurs habitats. Ainsi, la société kabyle traditionnelle, thème de prédilection d’un certain Pierre Bourdieu[3], est organisée autour de l’élevage d’ovins dans les montagnes et d’olives et de céréales qui profitent du climat méditerranéen. Le foyer et la famille étendue forment l’unité de base de la culture kabyle, avec un respect particulier accordé aux plus anciens, considérés comme les plus sages. L’habitat est organisé en conséquence, souvent très grand pour permettre la cohabitation des générations, ainsi que le stockage des vivres nécessaires. Les cellules familiales sont très solides, élément clé pour la transmission orale de la culture. Les femmes jouent un rôle majeur d’équilibre de la société, gardiennes des foyers dont elles sortent peu, elles jouissent d’une considération élevée. Elles sont souvent à la base des mouvements culturels et politiques, de la Kahina dont nous développerons l’exemple (VIIe siècle) à la poétesse Marguerite Taos Amrouche. 

Le rôle de la femme est plus important encore chez les Touaregs. En effet, dans la cosmogonie de ce peuple du Sahara, homme et femme proviennent de la même substance liquide, séparée en deux par un choc. La substance féminine, plus dense, se structure avant son homologue masculine, plus volatile. La femme apparaît donc comme l’élément fort, stable et nécessaire à la survie du foyer dans le désert. Elle incarne la civilisation, le monde de l’intérieur, quand l’homme qui travaille à l’extérieur – généralement dans l’élevage de bovins – représente le désert menaçant au dehors. D’ailleurs, contrairement au kabyle où le nom de famille est transmis par le père (et commencent donc souvent par Aït), les noms touarègues se transmettent par la mère (frère se dit « fils de la mère »). La société touarègue est essentiellement pastorale – élevage de bovins – et suit les troupeaux tout au long de l’année, elle est ainsi essentiellement nomade. Ces traditions – matriarcale et pastorale – sont cependant largement remises en question depuis plusieurs décennies, d’une part par l’administration coloniale qui imposa un droit à la « chefferie » transmis par les hommes et d’autre part par une paupérisation liée au grignotage de leur terres, par exemple pour l’activité pétrolière[4].

Ces deux sociétés possèdent cependant de nombreux points communs, primauté accordée aux anciens, respect des hommes et des femmes, importance donnée à la famille élargie et à la communauté en général. Ces traits sont, caractéristiques de l’ensemble du monde berbère et aboutissent à des rites particulièrement scrupuleux, parfois relatifs au mariages comme dans le Rif[5]. Enfin, la gastronomie joue un rôle important, autour de plats complets et très nourrissants. Si le couscous et le tajine ont depuis longtemps traversé les rivages de la Méditerranée, d’autres plats traditionnels à base de semoule de blé, de viande de haricots blancs ou de pois chiches sont tout aussi savoureux, à commencer par la chorba ou – mon préféré – la loubia (encore meilleur avec des feuilles de brick).

Les amazighs possèdent donc une culture riche, dont ils se sont font forts d’assurer la pérennité. Après des décennies difficiles qui ont posé la question de leur survie, et dont nous retracerons l’histoire, l’espoir renaît ces quinze dernières années d’une plus grande et plus juste reconnaissance de ces traditions.

Tanmirt – Merci

Sources et renvois

[1] Le mot Afrique provient du nom que les Romains donnèrent au territoire qui compose aujourd’hui la Kabylie et les Aurès.

[2] https://www.youtube.com/watch?v=hjjRhSXmxLM.

[3] https://www.sam-network.org/video/sociologie-de-la-kabylie.

Voici un podcast qui retrace l’attachement de Pierre Bourdieu à l’Algérie et la Kabylie. Notons dans sa bibliographie La maison kabyle ou le monde renversé.

[4] Hors-série, l’Histoire : Les Berbères de Saint-Augustin à Zinédine Zidane.

[5] https://mariageberbere.wordpress.com/2016/07/02/un-mariage-rifain/.

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Amayes Kara

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Trésorier de KIP (2020-2021) et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Treasurer of KIP (2020-2021) and regular contributor.

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