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Gilets jaunes et jaunes gilets

On peut avoir du mal à discerner les protagonistes d’une histoire qui tient plus du foutoir et de la farce que de la révolte épique, mais aussi du mal à se tenir les côtes quand on entend certaines anecdotes que les bonnes âmes du mouvement érigent en fables. Un peu comme si notre époque ne savait faire qu’une chose : produire des symboles à foison, émouvoir de façon inflationniste à heure fixe le dimanche soir, et 24h/24 sur les fils d’actualité des réseaux sociaux. Un mariage sur un rond-point occupé par des gilets jaunes, au moment où la flicaille rapplique. Une journée en hommage aux gueules cassées, victimes des violences policières. Des victimes. Face aux forces de l’ordre. Rien que ces deux termes devraient susciter la réflexion chez nos plus grands analystes analytiques qui se succèdent toutes les deux minutes sur les plateaux télé, nous éclairant avec leurs chroniques anachroniques pour aller « au fond des choses ». Anachroniques, car leurs références sortent de l’époque où l’Histoire était encore en mouvement. Aujourd’hui que la fin de l’Histoire est une réalité, et que tous les débats sont des farces, et que le principe de plaisir et d’indifférenciation dominent, leurs chroniques s’amusent à déterrer des vestiges de l’ordre révolu pour les agiter devant le bon peuple et lui extorquer par sondage un consentement apeuré.

Mais, tout doucement, un nouveau totalitarisme se met en place et la pensée remplace la présomption d’innocence par la présomption de violence : nous finissons par croire que nous avons tous un agenda caché, que nous avons tous une domination qui nous est favorable. La violence étend son Empire symétriquement à celui de l’Empire du Bien, qui ne s’adosse que sur une binarité factice. A la trappe la dialectique. Aux oubliettes « le bien qui naît d’un mal et les maux qui naissent d’un bien ». La simplification de l’esprit veut localiser la violence, et son impatience infantile ne pas attendre, il lui faut des coupables, il lui faut des Le Pen, il faut un axe du Mal, il lui faut la violence. Cette dernière signifie désormais bien plus que simplement la force exercée par une personne ou un groupe de personnes pour soumettre, contraindre quelqu’un ou pour obtenir quelque chose [1]. Ses contours deviennent perméables et tout est ressenti comme violence. La langue devient d’une violence car elle oblige à dire et à respecter l’ornière de la syntaxe. La contrainte devient une violence parce qu’elle limite les possibilités, et donc le souverain choix. L’ordre est une violence parce qu’il met en place des interdits. La hiérarchie est une violence parce qu’elle écrase. La métrique, notamment en poésie, est une violence car elle bâillonne l’inspiration de l’artiste. La violence légitime de la police est une violence « tout court » car l’usage de la force n’est plus perçu par principe comme l’expression du Léviathan, mais comme celle d’individus isolés : les policiers. D’où la « récupération » du mouvement des gilets jaunes, nécessairement, par l’Empire du Bien, par ceux qui au lieu d’avoir un cœur sur la main l’ont dans à peu près tout leur organisme.

Les gilets jaunes ont commencé leur épopée suite à une hausse des prix de l’essence, de la même façon que les sans-culottes ont commencé leur révolution suite à une crise frumentaire qui augmenta les prix des produits de base. Mais au lieu de terminer en serment du jeu de paume, elle termina en journée symbolique des gueules cassées. Au lieu de se muer en Révolution, leur révolte se mua en référendum, en hausse du SMIC et en des Ingrid Levavasseur qui arpentent sinistrement les plateaux télé en invectivant ses reflets : des ambitieux qui se battent pour une place et qui essayent de nous donner l’illusion que le peuple, cette masse informe, existe, et qui parlent de haut parce qu’ils se disent parler au nom des gens d’en bas.

Le groupe, la classe, le parti, ne percevront plus jamais la structure établie. La mayonnaise ne prendra plus. C’est gilet jaune et jaune gilet : tous les mêmes, non pas au sens où ils sont tous pourris (car l’homme est évidemment corruptible, même que c’est la Bible qui l’a dit), mais au sens où les antagonismes que l’on veut nous vendre n’en sont plus. D’un côté les gilets jaunes, qui réclament des lois et des mesures étatiques pour les aider, d’un autre côté l’Etat qui promulgue une loi anti-casseurs. « Le droit, c’est ce qui remplace les formes […] il gagne en nécessité dans notre culture à la faveur du mouvement de détraditionnalisation, il s’installe à la place et contre la civilité » [2] . D’un côté un mouvement dont les mesures sont floues et vagues : plus de « démocratie », plus de « citoyenneté », en oubliant que ce ne sont là pas des solutions, ni des valeurs en soit. De l’autre, un gouvernement qui, pour les mêmes raisons, nous propose un « grand débat national » qui sera tranché par technocrates. Le mouvement des gilets jaunes est parti d’en bas, mais il y est resté : le ras-le-bol légitime des laissés-pour-compte, en proie à la misère (ou y étant déjà) a laissé place à un mouvement dont tout ce qu’il reste, c’est quelques cassages, et des anecdotes poétiques sur l’espoir de quelques-uns, re-cuisiné à la sauce Brut et à l’article joyeux de France Culture. Alors qu’évidemment, si un mouvement nous parle d’espoir, c’est qu’il n’y en a plus, parce qu’il ne sait plus trop où aller. Ainsi des gilets jaunes, qui ont été récupérés. Récupérés par qui ? Par tout ce qui nous entoure. Par notre malédiction. Par la modernité.

Hommage à Philippe Muray

Illustration

Montage de Paul Massoullié pour KIP

Sources et renvois

[1] Définition du CNRTL.
[2] Marcel Gauchet, Essai de psychologie contemporaine
Plume Anonyme

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