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Illustration par Kim Provent pour KIP.

Floride : duel sous les palmiers

Ceux qui l’ont vécu se souviennent bien sûr de la soirée électorale étouffante et chaotique de novembre 2000, lors de laquelle quelques centaines de voix en Floride devaient décider du sort de l’élection opposant Al Gore à George W. Bush1Dans l’un des plus grands coups de force de l’histoire constitutionnelle américaine, la Cour suprême des Etats-Unis s’était alors arrogé le statut de juge électoral pour les élections fédérales, au détriment des cours locales. Vingt ans plus tard, il n’est pas exclu qu’un tel scénario vienne à se reproduire, tant les règles électorales qui l’ont rendu possible sont restées plus ou moins inchangées, et tant l’écart entre les deux candidats dans l’État ensoleillé est infime. Le recours massif au vote par correspondance ne manquera pas de susciter des interrogations – plus ou moins fondées – sur l’intégrité du processus électoral, et ce d’autant plus que ces bulletins ne seront dépouillés que dans un second temps. À Miami, l’atmosphère promet d’être électrique…

Pourtant, la Floride n’a pas toujours été le swing state sur lequel s’enthousiasment à longueur de journée les politologues américains. Entrée dans l’Union en 1845, elle était alors (et demeure aujourd’hui) une terre marécageuse, à la faune inquiétante. Arrachée au monde hispanophone, dans l’orbite duquel elle revient aujourd’hui, elle s’est enrichie lentement sur le fondement d’une économie de plantation. Son poids démographique au sein des Etats-Unis était négligeable ; elle n’a longtemps disposé que de 3 voix au collège électoral – soit environ 0,5% du total des voix. Cependant, à partir des années 1960, la Floride monte en puissance, alimentée par les recettes du tourisme, des industries nouvelles, et par l’immigration ; au point de disposer en 2020 de 29 grands électeurs, soit plus de 5% des voix. Une désindustrialisation graduelle et un rapprochement économique et culturel avec l’Amérique latine ont fait de la Floride ce qu’elle est aujourd’hui. L’État demeure conservateur, et les Démocrates et les Républicains y sont au coude à coude. Remporter la Floride assurerait à Joseph Biden une marge confortable de 29 voix au collège électoral ; ajoutées aux voix des États remportés par Hillary Clinton en 2016, le candidat démocrate disposerait déjà de 261 sur 270 votes. Inversement, en l’état actuel des prédictions2https://www.270towin.com/maps/consensus-2020-electoral-map-forecast, il devient quasiment impossible pour Donald Trump de remporter l’élection sans les voix de l’Etat ensoleillé. Bref, comme à chaque fois depuis 1964 (!), le candidat qui remportera la Floride a toutes les chances d’accéder à la Maison Blanche.

Exil politique…

Le plus souvent, le résultat des élections en Floride est déterminé par l’allégeance de la communauté hispano-américaine, qui peut se montrer changeante et ne va pas systématiquement au Parti démocrate. A ce titre, le choix de Kamala Harris comme candidate démocrate à la vice-présidence est tout sauf anodin. Pourtant, en septembre encore, Trump et Biden étaient donnés à 50% chacun auprès des électeurs latinos3https://www.nytimes.com/2020/09/12/us/politics/trump-scandals-woodward-midwest.html ; un résultat qui reflète les tendances conservatrices de la communauté hispano-américaine en Floride, composée en grande partie de catholiques ardents et d’exilés cubains4L’exil massif des Cubains vers la Floride remonte aux années 1960 et 1970 ; de nombreux boat people avaient alors fui le joug socialiste qui s’était abattu sur cette île des Caraïbes pour se réfugier à Miami, donnant naissance au quartier de la Little Havana.. Ainsi, en 2012, la communauté cubaine avait partagé ses voix en deux moitiés égales entre Mitt Romney et Barack Obama. Aujourd’hui, on constate un écart de 38% entre les deux candidats, en faveur de Donald Trump5https://www.miamiherald.com/news/politics-government/article245495835.html. On se souvient aussi que le soutien des portoricains de Floride centrale, et des Cubains à Miami-Dade, avait permis aux Républicains de l’emporter dans diverses élections locales lors de la décennie 2010 (pour le poste de gouverneur ou pour le Sénat).

À l’inverse, en 2016, la communauté cubaine était réticente à s’aligner sur le Parti républicain, car son champion, Marco Rubio, avait été violemment défait par Donald Trump lors des primaires. En quatre ans, la situation a évolué. Donald Trump a fait de la lutte contre le socialisme6Terme relativement vague dans le vocabulaire trumpien, et qui semble désigner tour-à-tour un système économique fondé sur la dépense publique et un système politique fondé sur la privation de liberté. un combat personnel, et a pris des positions très fermes face aux gouvernements socialistes de La Havane et de Caracas. Il agite aujourd’hui l’épouvantail d’une subversion socialiste du Parti démocrate par les forces progressistes de Bernie Sanders, ce qui lui permet de capter l’attention des exilés Colombiens, Vénézuéliens, Nicaraguayens. Il incarne enfin l’image du caudillo, cet homme fort omniprésent dans l’histoire sud-américaine, et vis-à-vis duquel les populations locales ont pu avoir une attitude ambiguë, toujours à mi-chemin entre l’adhésion et la répulsion.

Le Président Trump peut également se reposer sur le gouverneur Ron DeSantis, ainsi que sur les deux sénateurs de l’État qui le soutiennent activement – ne risquant pas leurs sièges cette année, contrairement à un grand nombre de leurs collègues. Ces alliés de poids disposent de leur propre clientèle électorale et peuvent mobiliser leurs soutiens politiques et financiers. Enfin, alors que les années passent, le fameux corridor de l’Interstate 4, avec ses nombreux swing counties, devient de plus en plus rouge, à l’image des comtés de Polk ou de Volusia. Il en va de même des comtés de Pasco, Citrus, Hernando, Flagler et Bevard.

Deux nouvelles données viennent cependant s’ajouter à l’équation fragile du vote latino-américain. La première est que les réfugiés de l’ouragan Maria, qui a dévasté en 2017 l’île de Porto Rico7A cette occasion, plus de 3000 personnes ont perdu la vie sur cette possession américaine au statut indéfini. Ce bilan est comparable à celui des attentats du 11 septembre 2001, un parallèle que n’a pas manqué d’établir la représentante Alexandria Ocasio-Cortez., vivent désormais en Floride, sont citoyens américains et peuvent voter. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’apprécient guère Donald Trump, qui a nié la réalité des chiffres lors de la catastrophe. Deuxième sujet d’embarras pour le camp républicain : depuis le 8 janvier 2019, les anciens détenus (population dans laquelle les Noirs, mais aussi les hispaniques sont surreprésentés) peuvent désormais voter en Floride, et sont fermement ancrés dans le camp démocrate. Ces quelques milliers de voix qui risquent de s’exprimer en faveur de Joseph Biden risquent ainsi de coûter la Maison Blanche au Grand Old Party.

Enfin, au-delà de la communauté hispano-américaine, Donald Trump peine à convaincre les électeurs de Floride de sa capacité à gérer les risques climatiques et écologiques. La tempête Michael a laissé des traces dans l’État, et le mémorandum récemment imposé par la Maison Blanche sur l’extraction offshore pèse bien peu au regard de l’engagement écologique plutôt sincère de Joseph Biden. Dans un des États américains les plus exposés aux risques climatiques, un tel renoncement risque de coûter cher au président sortant.

…Et exil fiscal

Autre aspect pour le moins surprenant de cette campagne dans l’État ensoleillé : le lieu de résidence officiel de Donald Trump est en Floride. Pour des motifs politiques ou logistiques, afin de pouvoir y faire campagne plus facilement ? Certainement, mais ce n’est pas tout. La famille Trump est originaire de New York, et c’est là-bas qu’elle entretient le plus de relations d’affaires. En 2016 encore, Donald Trump était résident de New York. Il a pourtant fui les gratte-ciels de Manhattan pour ceux de Miami, et pour des raisons bien précises. Il n’y a que neuf États américains qui n’assujettissent pas leurs résidents à l’impôt sur le revenu. Parmi ceux-ci, se trouve bien sûr la Floride. Pas d’impôt sur le revenu, pas de déclaration d’impôt sur le revenu ! Et surtout, beaucoup plus d’opacité en matière fiscale. Les cocotiers de Palm Beach ressemblent en tous points à ceux des Bahamas, me direz-vous.

Il reste à déterminer quelle va être la réaction des habitants de Floride, face à un président qui emménage dans leur État pour éviter des déboires avec l’administration fiscale. Rappelons qu’il n’est pas le seul dans cette situation : il est de notoriété publique que le fisc américain – l’Internal Revenue Service, qui dépend du pouvoir exécutif – est fortement politisé, dans un sens qui n’est pas nécessairement favorable à Donald Trump et aux autres personnalités qui se situent à droite de l’échiquier politique…

Quel sens donner aux résultats ?

Finalement, le scrutin de Floride met en lumière certaines dimensions trop souvent oubliées de la diplomatie américaine ; en particulier, le rapprochement culturel et économique de plus en plus étroit entre Washington et les capitales d’Amérique latine8Qui semble cette fois être sincère, et n’est plus seulement un nouvel avatar de la doctrine Monroe., ou encore les motivations réelles de l’engagement et du désengagement américain en matière de lutte contre le réchauffement climatique. La Floride, l’un des États les plus ouverts sur le monde, est particulièrement concernée par tous ces thèmes de réflexion politique. Mais dans l’océan que constituent ces nombreuses interrogations, l’hésitante Floride parviendra-t-elle à trancher clairement ? Ou bien, se noiera-t-elle une fois encore dans son décision ? Les urnes le diront.

Adrien Martin

Adrien Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris et en Master de Droit des Affaires à la Sorbonne (Promotion 2023). Ancien rédacteur en chef de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris and in Master in Business Law at Sorbonne University (Class of 2023). Chief editor of KIP and regular contributor.