Plus que jamais aujourd’hui, l’histoire prend une place prépondérante dans les débats entourant la prochaine présidentielle. Un candidat en particulier déchaine les critiques concernant les malversations qu’il fait subir au passé dans le but de mieux défendre ses positions : Eric Zemmour. Face à la remise en question lourde et aux révisions coupables de certaines des parties les plus sombres de certaines parties de l’histoire de France, Julien Vacherot pour KIP a pu poser ses questions à Guillaume Lancereau, historien ayant co-signé avec douze autres de ses collègues l’ouvrage Zemmour Face à l’histoire.
Le projet et la place de l’historien
Quelle est la raison qui vous a conduit à participer à l’écriture de l’ouvrage Zemmour contre l’histoire ?
Cette position citoyenne n’est pas antinomique avec le métier d’historien, contrairement à ce qu’on affirme parfois. Il existe en France une tradition d’intervention publique des historiennes et historiens contre des groupes ou des personnalités mobilisant l’histoire au service de discours haineux ou anti-démocratiques.
Il n’y a qu’à penser à des historiens comme Georges Lefebvre ou Robert Schnerb, qui s’engagèrent en tant qu’intellectuels dans la lutte contre la montée du fascisme dans l’entre-deux-guerres. Rappelons aussi que Gabriel Monod, fondateur de la Revue historique en 1876 et acteur important du tournant scientifique de l’histoire, fut l’un des plus engagés dans la défense de Dreyfus au tournant du siècle…
En écrivant Zemmour contre l’histoire, nous nous inscrivons dans cette tradition d’engagement collectif d’intellectuels conscients que l’histoire s’écrit au présent, conscients également des fonctions politiques et sociales de l’histoire et, surtout, du danger que représente sa falsification à des fins nationalistes et xénophobes.
Ce n’est pas le premier ouvrage sorti récemment traitant des libertés prises par Éric Zemmour avec l’histoire (on pense notamment à La Falsification de l’histoire de Laurent Joly). Ce besoin se fait-il plus présent au fur et à mesure que la candidature de l’ancien polémiste prend de l’ampleur ou aurait-il fallu dénoncer ses déclarations bien en amont de celle-ci ?
Vous êtes bien charitable en parlant de « libertés » prises par Éric Zemmour… Je crois qu’il faut effectivement voir dans la multiplication des répliques de cette nature une conséquence de la lumière hallucinante que les médias français jettent sur Éric Zemmour depuis des mois, voire des années, tantôt par sympathie idéologique, tantôt par fascination macabre. Les observateurs des médias comme le collectif Acrimed n’ont d’ailleurs de cesse de dénoncer cette banalisation des idées d’extrême-droite.
J’ajouterais cependant que, même si Éric Zemmour a eu tendance à radicaliser ses idées avec le temps, sa lecture de l’histoire est bien connue et a été combattue par les historiens depuis des années. Laurent Joly, que vous évoquez, faisait déjà des émissions sur Zemmour et Vichy au moment de la sortie de Destin français, en 2018. L’ouvrage de Gérard Noiriel sur Éric Zemmour comme nouvel Édouard Drumont date de 2019[1]. Avec mes collègues Baptiste Roger-Lacan et Jan Synowiecki, nous avons déjà dénoncé les mésusages de l’histoire par Éric Zemmour à plusieurs reprises[2].
Toute la question consisterait plutôt à savoir pourquoi il a fallu attendre qu’Éric Zemmour représente un tel danger politique pour que, soudainement, les médias découvrent, affolés et effarés, une critique que nous portons depuis bien des années, à son encontre mais aussi à propos de toutes sortes de manipulation de l’histoire…
Les chaînes d’information et autres médias habitués des interviews et débats en période électorale se dotent de cellules de « fact-checking » visant à éviter toute déformation de la vérité par des candidats. Pensez-vous que les historiens aient leur place dans ces cellules ?
Depuis la démultiplication des « Décodeurs » du Monde et autre « Checknews » de Libération, j’ai toujours été, à titre personnel, très dubitatif quant aux effets et fonctions politiques du fact-checking.
Qu’est-ce qu’un expert ? Qui sélectionne les « experts » ? Qui expertise les experts, surtout ? Enfin, outre le fait que les rectifications fournies par les journalistes en temps réel apparaissent souvent dérisoires ou inefficaces, le fact-checking a pour effet déplorable de vider le métier de journaliste de sa substance et de renforcer le monopole de quelques technocrates sur la politique, qui est – en démocratie du moins – une affaire de conviction et non de compétence, pour le dire rapidement.
Aucune historienne, aucun historien ne prétend donc exercer une sorte de monopole de la parole historique légitime, faire du passé la chose exclusive d’une caste, d’un « ordre ». Bien qu’empreinte d’une vision un peu datée de la « vérité » historique, cette parole de Georges Duby, dans un entretien avec Bronisław Geremek, reste assez juste : « La vérité ne s’impose pas par la force, elle se cherche, et lorsqu’on l’a trouvée, on la proclame. On se bat pour la faire rayonner »[3].
Le rapport au savoir que nous développons à l’Université est donc plus ouvert, moins vertical, moins définitif que celui qui caractérise la technocratie. Il n’en demeure pas moins qu’il existe des zones de consensus parmi les historiennes et historiens. Les outils, les connaissances, les réflexes de pensée et les manières de faire que nous partageons nous permettent de reconnaître certains discours publics sur le passé comme invalides. De ce point de vue, une parole historienne informée et collectivement contrôlée aurait peut-être sa place dans l’oreillette des journalistes…
Eric Zemmour et son rapport à l’histoire
De manière à éviter toute confusion lexicale et à préciser d’entrée la « méthode » Zemmour, pensez-vous qu’il s’agisse d’un négationniste, d’un révisionniste ou encore qu’il appartienne à une nouvelle catégorie d’individus ayant un rapport particulier à l’histoire ?
Ces termes de « négationnisme » ou de « révisionnisme » sont très connotés dans le débat français, où ils renvoient à des positionnements (proprement hors-la-loi) sur la Shoah ou à des controverses historiographiques précises, notamment sur la Révolution française.
Je me passerais volontiers de ces étiquettes. Gérard Noiriel a bien montré ce qu’Éric Zemmour empruntait, dans sa rhétorique et la construction de sa figure publique, à un antisémite d’extrême-droite comme Édouard Drumont. Il y a également chez Éric Zemmour bien des traits – du complotisme larvé au rapport apocalyptique à l’histoire – qui rappellent des pratiques anciennes : celles des penseurs « anti-Lumières »[4], celles de la contre-révolution intellectuelle du XIXe siècle, celles de l’Action française. De ce point de vue, Éric Zemmour est bien plus proche d’un Drumont ou d’un disciple de Charles Maurras que d’un négationniste pur comme Faurisson.
Dans quel but Éric Zemmour s’approprie-t-il et déforme-t-il l’histoire de France ?
Les visées politiques d’Éric Zemmour sont trop claires pour que l’on s’étende sur ce sujet. Il s’agit de servir un projet politique qu’il a lui-même résumé en annonçant : « Il faudrait une révolution réactionnaire » – ce qui l’inscrit bel et bien dans une tradition politique courant de la Contre-Révolution à la « Révolution nationale » du régime de Vichy.
Il est surtout intéressant de se demander pourquoi Éric Zemmour s’approprie et déforme précisément l’histoire. Outre l’évident attrait que représente le passé – un passé, en l’espèce, fantasmé – pour une personnalité en réaction contre son temps, Éric Zemmour a bien conscience du statut dont jouit l’histoire dans ce pays.
Les Françaises et les Français ont une véritable boulimie d’histoire – combien d’émissions de télévision, de radio, combien de magazines, de chaînes Youtube sur l’histoire, combien de best-sellers ? De plus, l’histoire occupe une place à part dans le débat public et, surtout, la vie de l’État. Combien d’États voient leurs dirigeants juger les événements et les figures du passé aussi fréquemment, combien connaissent une polémique à caractère historique tous les deux mois, combien se sont dotés d’un « Haut-Comité des commémorations nationales » ? Éric Zemmour a eu la juste intuition de cette soif d’histoire, tantôt signe d’une curiosité humaniste, tantôt support d’obsession identitaire, et a su la tourner habilement à son avantage.
Si vous deviez ne conserver qu’un seul exemple marquant des libertés prises par Éric Zemmour, quel serait-il ?
Lisez le Tract, vous tomberez des nues à chaque page ! Pour ma part, il me semble quand même que le glissement qu’effectue Éric Zemmour en faisant des guerres de Vendée la matrice de tous les massacres ultérieurs – la guerre d’Espagne, le Tibet, la Shoah, le génocide arménien, le Cambodge de Pol Pot, les tueries d’Amérique du Nord, le Vietnam, la dékoulakisation, etc. – avant de conclure que nous autres, « Européens », vivons à notre tour sous la menace d’un génocide, que nous sommes les nouveaux Vendéens, victimes du « grand remplacement »… c’est aller très loin dans le ridicule et l’abject.
Est-il le seul parmi les candidats à la prochaine présidentielle à agir ainsi où s’agit-il d’un phénomène généralisé ?
De manière générale, il faut commencer par rappeler que les usages politiques de l’histoire sont aussi anciens que l’écriture même de l’histoire. Sans remonter à Hérodote, consultez les archives parlementaires, lisez un discours de Robespierre, de Ledru-Rollin ou de Jaurès – mais aussi des écrits de Joseph de Maistre, de Royer-Collard ou de Maurras – et vous verrez clairement que ni Éric Zemmour, ni le XXIe siècle n’inventent quoi que ce soit au niveau de la mobilisation de l’histoire au service d’idées politiques.
Il est très clair que Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron ou Jean-Luc Mélenchon n’ont eu – ou n’ont encore – de cesse de recourir à l’histoire, de manière plus ou moins appuyée et plus ou moins heureuse. Pourtant, toutes proportions gardées, ils le font plutôt moins que n’importe quelle figure politique de la Troisième République.
Bref, de ce point de vue, il n’y a pas grand-chose de nouveau, à ceci près qu’Éric Zemmour maîtrise un art bien à lui de la contre-vérité historique et de la manipulation du passé.
Paradoxalement à l’heure d’internet, des réseaux sociaux, il peut être difficile devant la masse de données que nous avons à disposition de vérifier les dires de tels individus. Comment donc ne pas tomber dans le piège de la désinformation ?
Il me semble au contraire qu’internet démultiplie les possibilités. D’innombrables articles scientifiques en langue française sont disponibles en accès libre, de même que quantité de livres numériques, pour qui veut véritablement s’informer. S’il ne s’agit pas d’un support scientifique, beaucoup d’articles de Wikipédia sont très corrects sur le plan historique. Pour ne pas tomber, comme vous le dites, dans le piège de la désinformation, je crois – et c’est l’enseignant qui parle – qu’il faut deux choses que l’on peine parfois à transmettre : l’éducation à la recherche autonome et une certaine disposition de l’esprit critique vis-à-vis du passé.
En réalité, nous ne devrions pas avoir besoin d’écrire un Zemmour contre l’histoire. En entendant Éric Zemmour parler de Vichy qui aurait protégé les Juifs français, dire que la Vendée préfigure le « grand remplacement », affirmer que les nazis sont les héritiers de Voltaire, toute personne devrait pouvoir se demander si ces déclarations sont cohérentes avec ce qu’elle croit connaître d’une période, de l’esprit d’une période, des réalités d’une période. Mais si cette personne doute toujours, rien ne remplacera un livre d’histoire bien fait. En écho à ce que je disais précédemment, la démocratie est aussi et surtout un enjeu d’autonomie politique et intellectuelle, qui suppose une distance critique vis-à-vis de tout discours public et un réflexe d’auto-formation intellectuelle et civique.
Pour conclure cette interview, qu’espérer et que redouter de la campagne qui est en train de s’ouvrir au vu de la candidature Zemmour ?
C’est une question qui m’impose de répondre en citoyen plutôt qu’en historien, et sur laquelle il y aurait bien des choses à dire, au-delà d’Éric Zemmour. Il faudrait parler de nullité affligeante de la gauche électoraliste, de l’aberrante concentration des médias, de la lassitude d’une partie du pays pour la délégation totale du pouvoir exigée par les structures de la Ve République, de la sur-présidentialisation et sur-personnalisation du pouvoir, des craintes liées à l’état d’exception permanent qui s’impose depuis des années et bien indépendamment du covid… Éric Zemmour n’est qu’un épiphénomène sur une trame de fond marquée par un recul des possibles démocratiques dans ce pays.
Pour revenir plus précisément à Éric Zemmour, je dirais que l’un des effets les plus dramatiques de son omniprésence politique et médiatique est l’installation dans la normalité du discours public des idées les plus nationalistes, racistes et misogynes. Il y a bien là le signe d’une obsession, d’une peur panique du changement, qui prend des proportions inquiétantes dans le débat public français.
Or, s’il est bien un enseignement de l’histoire, « science du changement », c’est que les sociétés ne sont pas immuables. Il n’est pas besoin de radicalisme intellectuel ou politique pour sentir à quel point l’histoire guérit de la peur du changement, comme le rappelait en toute clarté Charles Seignobos au début du XXe siècle, écrivant : « L’homme instruit par l’histoire a vu dans le passé un si grand nombre de transformations, et même de révolutions, qu’il ne s’effare plus quand il en voit une dans le présent. Il a vu plusieurs sociétés subir des changements profonds, de ceux que les gens compétents déclaraient mortels, et qui ne s’en portent pas plus mal »[5]. En somme, s’il y a bien une utilité de l’histoire, c’est qu’elle libère du catastrophisme, des fantasmes apocalyptiques.
Cependant, comme je le disais en ouverture, cela ne signifie pas que les historiennes et historiens doivent s’abstenir de juger le réel ni d’agir pour le transformer, lorsque les changements en cours vont dans le sens d’une zemmourisation des esprits. Au contraire, c’est même notre connaissance du passé, de ses luttes intellectuelles et des effets politiques de la « révolution réactionnaire » prônée par Éric Zemmour qui nous impose cette réplique.
Illustré par Maxence Delespaul
[1] Gérard Noiriel, Le venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2019.
[2] Voir par exemple https://legrandcontinent.eu/fr/2021/10/01/les-illusions-confuses-deric-zemmour/ et https://echosdeslumieres.home.blog/2019/09/06/zemmour-et-les-anti-lumieres/
[3] Georges Duby et Bronisław Geremek, Passions communes. Entretiens avec Philippe Sainteny, Paris, Seuil, 1992, p. 127.
[4] Voir notamment Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, Paris, Albin Michel, 2000 ; Darrin M. McMahon, Enemies of the Enlightenment: The French Counter Enlightenment and the Making of Modernity, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Zeev Sternhell, Les anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Fayard, 2006.
[5] Charles Seignobos, « L’enseignement de l’histoire comme instrument d’éducation politique », dans Charles Seignobos, Charles-Victor Langlois, Louis Gallouédec et Médéric Tourneur, L’enseignement de l’histoire, Paris, Imprimerie Nationale, 1907, p. 1-24, ici p. 17.