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Illustration par Martin Terrien pour KIP

Distanciation ovale

Dans ce nouvel épisode de « certes vous êtes tristes de ne pas pouvoir regarder des Oyonnax-Narbonne le samedi après-midi mais on va quand même trouver un moyen de vous consoler », convoquons les piliers de mêlée, les ailiers supersoniques et les buteurs de sang-froid.

Le rugby. Un sport avec lequel nos compatriotes entretiennent une relation haine-amour digne des plus grandes comédies romantiques. Nul besoin de rappeler la tradition dans laquelle baigne une partie de la France (même Vannes, qui se débrouille de mieux en mieux). Nul besoin non plus de pouvoir citer Yves du Manoir1Yves du Manoir (1904 – 1928), joueur du XV de France et du Racing Club de France, diplômé de l’École Polytechnique, il a donné son nom au stade olympique de Colombes. ou Jean-Pierre Rives2Jean-Pierre Rives (1952 – ), international français, joueur du Stade Toulousain et du Racing Club de France. pour s’intéresser à ce sport aussi complexe que fascinant. Certes William Webb Ellis, inventeur du rugby, dont le trophée éponyme est remis tous les quatre ans au champion du monde, était anglais, mais il n’empêche que le XV tricolore a de beaux atouts à faire valoir. Ses récents succès lors du tournoi des Six Nations, en premier lieu face à nos meilleurs ennemis anglais, mettent du baume au cœur aux fidèles supporters qui ont souffert pendant de nombreuses années, témoins impuissants d’en-avants répétés et d’up and under tristement inefficaces.

On se souvient notamment d’un traumatisant 16-59 infligé par les Australiens au Stade de France en 2010, du cruel drop victorieux du demi d’ouverture irlandais Jonathan Sexton à la dernière seconde d’un match du tournoi des Six Nations 2018 et évidemment du tragique coup de coude asséné par Sébastien Vahaamahina à un flanker gallois lors de la dernière coupe du monde.

Mis à part les honneurs d’un succès en Coupe du monde, le rugby français a tout connu : la victoire, la défaite, la guerre, la paix, la bravoure, la honte, le talent, la malchance ; et nos joueurs et équipes tricolores nous ont gratifiés de matchs mémorables que le confinement donne une chance de revivre. Un peu d’histoire pour commencer. Le premier championnat de France de rugby à XV eut lieu en 1892, à une époque où l’essai valait un point, et vit le Racing Club de France terrasser le Stade Français 4 à 3, donnant naissance à une rivalité qui encore aujourd’hui déchaîne les passions. Soixante-seize ans plus tard (en 1968 pour ceux qui ont du mal avec les maths), les Français conquirent leur premier Grand Chelem lors d’un tournoi qui à l’époque ne comptait que cinq nations, face à une équipe galloise sur le point de devenir la terreur du rugby européen. Ce rugby n’a évidemment plus qu’un rapport lointain avec celui qui se pratique aujourd’hui, mais il n’empêche qu’il a construit un imaginaire sur lequel se fonde le rugby actuel, pour le meilleur comme pour le pire. La géographie du rugby est à ce titre intéressante. Le sud-ouest en est le berceau historique, avec les villes de Bordeaux, Albi, Castres, Montauban, Toulouse et bien d’autres. En somme, le « rugby cassoulet », pour  reprendre l’expression de Max Guazzini, ancien président du Stade Français honni de ceux qui justement se réclamaient de ces terres d’ovalie. Le rugby s’étend jusqu’à Clermont au nord – l’enclave parisienne étant à part – et plus récemment Toulon à l’est, et chaque bassin possède ses spécificités et figures historiques. En particulier, si vous êtes nostalgiques du noeud papillon rose, n’hésitez pas à vous replonger dans la folle ambiance du début des années 90 qui vit le Racing, emmené par Mesnel et Lafond, remporter face au SU Agen son premier titre depuis 1959.

Plus récemment, l’histoire du rugby français nous fait replonger (avec la larme à l’œil l’œil) dans le mémorable France – Nouvelle-Zélande de 2007, remporté sur le score de 20-18 par une équipe tricolore qui n’hésita pas à défier pas les Blacks dès leur traditionnel Haka. Huit ans après leur improbable victoire face aux hommes en noir, des Bleus féroces, à l’image de Thierry Dusautoir qui aligna 29 plaquages, battaient les Néo-Zélandais pour la première fois depuis 2000. La nouvelle générations de talents tricolores – Ntamack, Chat, Dupont pour ne citer qu’eux – est en train d’éclore au plus haut niveau en club et en sélection et réalise des performances particulièrement encourageantes en vue du mondial 2023, qui se tiendra en France.

Les mastodontes du rugby mondial (comprenez les nations de l’hémisphère sud, malheureusement pour nous) nous ont offert des rencontres d’une intensité inégalée et de nombreux essais tous mieux construits les uns que les autres. Je vous recommande en particulier un Australie – Nouvelle-Zélande du cru 2000, match complètement fou fait de rebondissements incessants et conclu par un essai en bout de ligne du regretté Jonah Lomu, qui offrit la victoire aux siens in extremis. Score final 35-39.

La prépondérance des acteurs historiques du rugby mondial a parfois tendance à dissimuler les succès des petits poucets et en premier lieu du Japon, hôte de la dernière Coupe du monde. C’est aussi le pays d’accueil de sa majesté Dan Carter, qui évolue depuis 2018 chez les Kobelco Steelers, son come-back au Racing en 2019 ayant été avorté en raison de sa blessure aux cervicales. Le pays du Soleil-Levant, dont la tradition de rugby amateur et universitaire est généralement méconnue, construit depuis quelques années son équipe nationale grâce à des soutiens venus de l’étranger. Tout d’abord Eddie Jones, désormais coach du XV de la rose, stratège australo-japonais et sélectionneur nippon lors de leur incroyable victoire de 2015 face aux Sud-Africains – nous y reviendrons, c’est un événement majeur, un milestone comme on dit outre-Manche. Aujourd’hui, le néo-zélandais Jamie Joseph fait perdurer son héritage et cherche à ancrer cette nation dans l’élite mondiale grâce à un effectif comptant un bon nombre de Japonais d’origine îlienne, et surtout de plus en plus de joueurs formés au pays et étonnants de justesse et de courage.

Revenons-en donc au miracle de 2015.

Nous sommes en automne, en Angleterre. Il pleut (probablement, enfin on imagine que c’est le cas). Le Japon a hérité d’un groupe moins effrayant que la poule A de l’infernal trio Australie-Pays de Galles-Angleterre, mais pas non plus évident. Sa poule B est dominée par l’Afrique du Sud, champion du monde 2007 (et 1995 bien sûr) fragilisé par la polémique des quotas de joueurs blancs et noirs, et l’Écosse, outsider historique mais cuillère de bois du dernier tournoi des Six Nations – les coéquipiers de Greig Laidlaw s’étant même inclinés à domicile contre l’Italie. Théoriquement, la deuxième place doit se jouer entre l’Écosse et les Samoa, tandis que le Japon bataillera avec les États-Unis pour la quatrième.

Le match d’ouverture de la poule B oppose les Boks aux Brave Blossoms sous le ciel couvert de la sympathique station balnéaire de Brighton, sur une pelouse qui d’ordinaire accueille des rencontres de Championship, le deuxième échelon du football anglais. Alors que personne ne misait un centime sur une victoire du Japon face au colosse Sud-Africain, les coéquipiers d’un Ayuru Goromaru au sommet de son art tiennent tête à leurs adversaires dès le début du match, menant même de deux points à la mi-temps. Malmenés en seconde période, ils finissent par déjouer les pronostics en s’imposant magistralement à la sirène sur un essai en bout de ligne. L’explosion de joie qui suit est à la hauteur de l’exploit réalisé, vingt ans après leur humiliante défaite 145-17 face aux All Blacks. Les Japonais ont beau manquer la qualification pour les quarts de finale en finissant troisièmes de leur groupe, ils apprennent au monde entier à les placer sur la carte du rugby. Cette incroyable histoire a inspiré Max Mannix, qui a réalisé The Brighton Miracle, un film fascinant qui retrace le minutieux travail d’Eddie Jones pour mener les Brave Blossoms jusqu’à leur succès fondateur face aux Springboks.

Dans un contexte différent, Invictus est un classique absolu qui demeure la référence en matière de sport au cinéma. Je ne vous ferai pas l’affront de vous rappeler ce dont il traite, mais ne peux qu’inciter ceux qui ne l’ont pas encore vu à le faire.

Enfin, après avoir regardé les cerisiers japonais fleurir et disséqué les actions de jeu des plus grands, prenez le temps d’écouter un Flowers of Scotland, hymne magnifique qui ne manquera pas de vous donner des frissons. 

“Good game” comme disent les Anglais non sans ironie, et à la prochaine.

Victoire Fauvet

Victoire Fauvet

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Contributrice

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
Contributor

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