KIP
Illustration d'Henri Loppinet

Citoyens de tous les pays, étonnez-vous

En l’espace de 60 ans, jamais l’Homme n’aura connu autant de progrès techniques. Nous autres, Occidentaux, avons l’immense chance de vivre dans un confort incommensurable. Au travail ou chez soi, les évolutions technologiques nous ont facilité la tâche; nous n’avons jamais pu voyager aussi facilement et une multitude de loisirs s’offre devant nous. Pourtant, permettez-moi de vous poser une question : sommes-nous plus heureux que nos aînés, qui ne connaissaient un cadre de vie similaire ? Je ne peux vous garantir que ma réponse soit positive.  

La Chute d’Icare

Dès sa formation, l’Homme, orgueilleux, a toujours voulu repousser ses limites, qu’elles soient physiques, relatives à ses connaissances ou encore mentales. Le progrès de ces dernières décennies lui a permis de repousser fortement l’une d’entre elles : l’ignorance du monde qui l’entoure.  L’émergence et la démocratisation des canaux de communication ainsi que des transports nous ont permis d’avoir accès à une infinité de données. Désormais, il nous est ô combien facile de découvrir et d’apprendre, et ce, jusqu’aux sujets les plus éclectiques. Trois clics, une recherche internet ou une émission télévisée et nous sommes au courant de l’actualité d’endroits dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Voyager à l’autre bout du monde n’a jamais été aussi facile ! Un univers de possibilités formidables s’offre devant nous ! 

Mais tel Icare, l’Homme a voulu s’approcher du soleil, repousser ses limites et il est en train de se brûler les ailes. Abreuvés d’informations et de connaissances en tout genre, il plonge, se noie. L’Homme voulait devenir omniscient et peu à peu, il y est parvenu. Il découvre tout, à une vitesse vertigineuse. Les vingtenaires, trentenaires, ont déjà tellement plus voyagé que leurs parents, et ne parlons pas des générations précédentes. 

La chute d'Icare. Merry-Joseph Blondel 1819. Musée du Louvre
La chute d’Icare. Merry-Joseph Blondel, 1819. Musée du Louvre

Cependant, ne vous y méprenez pas, ce n’est une critique de notre découverte du monde en elle-même, que ça soit par les voyages ou par d’autres biais. Bien au contraire ! Ce champ des possibles que nous avons devant nous, s’il est correctement mis à profit, peut être une chance extraordinaire pour nous enrichir humainement. Mais cette quête effrénée de la découverte couve en son sein un mal, qui pourrait nous faire perdre bien plus que ce qu’elle est censée nous apporter. Peu à peu, et trop vite, nous perdons peut-être ce qui peut nous rapprocher le plus du bonheur : notre capacité à nous étonner. A force d’être en permanence assommés de contenus, nous en sommes devenus prisonniers. Nous sommes devenus incapables de nous étonner, d’appréhender avec émerveillement les beautés de notre monde, des plus modestes aux plus époustouflantes, comme si nous avions déjà tout vu. 

Lorsque la vie fictive vient changer notre perception du monde réel…

Sur les réseaux sociaux, nous avons en permanence le droit à ces blagues ou ces vidéos, qui ont déjà fait rire des millions d’autres utilisateurs, à ces photos de l’autre bout de la planète, que ce soit de photographes ou de nos amis, à ces storytellings plus émouvants les uns que les autres La viralité des réseaux et d’Internet ont contribué faire émerger les contenus les plus extra-ordinaires. Ne voyant que la « crème de la crème », le nec plus ultra de ce qu’il y a à trouver, un décalage des perceptions apparaît: le commun devient fade, le divertissant devient tristement normal et l’extraordinaire devient à peine divertissant. Il nous suffit d’ouvrir Instagram et de suivre quelques influenceurs pour parcourir le monde avec eux, ou encore d’ouvrir Youtube pour voir les best of de tout et de n’importe quoi. À  force de voir ces contenus de plus en plus impressionnants, nous cherchons alors des contenus encore plus impressionnants. Surenchère du sensationnalisme et banalisation de l’extraordinaire se nourrissent alors respectivement, et ce, pour le pire. 

Or, nul besoin de vous expliquer la place qu’ont pris ces réseaux dans nos vies. Véritable extension de notre existence réelle, cette vie fictive a tendance à être confondue à la réalité. Ainsi, nous devenons exigeants avec le monde qui nous entoure. À  la recherche d’une ultime perle rare, nous ne savons plus profiter du reste. Nous ne pouvons plus rêver de l’inconnu lointain. Pire encore, ces images que nous avons vues, cette représentation idéale  que nous imaginons, deviennent désormais un monde que nous croyons réel. Pourtant, ce n’est définitivement pas le cas. Alors, nous tentons de faire illusion, d’y appartenir. Il faut alimenter cette fiction dont nous sommes désormais prisonniers ! Regardez les comptes Instagram que vous suivez ! Représentent-ils même une infime partie de la vie, la vraie ? Photos de voyage idylliques à n’en plus pouvoir, du condensé de rêve… 

Désormais, l’objectif de chacun est d’avoir l’expérience la plus authentique, la plus exhaustive, la plus époustouflante. Et lorsque celle-ci advient, l’étonnement n’est malheureusement plus sincère, ni même honnête ! La réalité est souvent décevante par rapport aux clichés paradisiaques dont nous rêvions ! Et ironie du sort, il en devient presque plus important de réaliser la photo Insta idéale qui répandra ce mythe de la perfection, que de vivre ces moments somme toute exceptionnels. Quelle réalité décevante par rapport à nos attentes… Prenons l’exemple des voyages, qui sont peut-être ce que l’on peut trouver de plus dépaysant par nature. Entourés de touristes, l’expérience n’est pas aussi belle que celle rêvée. Alors, presque par décence, nous feignons notre étonnement et notre émerveillement…  Cette réalité est bien répandue. Il nous suffit de contempler le tourisme mondial ! Dans son livre La Planète Disneylandisée, Sylvie Brunel constate également cette volonté de garder vivant des clichés, correspondant aux attentes du touriste, afin de satisfaire son avidité d’exceptionnalité. Le monde se transforme peu à peu en un parc Disney, où des régions entières font figure de musées vivants.   Un beau mensonge organisé, qui consiste à offrir au touriste ce qu’il veut, à lui offrir de l’ « authenticité », même quand cela ne correspond plus à la réalité du pays… L’utopie fictive prend vie…

Ce propos est tout à fait transposable à notre vie de tous les jours. Nous cherchons toujours mieux, toujours plus, et notre pseudo-omniscience nous empêche de profiter des simples plaisirs de la vie. Incapables de regarder un film ou une série sans avoir le téléphone dans la main, à rafraîchir son fil d’actualité, pour satisfaire notre avidité de contenus… Incapables de nous enthousiasmer pour des plaisirs simples, toujours à la recherche de plus, nous manquons de nombreux moments de joie.  

En prenant de la distance par rapport à ce que nous pouvons voir, nous avons la possibilité de replacer le curseur de nos émotions à sa juste valeur. Nous ne pouvons pas ne nous émerveiller que pour l’exceptionnel. Ou, du moins, nous le pouvons, mais au risque de s’approcher le bonheur que de très loin. L’émerveillement est fondamental et nécessaire pour s’approcher du bonheur. Voir le monde sans étonnement nous le rend fade, décevant. Se priver de tout cela revient à confronter l’homme à un idéal inaccessible, qui le rendra à jamais malheureux.

« Celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise, est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints. » Albert Einstein

Comment je vois le monde (1934)

Redevenir un enfant, un défi loin d’être absurde

L’émerveillement fait le sel de la vie, il rend le moindre petit événement source de joie, de plaisir, et ce monde qui nous entoure nous deviendra tout de suite plus agréable, plus surprenant. Un monde plus modeste, moins paradisiaque, mais porteur de surprises également ! Un monde plus à notre taille, plus à notre mesure tout simplement. Abandonnons cette représentation fictive et idéale, prenons de la distance avec ce qui nous fait croire le contraire. 

Réapprendre à s’émerveiller, à s’étonner, est peut-être le luxe dont nous nous sommes en réalité privés. Henri Matisse disait : « il  faut regarder toute la vie avec des yeux d’enfants … » ; Écoutons-le et regardons le monde avec l’innocence des bambins, et ce regard vierge, qui voit en toute chose une source d’étonnement formidable. Jusqu’à preuve du contraire, nos expériences de vie n’ont pas besoin d’être comparées aux autres. La narration des expériences exceptionnelles des autres n’ont que pour seul et unique effet que de dévaluer notre perception du reste des expériences de vie. 

Nous qui recherchons toujours plus de sincérité, et d’authenticité, peut-être y en a-t-il bien plus que nous le pensons dans ce monde d’enfant. 

Henri Loppinet

Henri Loppinet

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Vice-Président de KIP (2020-2021).

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Vice-President of KIP (2020-2021).