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Illustration par Kim Provent pour KIP.

L’Alhambra, cette personne réservée

L’Alhambra, c’est ce magnifique palais qui se tient encore aujourd’hui sur l’acropole médiévale la plus majestueuse du monde méditerranéen, à Grenade, en Andalousie. C’est ce surprenant témoin de la présence musulmane en Espagne qui eut lieu du VIIIe siècle au XVe siècle, la prestigieuse empreinte de l’exubérance d’un art à son apogée.

Mais l’Alhambra, c’est surtout cette personne réservée qui, derrière les murs dessinant les contours de sa forteresse d’une étrange sobriété, garde mystérieusement caché un riche intérieur décoré comme dans un rêve.

Voilà donc un lieu auquel les personnes réservées pourront s’identifier, voire même un lieu où chacun pourra un peu se retrouver, tant nous avons tous une part d’Alhambra en nous. En effet, nous avons tous cette tendance à garder certains trésors cachés en notre for intérieur, à l’abri des regards indiscrets. Et les personnes que j’appelle “réservées” sont celles chez qui ce système de protection tend à être systématique. Cependant, le terme de « réservé » est ici à prendre au sens noble, comme ce dont l’usage, ou plutôt ici l’entrée, sont réservés.

Il ne s’agit pas du tout de timidité, car l’Alhambra est tout sauf timide. Elle a cette présence, cette grandeur, ce calme avec lequel elle s’affiche fièrement du haut de son promontoire dominant la ville de Grenade. Adossée aux flancs des montagnes de la Sierra Nevada, elle surplombe la vallée. Tout le monde la voit, tout le monde la regarde. Et elle a même été construite par la dynastie des Nasrides entre le XIIIe et le XIVe siècle dans le but d’exposer sa puissance.

L’Alhambra est donc ainsi tiraillée entre un certain désir de reconnaissance et une tendance à se refermer sur elle-même. Car le projet de cet ensemble palatial était bien à l’origine de bâtir une forteresse pour défendre la ville de Grenade, ville que les Maures – les populations berbères d’Afrique du Nord composant les armées du califat omeyyade – avaient prise aux Espagnols. L’Alhambra se donne donc cet air inaccessible, mêlé d’humilité, dans un mélange propre aux cœurs imprenables.

Imprenable, l’Alhambra l’aura été jusqu’au bout : dernier bastion défendu par les musulmans en Espagne, c’est ici même que s’acheva la Reconquista le 2 janvier 1492, lorsque le sultan Boabdil remit aux Rois catholiques la clé de l’Alhambra, la clé du cœur de Grenade, dont les Rois catholiques s’emparèrent pour y installer alors leur cour. Mais subjuguée par la beauté du lieu, Isabelle la Catholique décida, contrairement à ce qu’elle avait coutume de faire, de ne pas détruire cette trace de l’occupation musulmane sur le territoire espagnol pour une fois.

Inaccessible, elle présente encore à l’extérieur cette façade assez froide, humble, sobre, qui tranche avec cet intérieur somptueux, magnifique, exubérant. Ce n’est pas un hasard si cet intérieur fut utilisé comme lieu de tournage pour des films comme La Folie des Grandeurs, s’il a inspiré des poètes comme Victor Hugo (cf les Orientales XXXI) et Théophile Gautier, des musiciens comme Francisco Tarrega pour composer ses Recuerdos de la Alhambra (Souvenirs de l’Alhambra, œuvre majeure du romantisme espagnol en guitare) et Manuel de Falla ses Nuits dans les Jardins d’Espagne, sans oublier Claude Debussy (La Puerta del vino). Ce n’est pas un hasard non, tant cet intérieur touché par autant de sensibilité fait rêver. A la manière de chacun d’entre nous, l’Alhambra renferme ainsi des histoires, dont certaines sont gravées sous forme de poèmes épigraphiques dans le marbre qui compose les murs et les plafonds. Aussi peut-on lire inscrit en langue arabe dans la Tour de la Captive : « C’est un palais dans lequel la splendeur est répartie / entre le toit, le sol et les quatre murs / sur le stuc et sur les azulejos il y a des merveilles / mais les bois taillés du toit sont encore plus extraordinaires ». Certaines inscriptions sont même criantes de vérité quand il s’agit de décrire le lieu même où elles sont inscrites, comme dans la Cour des Lions : « En apparence, l’eau et le marbre semblent se confondre, sans que nous sachions lequel des deux glisse ».

Et puis soudain la métaphore, celle qui fait voir dans l’Alhambra le type même de la personne réservée, prend symboliquement tout son sens lorsqu’en suivant un petit peu plus le cours de l’eau qui s’écoule dans la cour des Lions, on peut lire ensuite : « Ne vois-tu pas comment l’eau s’écoule sur le bassin / et que ses jets la cachent rapidement. / C’est un amant dont les paupières débordent de larmes / des larmes qu’il cache de peur d’un délateur ». Voilà ce qu’est une personne réservée. Une personne qui retient ses larmes, ses trésors, ses histoires, de peur d’être incompris, de peur qu’une personne maladroite ne finisse par « dévoiler » cet intérieur, ou qu’une autre ne finisse par en dire du mal. Et à la peur d’être incompris s’ajoute parfois également celle d’être commun ou banal aux yeux de son visiteur, d’être un monument ordinaire, un simple élément en plus ou en moins. Tout le monde a plus ou moins – les personnes réservées plutôt plus que moins en l’occurrence – cette peur d’être commun dans son être en général. Et bien que cette peur soit une illusion dans la mesure où personne n’est ordinaire et qu’il n’existe en réalité pas deux mêmes personnes dans l’univers, cette peur nous pousse parfois à rester fermés aux visiteurs et à leur répondre : « Tu ne peux pas comprendre, je suis différent ». Et cette peur d’être commun ou interchangeable aux yeux de ceux qui nous sont chers peut se traduire concrètement dans la jalousie.

Aussi les personnes relativement réservées s’ouvrent-elles en général assez rarement, même en amour, et quand elles s’ouvrent, elles ne le font pas n’importe comment, en prenant soin de prendre tout le temps, tout l’espace, toute la musique, tout le rêve et tous les voyages nécessaires pour éliminer ces peurs d’être incompris et d’être commun. L’Alhambra ne s’ouvre donc pas réellement au touriste mais au voyageur. Mais quelle différence y a-t-il ? Le touriste est cette personne qui entre dans l’Alhambra comme il entre dans la vie d’une personne sans prendre ni le temps ni la peine de l’admirer, de la comprendre. Il passe trop vite et il finit par sortir de l’Alhambra comme de la vie d’une personne en passant à côté de tout ce qu’elle avait à lui faire découvrir, pour ensuite aller voir ailleurs. Le voyageur, lui, prend le temps de s’arrêter sur les histoires gravées dans ce « for intérieur ». Il cherche à la comprendre, à saisir toute sa beauté, à prendre tout ce qu’elle a à lui apporter, de sorte qu’il en ressortira changé et… différent, c’est-à-dire avec un regard neuf sur le monde. Et c’est pour cette raison que l’on peut dire qu’il a voyagé plus qu’il n’a visité, qu’il a regardé plus qu’il n’a vu.

Cependant, ces voyageurs-là dans la vie de l’Alhambra comme dans la vie d’une personne réservée, avec qui il y ait en plus un « match », sont très rares, ce qui fait qu’il arrive parfois à l’Alhambra de se sentir un peu seule. Elle semble en réalité perchée du haut de son promontoire. Sur son pauvre nuage, elle regarde au loin devant elle dans la vallée, à la recherche d’un autre visage. Mais elle ne voit rien d’autre que le vide qui l’entoure et qui ne lui renvoie que le reflet de sa solitude.

Mais c’est là, peut-être, que l’on pourrait retrouver le sens authentique du terme « réservé » : une personne réservée serait cette personne destinée à quelqu’un. Certains diront que cela fait écho au vieux mythe platonicien des « âmes-sœurs » qui sont destinées à se retrouver – auquel plus grand monde ne croit aujourd’hui, ou plutôt auquel pas grand monde n’a jamais cru, ou encore au mythe ringard de la belle qui attend son prince charmant. Mais nous ne sommes pas obligés de tomber de cette manière dans le cliché romantique pour convenir du fait qu’il n’y a pas 36 000 personnes sur Terre qui puissent véritablement nous rendre heureux et que, même, le voyageur aura toujours sa manière singulière, propre à lui, de s’emparer de vous comme de l’Alhambra, de sorte qu’il soit l’Unique, ou du moins l’Unique à vos yeux (mais c’est déjà bien, et c’est tout qui compte finalement). En effet, unique sera toujours la clé gravée dans la pierre au-dessus de la porte principale par laquelle le passant entrait traditionnellement. C’est la clé qui livre le cœur de l’Alhambra, la clé qui permet d’ouvrir le coffre au trésor, la clé qui symbolise un amour si précieux.

Voilà un peu ce que l’Alhambra peut dire des personnes réservées. Mais ce monument magique est une source inépuisable d’inspiration pour la psychologie de manière générale. En effet, l’Alhambra pourrait également parfaitement correspondre à ce que l’on nomme maladroitement parfois les « personnes bipolaires ». Car l’Alhambra change de visage et de couleur au gré du temps, au fil de la journée. Autrefois blanche à sa construction, aujourd’hui marron dans un triste jour d’hiver ou bien orange lorsqu’elle est écrasée par la chaleur de l’été. Elle devient surtout rouge, couleur dont elle tire son nom (Al-Hamra signifiant « la rouge » en arabe), lorsque le soir venu, le soleil vient l’illuminer de ses derniers rayons. Elle a autant d’humeurs qu’elle change de couleurs, elle n’a pas d’état stable hormis celui du changement, du passage à toute heure.

Bref, la personne de l’Alhambra sera toujours là pour nous inspirer, encore et encore.

Xavier Tricot

Xavier Tricot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Membre de KIP, intervieweur et contributeur.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Member of KIP, interviewer and contributor.