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Alain Bernard
Alain Bernard, Montage de Hugo Sallé pour KIP

Alain Bernard (Van Cleef & Arpels) : « Une partie entière de notre histoire est américaine »

Après 12 ans chez Cartier, Alain Bernard est entré chez Van Cleef & Arpels en tant que Président & CEO Japon. Il est aujourd’hui Président et PDG Amériques au sein de cette maison de joaillerie mondialement reconnue.
Lukas : Pouvez vous nous parler de votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a attiré vers le domaine du luxe ?

Mon entrée dans le luxe est une histoire de curiosité et de hasard. Je n’étais en effet pas préparé à rentrer dans le monde du luxe et de la joaillerie. J’ai fait des études généralistes dans une école d’ingénieur, et mes stages d’étude dans l’industrie bancaire où je tenais vraiment à travailler. Cela était le cas jusqu’au moment où je me suis rendu compte que ce n’était pas forcément ma vocation, et qu’en fait je n’étais pas vraiment fixé sur un avenir précis. Après mon service militaire, j’ai donc décidé de faire du conseil, ce qui était pour moi la voie la plus ouverte, la plus généraliste, celle qui permettait de découvrir un maximum de métiers et d’industries de la façon la plus rapide possible. J’ai pu faire des missions très variées, très vite sur le terrain et en autonomie, puis j’ai eu une opportunité de rentrer chez Cartier. L’entreprise était en train de créer un département de conseil interne, ce qui fut une voie de passage assez naturelle pour moi.

J’avais une image assez floue du luxe. Je voyais cela d’une manière très superficielle. Avant de rentrer chez Cartier, je me suis renseigné, j’ai passé des entretiens et rencontré des personnes passionnantes. J’ai ainsi pu découvrir que le luxe était bien plus riche et plus profond que ce que je pensais, avec des métiers très différents et intéressants. Cela m’a attiré, le hasard et l’opportunité ont rencontré ma curiosité, et c’était il y a exactement 20 ans.

Cartier et Van Cleef & Arpels appartiennent au même groupe (Richemont), est-ce pour cela que vous êtes passé de Cartier au poste de Président et PDG Japon de cette maison de joaillerie ?

J’ai eu la chance de travailler chez Cartier pendant 12 ans, d’avoir effectué différents métiers, avec en premier lieu du conseil et de l’organisation. Cela m’a aidé à rentrer dans l’entreprise et à la découvrir. On m’a ensuite confié la responsabilité du digital, que l’on appelait à l’époque Internet. J’ai été le premier directeur de l’Internet chez Cartier en 1999, à un moment où Internet se développait et où personne ne savait vraiment comment l’utiliser.

À la suite de cela j’ai eu la chance de pouvoir partir sur le terrain en marché pour prendre une direction opérationnelle, qui était la direction générale de la région Asie du Sud-Est, basée à Singapour. Je suis ensuite rentré à Paris pour travailler auprès de la Présidence sur les questions de Service client, de CRM (Customer Relationship Management) et de Digital.

J’ai voulu repartir à l’étranger, et j’ai eu l’opportunité de partir avec Van Cleef & Arpels au Japon et de prendre la présidence du marché japonais. C’était une entreprise que Richemont avait rachetée en 2000, une formidable maison qui m’attirait beaucoup, avec un esprit familial et entrepreneurial, et des valeurs d’entreprise profondément positives. Le Japon m’attirait aussi énormément, nous avons décidé avec ma famille d’y aller, et nous y avons passé trois années merveilleuses. Cela fait maintenant cinq ans que je suis aux États-Unis et que j’y vis une aventure extraordinaire.

Dans quelle mesure les États-Unis représentent-ils une place particulière pour cette maison de joaillerie ?

Les États-Unis occupent forcément une place particulière pour les maisons de luxe qui y sont implantées. Il s’agit du marché le plus important au monde, et de loin. Si on prend en compte uniquement le marché de New-York, sa taille est plus importante que celle de la plupart des pays du monde. Nous avons un ancrage historique et culturel très fort aux États-Unis. Van Cleef & Arpels est une maison française créée en 1906 à Paris et qui a très vite eu une aventure américaine, puisque la famille Arpels s’est installée à New York en 1939, ce qui est tôt dans l’histoire des maisons de joaillerie. C’est ainsi qu’est née la filiale américaine de Van Cleef & Arpels, devenue au fil des années une maison dans la maison. De fait, nous avons maintenant une partie entière de notre histoire qui est américaine. Nous sommes installés sur des bases très solides en termes de marché en Amérique du Nord.

La concurrence doit donc être particulièrement intense. La considérez-vous comme le principal défi que Van Cleef & Arpels doit affronter aux États-Unis ?

Bien sûr, la concurrence est immense partout, elle est féroce. Il y a une offre au niveau des marques qui est très importante. En termes de boutiques, de ressources humaines et de talents, la concurrence est absolument partout. C’est dur de se faire une place aux États-Unis pour la plupart des maisons internationales, du fait de la prédominance des marques américaines dans tous les domaines, y compris dans le monde de la mode. Il y a également clairement un avantage pour les maisons présentes depuis longtemps et qui ont su trouver leur succès, leur légitimité et leur pertinence sur le marché américain. C’est notre cas, donc nous sommes aux États-Unis dans une position très forte, malgré le fait que nous ne soyons pas à l’origine une maison américaine.

Cela coûte très cher d’opérer aux États-Unis, donc ce n’est pas pour tout le monde. On y voit toujours un El Dorado. On continue de croire que l’on peut facilement y faire des affaires, que cela marche très vite, avec des marges très importantes. Ce n’est pas vrai du tout. La culture est très particulière. C’est un domaine très encombré, très difficile. Cela prend beaucoup de temps de s’y implanter, mais cela rend les choses d’autant plus excitantes. Quand ça marche, ça marche très bien, et très durablement si l’on fait du bon travail.

Vous évoquez la singularité de la culture américaine. Avez-vous remarqué des différences grâce à vos expériences en France, aux États-Unis et au Japon dans la manière de gérer ses équipes et de faire des deals ?

J’ai vu de grandes différences entre le Japon et les États-Unis, notamment dans le rapport au groupe et le rapport à l’individualité. Être patron au Japon, c’est d’abord faire en sorte que le groupe fonctionne avec une grande cohérence et une forte cohésion. Il y a aussi une gestion particulière du temps, qui est beaucoup plus long. Le changement n’est pas facile. Il faut un consensus très fort pour avancer, ce qui demande des techniques de leadership assez différentes de celles nécessaires aux États-Unis, un pays où tout va très vite. Aux États-Unis, le groupe est évidemment important, mais il y a d’abord un respect de l’individu qui est primordial. Il faut faire en sorte de donner à chacun les moyens d’avancer vite, avec une gestion du temps qui est très différente. Hier compte relativement peu, pour le demain on verra plus tard, c’est le aujourd’hui qui est important. Aux États-Unis, c’est « What’s in it for me today? ». On est dans une relation qui est beaucoup plus directe, ce qui me plait beaucoup.

Avec les différentes cultures entre ces pays, y a-t-il des manières différentes de promouvoir les produits, de par la manière d’en parler et les moyens de communication utilisés ?

Pour certaines marques, il y a sûrement des manières de promouvoir qui sont différentes en fonction des pays. Nous avons une approche qui est particulièrement poussée par la création et par les histoires que nous voulons raconter. Ces histoires, qui sont toujours très positives et poétiques, sont des histoires universelles qui ont des échos partout dans le monde. Nous les racontons de la même manière que ce soit à New York, à Paris, ou à São Paulo.

Notre approche n’est pas influencée par du marketing, nous ne regardons pas les goûts des consommateurs et les tendances en fonction des pays. Ce n’est pas l’approche de la maison. Nous créons des collections qui racontent des histoires. Ce qui peut changer d’un pays à un autre, ce sont les vecteurs de communication. Par exemple, nous passons par Instagram ou Facebook aux États-Unis quand nous utilisons Kakaotalk en Corée. Les outils sont bien sûr différents et nous nous adaptons au langage, mais le fond du sujet est l’identité de la maison, avec un message qui est le même partout dans le monde.

Vous utilisez donc beaucoup les réseaux sociaux aux États-Unis. Une des caractéristiques des réseaux comme Facebook ou Instagram est la présence d’influenceurs, y avez-vous recours dans la promotion de votre marque ?

Avec Van Cleef & Arpels, la présence d’influenceurs se fait naturellement. Nous n’avons pas de stratégie particulière qui consisterait à aller voir tel ou tel influenceur. Il est encore moins question de les payer comme le font certaines marques. Nous avons des amis de la maison qui sont dans les plus grandes villes du monde et qui naturellement parlent de nous. Ils ont chacun leur vecteur de communication de prédilection, et certains parlent ainsi de nous sur Facebook quand d’autres le font par des conférences. Nous sommes une maison très ouverte qui raconte de belles histoires qui parlent à certaines personnes, des personnes qui en parlent à leur tour.

Concernant les différentes entités du groupe Richemont, sont-elles gérées de manière totalement indépendante ou vous sentez-vous plus en compétition avec des entreprises extérieures au groupe ?

La logique du groupe Richemont est de donner une forte autonomie aux différentes maisons, et ce pour une raison simple : il y a un respect très fort pour l’identité de ces maisons, pour leur histoire et leurs créations. Les entreprises sont très différentes, Van Cleef & Arpels n’est pas la même Maison que Cartier ou que Jaeger Lecoultre, qui font toutes partie du groupe. Il y a une vraie volonté du groupe de préserver cela. Il y a certainement de la concurrence, mais il y a aussi de la co-construction avec les entreprises dans le groupe. Il y a une concurrence saine, nous sommes sur des marchés qui se construisent sous nos yeux, qui grandissent, avec de la place pour tous ceux qui font un bon travail.

En conclusion, quels sont les grands axes de travail pour Van Cleef & Arpels aux États-Unis et dans le monde ?

L’enjeu principal est de continuer à grandir tout en préservant notre identité et notre culture. Aujourd’hui, Van Cleef & Arpels rencontre son public et a du succès parce que nous avons une identité et des valeurs très fortes autour d’un respect de la création, et une vision très positive du monde au travers de toutes nos créations, que ce soit dans la joaillerie ou dans l’horlogerie. Nous peignons le monde tel qu’il devrait être et non tel qu’il est. Nous avons un savoir-faire, une histoire créative et une technique unique. Cette identité très forte et claire est matérialisée par des collections iconiques comme Alhambra ou Perlée qui ont aujourd’hui une grande résonance. Il s’agit de ne pas aller trop vite, de ne pas diluer cette identité, mais au contraire de l’enrichir. C’est ce qui fera notre succès aux États-Unis et dans le monde.

Lukas Huberty

Lukas Huberty

Étudiant français en Master in Management (H2021) à HEC Paris.
Contributeur régulier.

French student in Master in Management (H2021) at HEC Paris.
Regular contributor.

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