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Voyages en terres uchroniques

Ne vous êtes-vous jamais demandé ce qui serait advenu si vous ne vous étiez pas épris de cet homme ou de cette femme ? Si vous n’aviez pas étudié dans cet établissement ? Si vous n’aviez pas travaillé dans cette entreprise ? Si vous êtes de ces gens-là, vous vous êtes livrés à un exercice tant stimulant qu’excitant : l’uchronie.

Une uchronie est une expérience de pensée qui consiste à réécrire logiquement l’histoire telle qu’elle aurait pu être. Concrètement, un univers uchronique est un monde en tout point semblable au nôtre jusqu’à un certain événement appelé le point de divergence qui se produit d’une autre façon que celle que nous lui connaissons. Commence alors une nouvelle histoire différente de celle que nous avons apprise. Une formule, magique, résume l’uchronie : « et si ? ». Et si Napoléon Ier n’avait pas été défait en Russie ? Et si l’Allemagne nazie avait remporté la Seconde Guerre mondiale ? Et si l’Union soviétique était sortie grand vainqueur de la Guerre froide ? C’est un questionnement dont s’était déjà emparé le penseur Blaise Pascal. « Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé »[1]. Un questionnement vain car il n’appelle aucune réponse certaine, mais un questionnement passionnant puisqu’il élargit le champ des possibles. 

Faisons un peu d’étymologie. Le terme « uchronie » est un néologisme inventé en 1857 par le philosophe français Charles Renouvier[2] à partir du suffixe privatif – u et du mot grec – chronos, « le temps ». Littéralement, une uchronie est un non temps, un temps qui n’existe pas, un récit en dehors du temps. Elle n’est pas systématiquement une utopie, c’est-à-dire un monde idéal où un gouvernement parfait règne sur un peuple heureux. Une uchronie peut parfaitement dépeindre l’exact inverse et se faire dystopie. Ne venez pas me dire qu’un monde sous le joug national-socialiste serait merveilleux ! 

La première uchronie s’intitule Napoléon et la conquête du monde[3], un roman rédigé par Louis-Napoléon Geoffroy-Château en 1836, deux décennies avant la naissance théorique du genre ! Dans cette fiction, il narre la vie de l’Empereur qui, vainqueur en Russie, marche sur le monde tout entier, conquérant successivement l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. Le roman se clôt sur la proclamation en 1832 de la Monarchie Universelle, un royaume mondial sur lequel règne Bonaparte. Depuis, l’uchronie n’a cessé d’intriguer et de séduire. Alors qu’elle était il y a encore une dizaine d’années réservée à quelques initiés, elle connaît aujourd’hui un certain engouement. Parce qu’elle divertit, fait réfléchir, rêver ou cauchemarder, elle se démocratise et devient un thème récurrent en littérature, au cinéma ou dans les jeux vidéo. Preuve en est donnée par le long-métrage Inglourious Basterds[4] de Quentin Tarantino, qui met en scène l’assassinat d’Adolf Hitler et de Joseph Goebbels dans une salle obscure française sous l’Occupation.

Pour écrire une uchronie, l’auteur adopte d’abord un point de divergence. Moteur du récit uchronique, il doit être un événement considéré comme clé, un moment crucial et consensuel connu du lecteur. Dans l’œuvre, il peut être mis en scène, décrit au détour d’une conversation, introduit par un personnage omniscient, évoqué dans la préface ou le prologue, ou tout simplement omis. Il vaut mieux éviter les sujets encore tabous, comme la guerre d’Algérie par exemple, même si Roland C. Wagner le fait avec brio dans Rêves de gloire[5], roman au sein duquel les personnages évoluent dans un Algérois resté français. Ensuite, il faut construire un contexte crédible. Pour cela, l’auteur se plonge paradoxalement dans un long travail d’historien. Fort de ses recherches, il conçoit une chronologie alternative et bâtit, événement par événement, son monde uchronique.

Philosophiquement, l’uchronie repose sur une conception dite « événementielle » de l’Histoire. Pour se lancer dans un récit uchronique, il faut avoir la conviction que l’homme providentiel, celui qui a lui seul retourne l’Histoire, existe. L’uchronie est donc aux antipodes de la doctrine marxiste, le matérialisme historique, selon lequel le moteur de l’Histoire n’est pas l’Homme mais l’évolution des forces productives, qui incluent les instruments, les techniques et la production. L’Histoire suivrait un fil conducteur dont il lui serait impossible de se défaire, ce qui rendrait chaque événement historique inévitable. Laissez-moi prendre un exemple : la Révolution française de 1789. Supposons que nous fassions disparaître tous les principaux révolutionnaires, de Mirabeau à Robespierre en passant par Marat et surtout Danton. L’historien événementiel considérera que la Révolution, sans eux, tombe à l’eau. L’historien marxiste objectera qu’elle aurait eu lieu quand même, l’absolutisme ayant vocation à disparaître, emporté par une monarchie constitutionnelle ou une république. Si vous pensez que « les processus sociaux ne sont pas équivoques »[6] et que « l’histoire est aussi l’objet de choix, d’opportunités plurielles, de rapports de forces entre différents groupes d’acteurs »[7], l’uchronie est faite pour vous.

Schématiquement, il existe deux grandes familles d’uchronies. Celle de l’histoire contrefactuelle, d’abord, qui consiste à éclairer les agissements des hommes d’État d’hier. Démarche qui permet d’enrichir l’analyse des causes, elle est un prolongement de la réflexion de l’historien qui tente de comprendre les rouages de l’Histoire. Elle est bien souvent militaire. Dans les « essais d’alternative historique » Et si la France avait continué la guerre?[8], Loïc Mahé, Jacques Sapir et Frank Stora racontent, récits détaillés et cartes à l’appui, une Seconde Guerre mondiale durant laquelle la France, qui a refusé de capituler en juin 1940, poursuit la lutte aux côtés des Britanniques depuis ses colonies. Vient ensuite l’uchronie fictionnelle, celle des romanciers. Plus accessible, elle n’est pas uniquement uchronique, elle est aussi romanesque : le monde alternatif lui sert d’arrière-plan pour ses personnages. Pour étayer mon propos, voici un florilège de cinq uchronies de fiction : 

(1) Philip K. DICK, Le Maître du Haut Château

Dans ce sombre roman choral aux accents de science-fiction, les États-Unis, affaiblis par l’assassinat du Président Roosevelt par l’anarchiste Guiseppe Zangara en février 1933 et minés par l’austérité imposée par les Républicains, ne sortent pas de la crise de 1929. Mal-préparés à la guerre, mis à genou par les bombardements atomiques nazis de New-York, Baltimore et Boston, ils capitulent sans conditions devant l’Axe en 1947. Le territoire étatsunien est alors divisé en trois espaces : la côte ouest est rattachée à l’Empire du Japon, la côte est est annexée par le Grand Reich allemand, les Grandes Plaines et les Rocheuses deviennent une zone neutre. L’action, qui se déroule à l’aube des années 1960, met en scène dans un San Francisco nipponisé plusieurs personnages qui tentent de survivre sur une terre devenue un enfer. Au cœur de l’intrigue, Le Poids de la sauterelle, un énigmatique roman écrit par Hawthrone Abendsen et banni par les autorités nazies parce qu’il raconte la victoire des Alliés. Avis aux férus de séries : cette uchronie a été adaptée sur les petits écrans sous son nom originel, The Man in the High Castle.

(2) Robert HARRIS, Fatherland

À Berlin, en 1964, le Führer s’apprête à fêter son soixante-quinzième anniversaire. Le Président des États-Unis, Joseph Kennedy, le père de John, lui rend officiellement visite pour réchauffer les relations germano-américaines. La première de couverture du roman est éloquente : « dans quelques jours, et pour un millénaire, ce sera la fin du monde libre. » Pendant que se tient la rencontre entre les deux chefs d’États, l’inspecteur Xavier March de la Kripo enquête sur les morts suspectes de plusieurs hauts-dignitaires de la SS. Tous ont un point commun : ils répondaient présents lors d’une conférence à Wannsee en janvier 1942… 

(3) Stephen KING, 22/11/63

Dans l’État du Maine, un professeur d’anglais franchit un portail temporel qui l’envoie dans les États-Unis de 1958. Il décide d’y rester cinq ans, jusqu’en 1963, pour empêcher l’assassinat de JFK et éviter ainsi l’enlisement des troupes étatsuniennes au Viêt Nam et la crise morale des années 1970. Il va se heurter à un passé qui, tenace, ne se laisse pas aisément changer. 

(4) Johan HELIOT, La Lune seule le sait

Le Second Empire triomphe. Un Napoléon III mi homme mi robot se maintient au pouvoir à l’aide des Ishkiss, une espèce extraterrestre qui, arrivée sur Terre pour ne pas disparaître, ont trouvé en l’Empereur un allié. Solitaire et sans descendance, ce dernier devient mégalomane et autoritaire. Le personnage principal, qui n’est autre que Jules Verne, est mandaté par Victor Hugo pour voyager sur la Lune, où est installé un camp de bagnards majoritairement composé de Communards, notamment Louise Michel. Une uchronie aux accents steampunk mais aussi un roman d’aventure audacieux, loufoque, et complètement déjanté.

(5) Pierre LÉAUTÉ, Morts aux Grands !

La France est défaite par l’Allemagne en 1919. Humiliée, ruinée et sous le joug du Kaiser, elle vit des heures sombres. Un climat propice à la résistible ascension du minus Augustin Petit, bidasse vétéran de la guerre mondiale. Lui seul sait qui est responsable de la déroute : les grands, en particulier les grands blonds aux yeux bleus. Une uchronie cocasse qui rappelle avec humour l’Allemagne des années 1920. 

Dans l’uchronie, certains événements historiques, à commencer par la Seconde Guerre mondiale, sont redondants. D’autres, comme la guerre franco-prussienne, la bataille de Diên Biên Phu ou encore l’opération Unthinkable sont injustement boudés. Nombreuses sont les uchronies qui restent à écrire. Nombreuses sont aussi les uchronies qui restent à lire. Uchronistes, à vos plumes ! Lecteurs, à vos uchronies !

Sources et renvois

[1] Blaise PASCAL, Pensées, Gallimard, 2004.

[2] Charles RENOUVIER, Uchronie, l’utopie dans l’Histoire, Éditions PRNG, 2013.

[3] Louis-Napoléon GEOFFROY-CHÂTEAU,Napoléon et la conquête du monde, 1812 – 1832 : histoire de la monarchie universelle, Hachette, 2016.

[4] Quentin TARANTINO, Inglourious Basterds, Universal Pictures et The Weinstein Company, 2009.

[5] Roland C. WAGNER, Rêves de gloire, Gallimard, 2015.

[6] Lydia BEN YTZHAK, « Réimaginer l’Histoire pour mieux la comprendre », CNRS le Journal, 27 juillet 2017.

[7] Ibid.

[8] Loïc MAHÉ, Jacques SAPIR, Frank STORA, 1940. Et si la France avait continué la guerre ?, Tallandier, 2013.   Loïc MAHÉ, Jacques SAPIR, Frank STORA, 1941 – 1942. Et si la France avait continué la guerre ?, Tallandier, 2014.

Maxence Martin

Maxence Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Rédacteur en chef de KIP (2019-2020)

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
Chief Editor of KIP (2019-2020)