KIP
Illustration par Julie Omri pour KIP.

Réflexions sur l’avènement du serf numérique

Depuis le paléolithique, l’homme se sert de ses mains pour interagir avec le monde et de sa voix pour communiquer avec les siens. Malgré les évolutions considérables de la civilisation, nous avons conservé le même rapport à ces deux parties du corps que nos aïeux de la préhistoire. En effet, la révolution industrielle et scientifique, tout en ayant ouvert un univers infini de possibilités, n’a pas changé cet état de fait primordial. Nous ne parlons toujours qu’aux hommes, et la matière reste sourde à notre langage et à nos directives.

Ou du moins, jusqu’à très récemment. Depuis quelques années, se sont multipliés les «assistants vocaux » aux noms plus ou moins humains, tels que Google Home, Siri, ou Alexa. Ces instruments se sont parfaitement intégrés dans le paysage domestique, y prenant place discrètement, comme n’importe quels autres gadgets. Cependant, ces petits boîtiers ou logiciels ouvrent une nouvelle ère dans notre rapport à la technique. En effet, ces inventions représentent les premières occurrences de créations humaines à qui l’on peut parler tout en espérant pouvoir être compris. En cela, elles relèvent presque du miracle, et sont responsables d’une extension monumentale du domaine de la parole.

Toutefois, notre cerveau est programmé depuis des milliers d’années à ne parler qu’à des hommes, doués de sensibilité, d’émotions et de jugements. Nous-mêmes, depuis notre naissance, évoluons dans des écosystèmes sociaux où le regard d’autrui et les normes conditionnent notre comportement. Ainsi, lorsque l’on rencontre pour la première fois un assistant vocal, on peut se surprendre à parler poliment à un automate qui n’en a que faire. Puis, l’on se rappelle que cette voix féminine, n’est pas vraiment une femme, mais un algorithme, ce qui ouvre la voie à l’annihilation de toute norme sociale dans nos rapports avec celui-ci. C’est ainsi que, portés par le sentiment dionysiaque d’une liberté totale dans leurs paroles, certains malandrins s’amusent à insulter ces machines, y tirant une fierté tout enfantine. Au-delà du comique de ces situations, elles posent tout de même la question importante des motivations derrière le respect des normes.

Enfin. Après un court délai d’adaptation, le consommateur intègre que ce qu’il a à sa disposition, c’est un véritable serf numérique, créé dans le seul but d’obéir à ses directives. Face à ces algorithmes, toute politesse n’est que mascarade et pantomime. Le rapport qui s’établit entre l’homme et son assistant vocal, est de facto celui d’une soumission absolue entre ce qui semble être humain et un homme, et cela quelle que soit l’amabilité de l’homme habitué à ne parler qu’à des êtres comme lui. C’est ainsi, qu’au cœur de la civilisation contemporaine, on assiste à la résurgence d’une structure relationnelle qui rappelle étrangement celles en vigueur au Moyen-Âge et durant l’Antiquité. Par le truchement de la technique, l’homme est sur la bonne voie pour satisfaire son désir immémorial d’être servi de façon absolue, tout en se défaisant de toutes contraintes et considérations éthiques.

Naguère, l’esclave était un homme que l’on faisait outil. A une époque contemporaine qui ne peut tolérer les esclaves de chair, l’esclave est un outil que l’on fait homme.

Au fond, l’invention des assistants vocaux ne constitue que les débuts d’une ère où le perfectionnement de la technologie permettra la démocratisation du servage. Une ère où tout un chacun aura à sa disposition un laquais numérique. Mais qui dit laquais, dit maître, et qui dit maître, dit sentiment de puissance. On peut ainsi imaginer que la démocratisation du servage provoquera une hausse généralisée de l’amour-propre chez les hommes, qui résultera elle-même en un renforcement de ce que Christopher Lasch appelait la Culture du Narcissisme. L’homme se complaisant à agir de façon tyrannique avec un presque-être s’autorisant à agir de la sorte avec tous les êtres, on peut craindre que ce phénomène suscite une hausse de la violence des rapports intersubjectifs. Pourtant, si l’oppression sans exutoire est un puits de malheur, tout prolétaire ou consommateur, aussi pauvre et dominé qu’il soit, supportera le fardeau de l’oppression systémique, s’il jouit par ailleurs du sentiment trompeur d’être quelque part un maître lui aussi. On peut ainsi justement estimer que la démocratisation du servage numérique sera un facteur de paix sociale. Après avoir fait croire aux masses qu’elles faisaient partie de la classe moyenne, le capitalisme fera oublier aux prolétaires leur propre servitude, en donnant des esclaves aux esclaves.

A plus long terme, le développement de la robotique préfigure l’avènement d’une société où les hommes seraient maîtres et les machines, esclaves, ce qui rappelle étrangement la situation décrite par Hegel dans sa dialectique. Il se pourrait que dans cette société, le travail humain soit intégralement remplacé par le travail mécanique. Pourtant, on est en droit de s’interroger sur la pertinence pour l’homme de vivre une vie sans travail. Il est compréhensible qu’une telle vie, remplie d’oisiveté et de plaisir, fasse rêver. Mais qu’est ce que l’homme, s’il n’a pour but et activité que de dormir et de manger ? Une bête, rien de plus.

Au-delà de ce qui fut évoqué plus haut, on ne peut que s’émerveiller devant la puissance que la science offre à l’homme : Après être sorti des tréfonds de la terre, il se rapproche de plus en plus du stade où, déifié par la technique, il sera capable d’insuffler de l’intelligence dans de la matière, et de créer une version amoindrie de lui à son image, dans un processus étrangement similaire à celui de la Genèse.

Luca Glätzle

Luca Glätzle

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Member of KIP and regular contributor.