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Que se passe-t-il donc en Syrie ?

« Aujourd’hui, je suis venu porteur d’un rameau d’olivier et d’un fusil de combattant de la liberté. Ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main. Je le répète : ne le laissez pas tomber de ma main. » C’est ainsi que le 13 novembre 1974, Yasser Arafat prononçait cette phrase à l’ONU, la première fois qu’un représentant de l’Organisation de Libération de la Palestine participait aux débats sur le conflit israélo-palestinien. Le 20 janvier 2018, le président turc Erdogan lançait l’opération militaire « Rameau d’olivier » à Afrin (nord-ouest syrien) contre les forces kurdes. Douce ironie que le président turc réutilise cette image du rameau d’olivier pour lancer la guerre, alors que Yasser Arafat essayait – tant bien que mal – d’instaurer une paix souvent qualifiée d’impossible. Toujours est-il que cette opération doit nous amener à faire un bilan partiel de la situation actuelle en Syrie, sept ans après le début du conflit.

Les origines de Rameau d’olivier

Le cas des Kurdes en Syrie symbolise très bien l’instabilité des alliances. Leur situation en Syrie est moins claire de jour en jour, les Kurdes du YPG (Unités de protection du peuple) avaient montré leur opposition à Assad car celui-ci leur refusait des papiers d’identité syriens. Pourtant, après le début de la guerre civile, ils ont soutenu le régime, et ont été très utiles pour vaincre l’EI (État Islamique). Ces victoires leur ont permis d’avoir une certaine marge de manoeuvre. Les Kurdes ont fini par créer la Fédération démocratique du Rojava au Nord de la Syrie, fédération de plusieurs communautés autonomes d’inspiration libertaire et socialiste. Cela leur a offert une certaine assise sur la zone, et les YPG ont voulu accentuer leur présence en s’établissant à Afrin au Nord-Ouest, à la frontière avec la Turquie. Pour cela, ces derniers sont soutenus par les États-Unis, qui les arment [1] pour en faire un moyen de lutter contre l’État Islamique en Syrie. De plus, ils bénéficient d’un soutien logistique de la part des États-Unis, ce qui risque de permettre le postage de 30 000 soldats des YPG à la frontière turque, chose inimaginable pour Erdogan… qui ne se fait pas prier pour lancer une attaque sur Afrin.

Comment les Kurdes se sont retrouvés piégés dans le jeu des puissances

C’est là que le bât blesse, comme vu précédemment dans un article revenant sur l’indépendance du Kurdistan irakien, il faut tenir compte de l’humeur changeante des puissances étrangères, et ne pas leur accorder une confiance aveugle ni compter sur leur soutien perpétuel. Cela se confirme avec la décision des États-Unis de mettre fin à l’armement des YPG – sûrement une volonté de maintenir des contacts avec un pays jouant un rôle stratégique dans le conflit, on verra comment les accords d’Astana puis de Sotchi le confirment. Même l’appel des Kurdes à la Syrie pour intervenir n’a rien donné, puisque Bachar s’est contenté de dénoncer une atteinte à la souveraineté syrienne sans s’engager dans les combats.

La Russie, quant à elle, qui a pourtant soutenu les Kurdes dans une alliance contre l’État Islamique, reste assez timide. En effet, elle ne voulait pas saper les accords de Sotchi qui se sont tenus en janvier et qui sont sur le point de donner naissance à une constitution pour la Syrie [2], même si cela n’inclut pas un départ de Bachar.

Il faut dire que les relations entre les deux pays ont été tendues récemment avec, en novembre 2015, l’attaque d’un avion russe après qu’il ait survolé l’espace aérien turque, et une année plus tard l’assassinat en direct d’un diplomate russe par un Turc. Ces événements ont notamment fait avorter le projet d’oléoduc de South Stream, qui aurait permis à la Russie de contourner les sanctions européennes ayant suivi l’annexion de la Crimée. Sans oublier que le président Erdogan n’hésite pas à qualifier Bachar de « terroriste » et c’est un miracle qu’ils aient accepté l’accord de Sotchi. Bref, sacrifier Sotchi pour secourir une petite ville du nord-est de la Syrie (même si ses civils sont les principales cibles des attaques) n’est pas d’actualité pour Poutine.

Un jeu de puissances

D’ailleurs, il ne faut pas oublier que la Turquie avait abandonné les combats à Idlib pour laisser la voie libre à Poutine et à l’opposition, et Afrine pourrait bien être le cadeau de reconnaissance pour Idlib. Cette attitude est toutefois autrement risquée. Selon des spécialistes du terrain syrien, des poches de Daech ont pu se reformer dans Idlib, car les Russes les ont laissées se reformer pour les utiliser contre les opposants au régime. En effet, durant l’automne, l’EI a conclu un accord avec les Russes qui laissait les combattants aller de Deir Ezzor à Idlib. Ainsi, alors que les Russes et Turques annonçaient une défaite pour l’EI, 1000 combattants de l’organisation se regroupaient à Idlib et à Hama, et étaient sur le point de reformer une force militaire. De la même manière, les Turques avaient fermé les yeux sur le développement de Hay’at Tahrir al Sham (ex Al-Nosra, branche d’Al Qaïda) qui combattait le régime et l’EI.

Quel intérêt a l’Iran à soutenir l’opération turque à Afrin ? En effet, on voit bien pourquoi l’État iranien soutient Bachar et Poutine au sein de ce que l’on appelle désormais l’arc chiite (les milices iraniennes sont notamment très présentes en Irak et en Syrie, et offrent un soutien très important au Hezbollah libanais, autre soutien du régime). Quant aux liens avec la Russie, ils sont avant tout économiques, mais aussi diplomatiques.

Économiquement, l’Iran pourrait jouer le rôle de point de passage pour un oléoduc russe, qui s’inscrirait dans la stratégie énergétique conduite par Poutine depuis les sanctions économiques émises par l’UE. Il s’agit également de mettre en place un partenariat entre les deux pays en ce qui concerne la vente d’armes, de la même manière qu’avec l’Égypte – celle-ci a d’ailleurs signé un partenariat avec l’armée russe qui lui permet de s’implanter au sein de bases militaires égyptiennes. Pour l’Iran, il faut y voir également un moyen de revenir sur la scène internationale, suite aux problèmes causés par sa stratégie nucléaire et la diplomatie agressive de Mahmoud Ahmadinejad. Il s’agit alors de faire de la Russie un garant du maintien de l’accord sur le nucléaire, qui reste sur la sellette du fait des pressions américaines [3] et surtout israéliennes. On voit donc comment s’articulent les relations russo-syriennes et russo-turcs. Mais quid des relations turco-iraniennes ?

En réalité, de la même manière qu’une opération à Afrin n’aurait pas eu lieu sans l’aval de Moscou, aucune offensive turque n’aurait pu se faire sans celui de Teheran. Plusieurs raisons pour cela.

La première relève d’un classique divide et impera, puisqu’une attaque turque contre des Kurdes alliés des Américains (de récents déplacements des troupes américaines, transportant des armes aux YPG, viennent nier l’idée d’un arrêt de cet armement, et place les États-Unis dans une situation embarrassante, après avoir publiquement annoncé à la Turquie cet arrêt) ne peut que détériorer encore plus les relations américano-turques et fragiliser l’emprise d’Oncle Sam sur la région.

Ensuite, il ne faut pas oublier que la Syrie et l’Irak ne sont pas les seuls pays à accueillir une population kurde importante. En effet, les revendications kurdes en Iran, bien que timides par rapport à celles des pays de l’Euphrate et du Tigre, sont bien réelles. Une victoire kurde au Nord-Est de la Syrie signifierait une nouvelle victoire pour l’ensemble de la cause et pourrait avoir des retombées massives en Iran. Or, la République Islamique veut tout faire pour éviter de nouvelles menaces internes, qui viendraient s’ajouter à la colère d’une partie de la population contre l’inefficacité des politiques économiques du gouvernement Rouhani.

Bien sûr, il ne faut pas minimiser l’influence américaine et israélienne sur la situation syrienne, mais il semble bien que l’on se dirige aujourd’hui vers un partage du pays entre la Russie, la Turquie et l’Iran.

Un coût civil important et des négociations infructueuses

Depuis la guerre au Vietnam, un nouveau terme a fait son entrée dans le vocabulaire militaire, celui de « dommages collatéraux ». Il désigne l’ensemble des dégâts que peuvent avoir les bombardements, affrontements militaires sur les populations civils des théâtres des conflits. Au-delà de sa tendance à minimiser les atrocités vécues par les civils [3], ce terme semble presque légitimer les bombardements à l’aveugle, ou devrait-on dire les frappes chirurgicales. Le seul problème serait qu’elles toucheraient certaines familles innocentes. Mais, ne nous y trompons pas, elles valent mieux qu’une intervention terrestre, un sujet devenu quasi-tabou depuis l’intervention désastreuse en Irak.

Or, aujourd’hui, l’ensemble des protagonistes de ce conflit semble continuer sur sa lancée et n’en a cure de ces simples « dommages collatéraux ». Les processus de paix (ONU, Astana, Sotchi, bientôt Istanbul) n’ont aucun effet sur la situation sur le terrain et se noient dans des considérations secondaires, souvent beaucoup plus liées à la manière de partager le pouvoir entre les bourreaux qu’à la recherche de moyens de mettre fin à ce carnage. Les zones de désescalade, au nombre de quatre : Idlib, la région de Damas, la région de Daraa au Sud et la ville de Homs, ne le sont que par le nom. Comme on l’a vu, la realpolitik semble tellement prendre le dessus que même la défaite présumée de l’État Islamique est à remettre en question.

Depuis mars 2011, selon le Centre syrien pour la recherche politique, le conflit a fait 470 000 morts. Quant aux pertes civiles, l’Observatoire syrien des droits de l’Homme recense 103 490 morts.

Il est bien sûr essentiel d’apporter une analyse du conflit et de ses enjeux, ne serait-ce que pour en tirer les conséquences nécessaires et éviter de refaire les mêmes erreurs qu’en Irak, en Afghanistan, ou en Libye… Mais il s’agit avant tout d’éviter une vision dépassionée de cette guerre, une « géopolitisation » à outrance qui ne contribue qu’à déshumaniser encore plus un conflit qui a déjà dépassé les limites de la barbarie. Il faut savoir que derrière les F-16, les missiles SCUD, il y a des familles, certaines qui fuient l’horreur, d’autres forcées de rester, et qui n’attendent que la fin de ce cauchemar éveillé…

Sources et renvois

[1] Ce qui est une des principales raisons de la détérioration des relations turco-américaines.
[2] Malgré le boycott de l’opposition, celle-ci a un rôle substantiel selon les Russes.
[3] Même si Trump a annoncé son maintien pour cette année, sous surveillance accrue.
[4} Les victimes civiles sont en effet souvent plus importantes que ne le laissent penser les communiqués de l’armée américaine. Voir l’enquête du New York Times sur l’Irak.
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Amine Benelkaid

Étudiant marocain en L3 à HEC Paris et contributeur régulier pour KIP.