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Illustration d'Henri Loppinet

Quand l’Allemagne chamboule l’Europe

Dans une décision du 5 mai 2020, la Cour Constitutionnelle allemande a demandé à la Banque centrale européenne de lui justifier de façon « compréhensive et détaillée » son programme de rachats de dettes publiques entamé en 2015. Avec ce simple arrêt d’une vingtaine de pages, les juges allemands sont en train de mener un véritable coup d’état dans la pyramide juridique européenne, et mettent à mal l’intégrité de la zone euro tout comme la primauté du droit européen. Retour sur une déclaration de guerre aux conséquences potentiellement catastrophiques pour le projet européen. 

Aux origines du problème 

Revenons en arrière. En juin 2012, en pleine crise des dettes souveraines, Mario Draghi s’était érigé en sauveur de la monnaie unique en déclarant que la BCE soutiendra l’euro « whatever it takes [1]». En disant cela, il montra à tous les acteurs économiques que la BCE n’hésiterait pas à utiliser les grands moyens pour venir à la rescousse de l’Italie ou de la Grèce. Ceci sauva la zone euro d’un effondrement obligataire imminent.

De l’utilité de l’éloquence : ces deux phrases sauvèrent l’euro de l’effondrement en juin 2012 

Mais la politique budgétaire ne suivit pas. Car si les États ont traditionnellement deux outils pour faire face à des chocs conjoncturels – la politique budgétaire et la politique monétaire -, l’Europe du Nord refusa toute relance budgétaire au niveau européen au nom de l’aléa moral : ils n’acceptaient pas de payer pour le « Club Med », cette Europe du Sud indisciplinée et dépensière, coupable des excès budgétaires. Faute d’investissements massifs coordonnés, l’Europe s’enfonça donc dans la crise. Prenant acte de cette impasse, la BCE comprit que seule la politique monétaire pouvait désormais s’ériger en outil contracyclique. Après le « whatever it takes » de 2012, elle entama en 2015 un programme de rachats des dettes publiques, appelé PSPP (Public Sector Purchase Program), ou en jargon économique le Quantitative easing (QE). Officiellement, le but était de réduire les spreads[2] afin d’assurer l’intégrité de la zone euro. L’objectif final était tout autre : soutenir la reprise économique dans la zone euro en abaissant les taux d’intérêts des États membres, afin qu’ils puissent investir. Beaucoup en Europe applaudirent cette décision, heureux qu’une institution prenne enfin ses responsabilités avec autant d’inventivité. 

Car de l’inventivité, les banquiers de Francfort ont dû en avoir besoin. Comment justifier un programme d’achats de dettes publiques alors que la monétisation des déficits publics est explicitement interdite dans la charte de la Banque centrale ? Tout d’abord, la BCE décida de n’intervenir que dans le marché obligataire secondaire (où s’échangent les obligations d’État) plutôt que dans le primaire (où l’État se finance directement), ne finançant ainsi les États qu’indirectement. Ensuite, en établissant des propres limites à son action : ainsi elle ne peut détenir plus de 33% des dettes souveraines d’un État (33% est le seuil au-dessus duquel le créancier a un droit de veto sur la dette détenue[3]) pour ne pas être accusée de financement public. C’est ainsi qu’entre 2015 et 2020, la BCE acheta environ 2600 milliards de titres obligataires de la zone euro, renforçant la reprise économique et soulageant les États membres en difficulté.  

Ce tour de passe-passe ne plut pas à tout le monde. En Allemagne, ces nouvelles règles de la BCE furent reçues avec indignation et hostilité. Indignation d’abord, car beaucoup d’Allemands (économistes et hommes politiques) voyaient dans ce programme une violation de la charte et des règles établies à Maastricht, selon lesquelles la BCE ne devrait s’occuper que de la stabilité des prix. Hostilité ensuite, car cette politique monétaire expansionniste heurtait les épargnants allemands, très présents dans l’imaginaire collectif du pays. 

Il faut bien le dire, ces critiques ne manquent pas d’une certaine ironie. Car c’est bien l’Allemagne qui en 1992 avait fait de l’indépendance de la Banque centrale une condition sine qua non de l’établissement de l’euro. Ils se croyaient assurés qu’une BCE indépendante appliquerait à la lettre l’ordo-libéralisme présent dans les Traités. Mais les temps ont changé, et cette même indépendance devint le principal atout de Draghi qui pouvait désormais se permettre de dire « whatever it takes, despite Germany ». L’Allemagne ne baissa pas les bras : par l’intermédiaire du président de la Bundesbank[4], Jens Weidmann, elle déclencha une guérilla idéologique pour s’opposer à l’ambitieuse politique monétaire de la BCE. Mais sans succès, notamment en 2018 quand la candidature de Christine Lagarde à Francfort fut préférée à celle de Weidmann.

« Quand l’épargne vous rend pauvres : les taux d’intérêts nuls sont en train de détruire la richesse des Allemands ». Voici l’image que dégage l’action de la BCE en Allemagne, pays des épargnants.

Cette guérilla idéologique se transforma en guerre juridique avec la décision du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande, aussi appelée BVerfG (pour Bundesverfassungsgericht en allemand). 

La guerre éclate 

Statuant sur la légalité du PSPP, le programme de rachat des dettes publiques de la BCE, la Cour de Karlsruhe a décidé que la BCE avait trois mois pour justifier la proportionnalité du programme au regard de ses conséquences économiques, faute de quoi la Bundesbank, dont elle est dépendante, cessera de l’alimenter en liquidités. Pour arriver à une telle conclusion, la BVerfG a repris l’argumentaire monétariste : officiellement elle accuse la BCE d’avoir empiété sur la politique budgétaire, apanage des États, en ayant réduit les taux de financement public. Les juges allemands ajoutent que le QE aurait permis à des entreprises « zombies » de rester en vie et aurait nui aux épargnants… 

Qui imagine un seul instant des économistes expliquer à des juristes comment fonctionne le droit ? L’argumentaire est d’autant plus stupide que : 

  • La politique monétaire a toujours des conséquences sur la politique budgétaire et les épargnants (par définition, elle influence le taux d’intérêt et donc l’incitation à épargner…)
  • La Cour exige une étude de « proportionnalité » du PSPP alors que la BCE a elle-même conduit des centaines d’études à cet égard, et que l’on peut consulter sur son site internet. D’ailleurs, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel titrait le jour même : « Ont-ils accès à Internet à la Cour Constitutionnelle ? »

En agissant ainsi, c’est bel et bien un bazooka que les juges allemands ont envoyé à l’Union européenne. Car la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), dont dépendent théoriquement tous les tribunaux nationaux, avait déjà statué en novembre 2018 sur la légalité du QE… Réponse de Karlsruhe ? La décision de la CJUE est « incompréhensible » et « n’a pas suffisamment mesuré les conséquences économiques du PSPP ». Ce désaveu de la CJUE est un véritable coup d’état contre la pyramide juridique communautaire établie depuis 1964 (arrêt Costa c. ENEL[5]…) qui a déjà des conséquences inattendues. Dès le 6 mai, le gouvernement Droit et Justice de Pologne s’est réjoui de la décision des juges. Après tout, le parti d’extrême-droite cherche à renforcer son pouvoir autoritaire mais jusqu’ici, la CJUE s’y était toujours opposée… Cet arrêt risque de leur donner raison.

La CJUE avait été en première ligne pour défendre l’unité du droit de l’Union, en particulier concernant l’État de droit en Pologne et en Hongrie. Le gouvernement polonais a été le premier à se féliciter de la décision de Karlsruhe. 

Plus grave encore en ces temps de crise économique, cette décision risque de porter atteinte à l’état de grâce dont jouissait la BCE auprès des marché financiers… En déclarant que la BCE ne pouvait pas « tout faire » pour défendre la zone euro, la BVerfG menace l’efficacité même de sa politique monétaire. Désormais, que penseront les marchés de l’euro, sachant qu’une épée de Damoclès pèse sur l’institution censée la protéger ? La BCE a pris la mesure de la gravité d’une telle éventualité : accéder aux demandes des juges allemands reviendrait à accepter la fin de son indépendance, ainsi que la fin de la CJUE. Le Conseil des Gouverneurs de la BCE a très rapidement publié un communiqué, laconique, rappelant la suprématie de la CJUE et la légalité du PSPP selon cette dernière. Bref, un « c’est gentil de s’inquiéter, mais c’est notre problème ». 

Que fera la Cour allemande dans 3 mois, dans l’éventualité où la BCE maintiendrait sa position ? Interdire à la Bundesbank de participer aux programmes de la BCE reviendrait à priver la politique monétaire de sa principale force de frappe. Ce sont en particulier les bonds allemands, jugés sûrs par les marchés, qui ont rendu crédible l’action de la Banque centrale. Une telle situation serait catastrophique pour la crédibilité de l’euro et de la zone euro, qui n’aurait plus aucun outil contracyclique en cas de crise économique. Il est cependant peu probable que la BVerfG mette ses menaces à exécution : ce qu’elle cherche avant tout, c’est à faire internaliser la doctrine monétariste à la BCE à plus long terme, en leur disant « ça passe pour cette fois, mais attention à l’avenir ». Avec ce coup de force, les Allemands sont certainement en train de se positionner sur le temps long, de sorte à créer une dissuasion contre le laxisme monétaire.

Si le dernier bastion non-monétariste en Europe tombait, ce serait tuer la seule institution qui a été capable de maintenir l’intégrité de la zone euro, la seule qui a pris ses responsabilités quand tout le monde regardait ailleurs. 

L’ordolibéralisme à l’origine de la tragédie européenne 

Car si depuis 10 ans, l’Europe est plongée dans le marasme, c’est justement à cause des politiques économiques défaillantes que les « faucons » conservateurs ont imposé. Depuis le Traité de Maastricht, le Traité de convergence et de stabilité établit un certain nombre de critères en zone euro, notamment l’interdiction d’une dette publique à 60%, des déficits supérieurs à 3% et depuis 2013 des déficits structurels supérieurs à 0,5%. Ces interdictions ne seraient pas problématiques si la zone euro avait une politique budgétaire fédérale ou des transferts sociaux, agissant comme des coussins contracycliques. 

Mais le Nord, à l’instar des Pays-Bas ou de la Finlande[6], ne veut pas en entendre parler. Du coup, l’Europe n’a ni de politique budgétaire ou structurelle, et la politique monétaire, aussi poussée soit-elle, ne peut s’adapter parfaitement aux différentes conditions économiques de ses 19 États-membres. Comment dans ces conditions s’étonner du décrochage de l’Europe depuis 2010 ? Le PIB/hab de l’Union européenne stagne, quand celui des États-Unis a augmenté de 30% et celui de la Chine de 75%. A cause de cette impasse, où l’on refuse à la fois politiques structurelles, car trop chères, investissements nationaux, car les États sont déjà assez endettés, et coordination des politiques européennes, car les vertueux ne vont quand même pas payer pour les indisciplinés, l’Europe est au bord du gouffre économique. Ce gouffre, les économistes l’appellent « la stagnation séculaire ». Ce terme est de nouveau à la mode depuis 2013, quand l’économiste Larry Summers a mis en garde les pays occidentaux de ce danger que combat le Japon depuis sa crise bancaire de 1990. 

La stagnation séculaire est cette situation où la croissance d’un pays stagne dans le long terme faute d’investissements dans le capital productif et humain ; cette croissance molle réduit encore plus les marges de manœuvres financières des États, ce qui réduit à nouveau ses capacités d’investissements, etc… Dans cette trappe, la politique monétaire est inutile car les fonds qu’elle débloque finiront dans la sphère financière faute de confiance dans l’avenir (une banque qui n’a pas confiance préférera acheter des actifs financiers plutôt que d’investir dans l’économie réelle). Cette situation est d’autant plus grave que les caractéristiques du Vieux Continent favorisent ce marasme économique : vieillissement démographique, chômage structurel, endettement des États et des ménages, retard technologique… Bref, l’Europe va droit dans le mur.

C’est là que la décision de la Cour allemande de dénoncer la politique monétaire de la BCE va peut-être finalement sauver la zone euro… Si ce bras de fer aboutit à une impasse, une modification des Traités sera nécessaire pour éclaircir les compétences. La définition de l’Europe, comme entité sui generis transnationale ou simple association d’États souverains, s’y jouera. Mais plus important encore, une redéfinition des politiques économiques se discutera très certainement. En effet, comme le dit l’économiste Frederik Ducrozet au Monde, « Les Allemands sont schizophrènes sur l’euro. On ne peut pas à la fois vouloir être dans l’euro, refuser la mutualisation des dettes et être contre l’intervention de la BCE. » Et depuis le 5 mai, c’est devenu évident aux yeux de tous. L’Allemagne devra donc choisir : refuser toute forme de mutualisation, c’est accepter une politique monétaire agressive qui rende les spreads soutenables ; refuser une politique monétaire agressive qui gonfle les actifs financiers et appauvrit les épargnants, c’est reconnaître l’intérêt de la politique budgétaire au niveau européen pour sortir de ce marasme…

La véritable difficulté est que le destin des européens n’a jamais autant été lié qu’aujourd’hui. L’intégration économique a atteint une telle profondeur que les problèmes des uns sont les problèmes des autres. Or la stagnation séculaire ne guette plus l’Europe, elle est déjà là. Ou comme le dit l’économiste Michel Aglietta : « Les gouvernements se sont trop longtemps défaussés sur la politique monétaire ». Si l’actuelle politique monétaire de la BCE risque d’alimenter des bulles spéculatives, elle est aussi pour l’instant la seule raison pour avoir de l’espoir. 

Il n’en reste pas moins que la croisade de la Cour constitutionnelle allemande contre son indépendance a des allures de suicide collectif, et bien plus encore de meurtre aux allures machiavéliques de la part de fanatiques qui ne comprennent rien à l’économie d’aujourd’hui.


Pour aller plus loin : 

Résumé du différend et explications politiques et économiques par l’Institut Montaigne :

https://www.institutmontaigne.org/blog/arret-de-la-cour-de-karlsruhe-quelles-consequences-economiques-et-politiques?fbclid=IwAR0PMmKQwuXu28jjbouOlUhDanmcgkeaDgmfnHgbdapL9X5kT0Hui_7u9D0

L’analyse de Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, et spécialiste des questions européennes :

https://www.liberation.fr/planete/2020/05/05/la-cour-constitutionnelle-allemande-s-erige-en-juge-de-la-bce_1787462 

Le compte rendu de la réunion du 21-22 Janvier 2015 du Conseil des Gouverneurs de la BCE justifiant le programme de rachats de dettes (et que les juges allemands n’ont pas pris la peine de lire) :

https://www.ecb.europa.eu/press/accounts/2015/html/mg150219.en.html

Une analyse du Financial Times expliquant en quoi une politique de demande soutenue est aussi dans l’intérêt des épargnants : 

https://www.ft.com/content/2c5ddbd0-8e09-11ea-9e12-0d4655dbd44f

Thread sur Twitter d’un journaliste, spécialiste des questions monétaires, qui montre déjà les réactions en chaîne des Cours constitutionnelles nationales vis-à-vis de la BCE (et où l’on apprend que la Cour constitutionnelle autrichienne a envoyé à son homologue allemande les travaux de l’économiste Ewald Nowtny, qui avait souligné les difficultés macroéconomiques de la zone euro


Sources et renvois

[1] “Tout ce qu’il faudra” en français [2] Les spreads sont les différences de taux obligataires entre les pays. Autrement dit, à quelles différences de coût les Etats empruntent-ils ? En Europe, les spreads ont généralement pour étalon les bonds allemands, réputés pour être sûrs. Le principal danger pendant la crise des dettes souveraines a été l’explosion des spreads, la Grèce devant emprunter à 40% à l’été 2011, ce qui obligea la BCE à intervenir par un programme particulier, les OMT (Opérations monétaires sur titres). [3] Si la BCE détenait plus de 33% des dettes souveraines d’un Etat-membre, elle aurait un droit de regard sur une éventuelle restructuration, ce qui reviendrait à une monétisation de son déficit. [4] La Banque centrale de la République Fédérale d’Allemagne, elle aussi basée à Francfort. [5] La CJUE a consacré le principe de primauté dans l’arrêt Costa contre Enel du 15 juillet 1964. Dans cet arrêt, la Cour déclare que le droit issu des institutions européennes s’intègre aux systèmes juridiques des États membres qui sont obligés de le respecter. Le droit européen a alors la primauté sur les droits nationaux.
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM%3Al14548 [6] Un groupe de pays de l’Europe du Nord, à savoir les Pays-Bas, l’Irlande, le Danemark, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Suède et la Finlande ont formé “La Nouvelle ligue Hanséatique” censée défendre au sein de l’UE la libertés des marchés et la rigueur budgétaire.

Diego Davo

Diego Davo

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Secrétaire Général de KIP (2020-2021).

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Secretary General of KIP (2020-2021).

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