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Pourquoi les classes prépas dérangent ?

Depuis plusieurs semaines, les associations de professeurs en classe préparatoire se mobilisent. En cause, un projet de réforme visant à conférer plus d’« attractivité » et de « lisibilité » à la filière économique et commerciale, qui forme les étudiants souhaitant se porter candidats aux concours d’entrée aux grandes écoles de commerce. Déjà réformée il y a deux ans pour s’adapter à la disparition des filières S, ES et L au lycée, la classe préparatoire économique et commerciale est menacée de « déconstruction », selon l’APHEC, association des professeurs des classes économiques et commerciales, dans un récent communiqué1https://major-prepa.com/prepas/reforme-prepa-aphec-position/. Systématiquement attaquées par les gouvernements successifs depuis le début des années 2010, ces formations, coûteuses et élitistes, semblent passées de mode à une époque de massification des bacheliers et étudiants du supérieur. Pourtant, cette exception culturelle française, école de rigueur et d’efficacité, joue un rôle déterminant dans le succès de nos grandes écoles, enviées à l’international. 

Une légitimité historique

Pour mieux comprendre aussi bien les critiques contre les classes préparatoires que les arguments de leurs défenseurs, il faut, comme souvent, revenir à l’origine de ces formations2Le développement suivant est en grande partie fondé sur les ressources du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche : https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/classes-preparatoires-aux-grandes-ecoles-cpge-46496. Qui dit classe préparatoire, dit concours. Et, inversement, qui dit concours, dit également classe préparatoire. En effet, les premières classes préparatoires apparaissent dès la fin du XVIIe siècle, du fait de la création des premiers concours nationaux. En 1692, Vauban crée ainsi le premier concours d’admission dans le génie. Et ce, pour une raison simple : une armée efficace ne peut se fonder uniquement sur des quartiers de noblesse, mais doit au contraire reposer sur des compétences techniques avérées. Le concours était né de la plus naturelle et juste des manières. Très vite, des institutions privées s’organisent pour répondre aux prérequis de ces concours et former la nouvelle élite militaire du pays. Alors oui, on est encore loin d’un modèle juste et égalitaire, en ce que la fortune était un ticket d’entrée nécessaire à ces formations, qui fondaient leur sélection sur les frais qu’elles imposaient à leurs riches étudiants.

Les classes préparatoires trouvent tout leur sens après la Révolution française, qui  nourrit l’ambition d’ouvrir l’accès aux carrières d’officiers supérieurs aux plus méritants. Pour ce faire, est créée dès 1794 l’École centrale des travaux publics, future École polytechnique, qui, déjà à l’époque, se voit comme la voie royale pour intégrer les carrières les plus prestigieuses de la République. Pour suivre cette évolution dans les cursus, sont progressivement créées des « classes de mathématiques spéciales », en sixième année de lycée. Ces classes sont singulièrement suivies par les étudiants désirant se préparer au concours d’entrée à l’École polytechnique. Il faut cependant attendre 1852 pour voir l’officialisation des classes de préparation à l’École polytechnique postérieures au cursus secondaire, formations dispensées dans seulement quinze lycées. Cette évolution marque la naissance de la prépa publique, qui reste encore essentiellement scientifique et réservée à une poignée d’étudiants particulièrement méritants. 

A la fin du XIXe siècle, les débouchés à ces classes supérieures se multiplient : École militaire, École forestière, École navale ou section scientifique de l’École normale supérieure ouvrent toutes leurs concours aux étudiants émanant de ces formations. Mais il faut attendre le début du XXe siècle pour assister à une véritable diversification des disciplines enseignées dans les classes préparatoires. Les lycées parisiens Henri-IV et Louis-le-Grand créent officiellement des classes d’ « hypokhâgne », destinées à des profils plus littéraires, au début du XXe siècle. Mais ces classes ne se découvrent pas de réels débouchés avant la reconstruction des années 1940 et la création, en 1944, de l’École nationale d’administration.

Depuis les années 1970, les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) se divisent en trois grandes filières, calquées sur feu les filières présentes au lycée. Les classes scientifiques, les plus anciennes, sont également celles qui attirent le public le plus nombreux, du fait, notamment, de la multiplication des débouchés, entre grandes écoles diverses et instituts polytechniques régionaux. Quant aux classes littéraires, elles sont encore aujourd’hui marquées par des débouchés plus étroits, et restent de ce fait les moins plébiscitées par les lycéens. Leur renouveau récent procède toutefois de l’intérêt des grandes écoles, en particulier de commerce, pour des profils plus littéraires, qui ajoutent créativité et diversité à des campus jadis peuplés d’étudiants plus formatés. Enfin, les classes préparatoires économiques et commerciales, beaucoup plus récentes, attirent un public en forte augmentation pendant des décennies, qui s’est désormais stabilisé. Elles préparent aux concours d’entrée en écoles de commerce, dont les critères d’admission se sont diversifiés au cours des années. Certaines autres prépas subsistent sur le territoire, pour préparer des concours variés, comme les instituts d’études politiques, le concours d’entrée en écoles de médecine, de journalisme, ou les concours administratifs. Ce dernier créneau est davantage occupé par les classes préparatoires privées.

Fondées sur un besoin réel, ces classes sélectives et hautement exigeantes ont indubitablement leur place dans le paysage éducatif français. Tant qu’il y aura des concours, il faudra s’y préparer. Reste seulement à savoir si le système actuel, qui s’appuie sur de grands lycées, publics et privés, et majoritairement situés en Île-de-France est le plus juste et le plus efficace pour mener les esprits méritants vers les diplômes les plus prestigieux du pays.

Élitisme ou méritocratie ?

Le recrutement dans ces formations d’élite cristallise une partie des critiques adressées au système des classes préparatoires. Chaque année, et singulièrement depuis l’apparition de la très controversée plateforme « Parcoursup », les médias font leurs choux gras de plusieurs cas d’étudiants ayant brillé au baccalauréat et qui se retrouvent pourtant sans affectation en classe préparatoire. Ce recrutement serait davantage fondé sur le prestige des établissements d’origine des lycéens, et d’une forme de cooptation interne. Et ce problème résiderait notamment dans la localisation des classes préparatoires dans les plus grands lycées du pays. Déjà inquiétant dans le classement des meilleures classes prépas scientifiques3https://www.letudiant.fr/palmares/classement-prepa/maths-spe-mp/ecole-integree-panier.html, le phénomène de concentration des prépas en région parisienne est inquiétant dans le classement des prépas économiques et commerciales : dans le classement 2023 des meilleures prépas de l’Étudiant4Classement qui fait référence dans le milieu : https://www.letudiant.fr/palmares/classement-prepa/maths-spe-mp/ecole-integree-panier.html, huit des dix meilleurs établissements se situent en Île-de-France, et autant sont des établissements privés, particulièrement onéreux. Ce phénomène de concentration, qui tend à s’amplifier ces dernières années, suffit à douter du caractère fondamentalement méritocratique de ces classes, plus faciles d’accès pour un lycéen parisien émanant d’une famille aisée.

Il ne faut toutefois pas négliger la grande qualité des formations publiques et provinciales pour intégrer les grandes écoles françaises : les classements sont avant tout le fruit du choix d’orientation des lycéens post-bac, qui se tournent majoritairement vers les formations franciliennes et privées. Mais cela ne compromet en rien les chances d’un étudiant provincial et modeste d’intégrer une grande école de commerce, d’ingénieurs, ou l’une des écoles normales supérieures. Car une part conséquente des étudiants dans les classes préparatoires historiques de la capitale, dont Henri-IV et Louis-le-Grand, n’est pas constituée de franciliens. 

C’est plutôt dans les prérequis des épreuves de grandes écoles que l’on trouve l’argument le plus pertinent pour remettre en cause la prétendue méritocratie de ce système. Les concours seraient donc plus injustes que la préparation pour y candidater. La cause de cette inégalité est à rechercher dans certaines épreuves constitutives des concours d’entrée, singulièrement d’épreuves orales qui fondent une partie de leur sélection sur la possession par les candidats de certains codes sociaux et culturels émanant d’un mode particulier d’éducation. Les épreuves de culture générale, présentes dans le concours d’entrée de plusieurs grandes écoles, dont HEC Paris ou l’INSP, successeure de l’École nationale d’administration, sont en ce sens particulièrement discriminantes. Comment rattraper en deux ans de prépa, pour un étudiant issu d’un milieu modeste, ce que Bourdieu appelle la “culture légitime”, acquise durant toute la vie de candidats ayant grandi dans des familles aisées avec un très fort capital culturel ? La meilleure formation du monde est incapable de rattraper des après-midis au musée, une grande bibliothèque en accès libre ou des soirées au théâtre. 

Les épreuves qui fondent leur sélection sont donc les seules qui peuvent faire l’objet d’une critique légitime fondée sur l’égalité des chances. Cependant, les concours et les classes préparatoires s’adaptent progressivement à ces objections et travaillent à une sélection plus égalitaire. Par exemple, si les concours d’entrée aux grandes écoles de commerce et d’ingénieurs maintiennent leur épreuve écrite de culture générale, celle-là est désormais circonscrite à un thème précis, traité durant l’intégralité de la formation des préparationnaires, permettant même aux plus défavorisés de devenir, à force de travail, experts du thème traité. Ces ajustements perpétuels, qui doivent être salués dans l’élaboration des programmes, plaident pour l’équité d’un système de sélection fondé avant tout sur les performances et le mérite de chacun.

L’illusion du « tous à l’université »

Au-delà du procès fait aux classes prépas face à l’égalité des chances, beaucoup s’alarment sur le coût de ces formations, assumé conjointement, pour les institutions publiques, par les ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Selon un rapport du SIES, Système d’information et études statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche5https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/documents/NI202185-_DIE-ESup.num_1407847.pdf, le coût d’un étudiant en prépa en 2019 était de 17 710 euros en moyenne, contre seulement 10 110 euros pour un étudiant à l’université. Le SIES précise la raison majeure de cet écart : un taux d’encadrement plus élevé. En effet, là où les universités remplissent des « amphis » de plusieurs centaines d’étudiants, les classes préparatoires restent quant à elles sur un modèle proche de celui du lycée, maintenant des classes d’une cinquantaine d’étudiants au maximum. Autre raison du coût onéreux d’une formation en prépa, les « khôlles », des interrogations orales hebdomadaires et individuelles qui permettent aux étudiants d’appliquer les connaissances acquises en cours et de s’exercer aux épreuves orales d’admission dans les écoles, qui requièrent la présence quasi-continue d’un nombre important de professeurs surqualifiés. Bref, ce système de sur-accompagnement des étudiants, s’il a fait ses preuves, reste très coûteux, et contrevient à l’égalité de traitement des citoyens. 

Toutefois, il ne faut pas oublier le caractère quasi-anecdotique de ces dépenses pour le ministère. Sur les immenses vagues de quasiment un million de bacheliers que connaît la France depuis plusieurs années, seuls 83 400 étudiants étaient inscrits en prépa à la rentrée 2021, selon une note du SIES précité6https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/sites/default/files/2022-02/nf-sies-2022-04-16502.pdf. Qui plus est, ce chiffre comprend aussi bien les étudiants en première et deuxième année que les « khûbes » et autres « 5/2 », soit les étudiants qui raccrochent pour une année supplémentaire afin d’obtenir de meilleurs résultats aux concours. On arrive peu ou prou à un taux de 5% des étudiants français en classe préparatoire, soit tout au plus un caillou dans la chaussure du ministère de l’Enseignement supérieur. D’autant qu’une partie des étudiants en CPGE optent pour le privé, à leurs frais, et que les effectifs sont en diminution de 1,8 % entre 2020 et 2021. Ce système n’a rien de la situation des caisses de retraites, présentant des coûts plus stables que ceux de l’université, dont le coût par tête augmente plus rapidement. 

Si l’argument des coûts ne tient pas, celui de l’égalité persiste. C’était du moins celui énoncé par le ministre de l’Éducation, Vincent Peillon, lors de la présentation d’un texte visant, selon les associations de professeurs, à la mort progressive des prépas pour intégrer ces formations au catalogue des universités généralistes. Face à révolte des soi-disant « nantis » confortablement installés dans les grands lycées du pays, Vincent Peillon est contraint de retirer sa réforme. Un fait d’armes pour les profs de prépas – envié de beaucoup au temps de la réforme des retraites – et une humiliation pour celui qui n’avait pas compris la puissance de cette formation emblématique du modèle français. Car il s’agit également de protéger une exception culturelle, qui vaut à une France pourtant déclinante dans les classements PISA sur l’éducation générale, une place très enviable dans les classements internationaux des meilleures écoles scientifiques, littéraires et commerciales. A titre d’exemple, HEC Paris – qui ne recrute, dans son programme Grande école, presque que des étudiants issus de classes préparatoires – truste depuis des années les premières places dans les classements européens, voire internationaux, des meilleures « business schools » mondiales.

Il est temps de conclure ce propos déjà trop long sur plusieurs interrogations : pourquoi se priver de cette exception française, source sans aucun doute d’une partie du soft power national ? Pourquoi déconstruire ce qui a été construit pour garantir l’égalité et qui s’adapte progressivement aux évolutions socioculturelles ? Pourquoi priver des établissements réputés, des professeurs engagés et des étudiants exigeants et rigoureux de la formation qui leur est adaptée ? Certes, ce discours est celui d’un étudiant en grande école, qui doit son parcours à la classe préparatoire – en l’occurrence, au sein d’un établissement public et de province. Certes, la communauté qui tente aujourd’hui de défendre ce cursus menacé est réduite et sûrement trop recroquevillée sur elle-même. Malgré tout, les arguments historiques, culturels et financiers qui veulent la fin de la classe préparatoire ne tiennent pas. Ce propos s’est évertué à y répondre un à un, pour montrer leur malhonnêteté. Une seule conclusion peut en émaner : il est nécessaire de préserver les classes prépas, qui contribuent à la richesse intellectuelle, géopolitique et économique de notre pays et de ses habitantes et habitants, d’où qu’ils viennent, quelles que soient leurs aspirations.

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.