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Pourquoi légaliser le cannabis ? Épisode 1 : Une politique publique mise en échec

La question du régime légal de la consommation et de la commercialisation du cannabis émaille le débat public depuis plusieurs années. Dans cette série en trois épisodes, il s’agit, pour Victor Barxell, contributeur extérieur à KIP, d’en finir avec les idées reçues et d’opter pour un débat raisonné et documenté autour de la question de la légalisation du cannabis.

Constat d’un échec

Alors que le cannabis est interdit en France, sa consommation ne cesse de progresser, notamment chez les jeunes, population la plus susceptible de souffrir de ses effets néfastes.

Graphique montrant l'augmentation du pourcentage de consommateur de cannabis par tranche d'âge entre 1992 et 2017, pour des âges compris entre 18 et 64 ans. On constate que plus la tranche d'âge est jeune, plus la prévalence de la consommation est importante.

En comparaison, la consommation d’alcool et la consommation de tabac baissent tendanciellement depuis plus de 20 ans.

Pourtant ces deux drogues1Pour rappel, l’Observatoire Français des Drogues et des Tendances Addictives définit le terme de drogue comme suit: « substance ou produit psychoactif dont la consommation perturbe le système nerveux central en modifiant les états de conscience » (source) sont légales, et plus étonnant encore, l’alcool ne connaît pas le même niveau d’effort de la part du gouvernement que la cigarette (surtaxe régulièrement revue à la hausse sur les cigarettes, photos censées choquer le consommateur sur les paquets, interdiction de la publicité, etc.). Pourtant sa consommation a baissé de manière bien plus nette que celle de la cigarette. En constatant cet échec en matière de politique publique, il est très tentant de citer Ronald Reagan : « L’État n’est pas la solution au problème, l’État est le problème. »

C’est pourquoi de plus en plus d’États commencent à légaliser le cannabis, pour certains, après une lutte acharnée contre toutes les drogues illégales. Depuis 2018, quatre pays ont légalisé le cannabis à usage récréatif, dix le cannabis à usage médical, et cinq ont pris la décision de le décriminaliser2(en) Timeline of cannabis law, Wikipedia.

Le constat de l’échec de la répression est notamment partagé par la Global Commission on Drug Policy3(en) Global Commission on Drug Policy, Wikipédia: « The global war on drugs has failed, with devastating consequences for individuals and societies around the world. » 

Le but de cette série d’articles est de présenter une alternative à cette campagne répressive inefficace :  la légalisation du cannabis. De même que la prohibition de l’alcool est considérée comme un échec sur lequel on ne saurait revenir, il est temps d’atteindre les mêmes conclusions pour ce qui est du cannabis.

Rappels scientifiques

Avant d’analyser les aspects sociaux, économiques et environnementaux, il est nécessaire de rappeler quelques faits.  Quel est, le réel « danger sanitaire » engendré par la consommation de cannabis ? Tout d’abord il faut savoir que cette plante contient plus de 400 molécules différentes, dont une soixantaine font partie de la classe des cannabinoïdes (classe dans laquelle se retrouve les fameuses molécules THC et CBD)4(en) Atakan Z. Cannabis, a complex plant: different compounds and different effects on individuals. Ther Adv Psychopharmacol. 2012;2(6):241-254. doi:10.1177/2045125312457586. En France seule la molécule THC est soumise à une interdiction5À noter que le terme de THC (Tetrahydrocannabinol) regroupe plusieurs molécules. Le plus souvent, la THC fait référence au Delta-9-THC. (Source: Tetrahydrocannabinol, Wikipedia).

Overdose pratiquement impossible

Rappelons qu’il est pratiquement impossible de mourir d’une surconsommation de cannabis. Pour mourir d’une overdose, il faudrait en consommer une telle quantité qu’il est plus probable de mourir d’une autre cause avant l’overdose de THC (ex. : il est plus probable de mourir d’un excès de sucre que de THC dans le cadre de produits au cannabis comestibles, tels que des cookies au cannabis)6(en) Dear Stoner: How much THC equals a lethal dose?, William Breathes July 17, 2014. En comparaison, il suffit d’une bouteille de spiritueux ou quatre bouteilles de vin pour mourir d’une overdose d’alcool7(en) Alcohol poisoning, alcohol.org.nz (chaque année, plus de 20 000 Français sont pris en charge à l’hôpital en raison d’une intoxication aiguë 8[pdf] Les évolutions de la consommation d’alcool en France et ses conséquences 2000-2018, ofdt.fr).

Il est bien sûr possible de mourir indirectement d’une consommation de cannabis en raison des effets qui peuvent survenir (ex. : accident de voiture), de même que la consommation d’alcool peut altérer les facultés de jugement et mettre en danger le consommateur et son entourage. Encore faut-il rappeler que l’alcool est beaucoup plus dangereux au volant que le cannabis9(en) THE EFFECT OF CANNABIS COMPARED WITH ALCOHOL ON DRIVING, R. Andrew Sewell, MD, James Poling, PhD, and Mehmet Sofuoglu, MD, PhD, Am J Addict. 2009; 18(3): 185–193. : alors que l’alcool multiplie les risques d’accident par plus de 17, le cannabis ne fait que doubler ces risques10(en) Article Source: Cannabis, alcohol and fatal road accidentsMartin JL, Gadegbeku B, Wu D, Viallon V, Laumon B (2017) Cannabis, alcohol and fatal road accidents. PLOS ONE 12(11): e0187320.

Des effets nocifs limités

Le cannabis consommé dans son intégralité (avec la THC et les centaines d’autres molécules) induit des effets à court terme et à long terme. Comme pour beaucoup de substances (alcool, THC, etc.), ces effets dépendent des individus, de la manière dont il est consommé et de facteurs secondaires. La variabilité des effets s’explique en partie par l’existence de plusieurs variétés de produits (les effets dépendent en partie de la proportion de THC et de CBD, etc.) et de manières de les consommer (fumée, consommation par le tube digestif, etc.)11(en) Why Are the Effects of Marijuana So Unpredictable?, Jonah Lehrer, October 11, 2010. Faire une liste exhaustive de tous ces effets serait peu utile au raisonnement de cet article.

Il va de soi que fumer n’importe quelle substance sera toujours néfaste. Aussi, les effets nocifs réellement importants à avoir en tête sont les effets de la molécule, pas de son mode de consommation. Si tel n’était pas le cas, l’interdiction ne porterait que sur le fait de fumer la plante, pas de la consommer d’une manière différente.

S’il y a un point majeur à retenir concernant les effets négatifs du cannabis, c’est que c’est surtout l’âge du consommateur, ou plutôt le stade de développement de son cerveau, qui compte. Les principaux effets négatifs de long terme, comme la réduction des facultés cognitives, interviennent surtout dans les cerveaux encore en développement, ce qui va du foetus à l’adulte de 25 ans environ12(en) The Benefits and Risks of Cannabis Are Age-Dependent, Psychology Today, Gary Wenk Ph.D., 03/11/2020. Passé 25 ans, les effets négatifs de long terme d’un usage régulier sont faibles et limités à certains aspects seulement13Lovell ME, Akhurst J, Padgett C, Garry MI, Matthews A. Cognitive outcomes associated with long-term, regular, recreational cannabis use in adults: A meta-analysis. Exp Clin Psychopharmacol. 2020 Aug;28(4):471-494. doi: 10.1037/pha0000326. Epub 2019 Oct 31. PMID: 31670548.(en) Gruber, Staci A., and Kelly A. Sagar. “Marijuana on the Mind? The Impact of Marijuana on Cognition, Brain Structure, and Brain Function, and Related Public Policy Implications.” Policy Insights from the Behavioral and Brain Sciences 4.1 (2017): 104-11. Web.. À noter que ces effets sont plus faibles si le rapport entre THC et CBD penche du côté du CBD, puisque le CBD est connu pour contrebalancer les effets négatifs du THC14(en) Lovell ME, Akhurst J, Padgett C, Garry MI, Matthews A. Cognitive outcomes associated with long-term, regular, recreational cannabis use in adults: A meta-analysis. Exp Clin Psychopharmacol. 2020 Aug;28(4):471-494. doi: 10.1037/pha0000326. Epub 2019 Oct 31. PMID: 31670548..

Des effets thérapeutiques

Par ailleurs, de récentes études indiquent que de faibles doses de THC peuvent avoir un effet global positif pour les sujets dont le cerveau est pleinement développé, notamment par ses effets analgésiques, ses capacités à améliorer le sommeil, son effet relaxant et antidépresseur, pour ne citer qu’eux15Une étude confirme les effets bénéfiques du cannabis. Même chez certains individus jeunes, notamment ceux sujets aux troubles du spectre de l’autisme, et chez ceux atteint de crise d’épilepsie16Cannabidiol slashes seizures in kids with rare epilepsy, study finds, Susan Scutti, CNN, 24/05/2017, la recherche semble même indiquer des effets bénéfiques alors même que leur cerveau est encore en développement : c’est d’ailleurs un des arguments avancés pour légaliser son usage thérapeutique17(en) Silva EAD Junior, Medeiros WMB, Torro N, Sousa JMM, Almeida IBCM, Costa FBD, Pontes KM, Nunes ELG, Rosa MDD, Albuquerque KLGD. Cannabis and cannabinoid use in autism spectrum disorder: a systematic review. Trends Psychiatry Psychother. 2021 May 21. doi: 10.47626/2237-6089-2020-0149. Epub ahead of print. PMID: 34043900.(en) Sarne Y. Beneficial and deleterious effects of cannabinoids in the brain: the case of ultra-low dose THC. Am J Drug Alcohol Abuse. 2019;45(6):551-562. doi: 10.1080/00952990.2019.1578366. Epub 2019 Mar 13. PMID: 30864864..

Il est bon de rappeler que ce n’est pas le cas de l’alcool qui, par exemple, en dehors d’une légère réduction de certains risques cardiovasculaires pour une consommation inférieur à 7 verre par semaine, est nocif sur quasiment tous les aspects de la santé, peu importe l’âge, peu importe les doses18(en) It’s time to rethink how much booze may be too much, vox.com, 19/12/2028(en) No Amount Of Alcohol Is Good For Your Health, Global Study Says, npr.org, 24/08/2018. Il est également bon de rappeler que la consommation chronique d’alcool peut engendrer des problèmes fortement incapacitants (sans compter les cas de démences), tels que le syndrome de Korsakoff, ce qui n’est pas le cas du cannabis (pour les plus de 25 ans).

Comprendre les facteurs de la dépendance

De plus en plus d’études indiquent que l’addiction est beaucoup plus souvent le symptôme d’un mal-être existant et non l’origine de ce mal-être19The health and social effects of nonmedical cannabis use, WHO, ISBN 978-92-4-151024-0 (2016)The Root Cause of Addiction: How to Identify and Address Addiction Risk Factors, Silver Ridge : c’est parce qu’une personne se sent mal qu’elle est plus encline à abuser de substances ou de activités (jeux, pornographie, médias sociaux, etc.), et ensuite développer une addiction. Bien sûr, l’addiction n’arrange rien au mal être, mais s’imaginer que simplement supprimer l’addiction suffira à résoudre le problème est inefficace voire dangereux, surtout lorsque les moyens pour y parvenir renforcent trop souvent les sources de ce mal-être. Criminaliser les consommateurs qui éprouvent déjà des difficultés ne les aidera pas, dans la grande majorité des cas, à sortir de la spirale de la dépendance, voire leur sera encore plus néfaste.

Le cas du retour des soldats Américains du Vietnam illustre très bien cette réalité. 20% des troupes étaient dépendantes à l’héroïne, drogue qui, dans l’imaginaire collectif, est la plus addictive. Et pourtant, dès leur retour au pays, 9 soldats sur 10 n’y étaient plus dépendants, du jour au lendemain. C’est avant tout le changement d’environnement, le fait de ne plus être soumis au stress intense généré par la guerre et à l’isolement dans un milieu étranger et hostile, qui leur a permis de traiter leur addiction20(en) How Vietnam War Veterans Broke Their Heroin Addictions, James Clear. Il est plus que douteux d’imaginer que stigmatiser davantage les individus victimes d’addiction puisse leur permettre de vaincre leur problème : les chiffres actuels reflètent tristement ce constat21Drogues et addictions, données essentielles, Office Français des Drogues et des Toxicomanies, édition 2019.

Conclusion quant aux effets sanitaires et leur place dans la discussion

Il existe globalement un consensus sur le fait que le cannabis est beaucoup moins dangereux que l’alcool et que la THC n’est pas du tout du même ordre que les drogues dites “dures” (comme l’héroïne) pour les adultes de plus de 25 ans22Cannabis : comment reprendre le contrôle ? [pdf], Les notes du conseil d’analyse économique, n° 52, juin 2019, Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard.

Illustré par Victor Pauvert

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Victor Barxell

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025)
Contributeur extérieur à KIP

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025)
External contributor for KIP